35. Tu ne convoiteras point

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Kallian.

Kallian rejoignit Julia dans ses appartements. Son estomac frémit lorsqu’Amarys le salua. Il sentit son pouls s’accélérer à mesure qu’il s’approchait, comme si la simple présence de la Shulamite lui donnait des frissons et lui réchauffait le sang. Elle versait de l’eau dans une cuvette, répandait du parfum dans sa paume et commençait à pétrir doucement les pieds poussiéreux de sa maîtresse.

—As-tu apprécié ta visite à la caserne, petite nièce ? Ou a-t-elle été gâchée par l’absence de ton Estanien ?

Julia fit la moue.

— Plus ou moins. Le combat entre les deux Nordiens était divertissant.

— Quel enthousiasme, ironisa Kallian en regardant Amarys à l’œuvre. J’étais en train de discuter avec ton mari, toujours enfoui dans ses rouleaux.

—Ce que fait Nikanor ne m’intéresse pas le moins du monde.

—Il serait sage de t’y intéresser, répliqua le prince sans ambages.

Il sentit le regard, bref, que l’esclave lui jeta, avec une telle intensité qu’il eut l’impression qu’elle le touchait.

—Hors de question, bougonna Julia.

Sa nièce retira brusquement ses jambes, éclaboussant d’eau le visage d’Amarys.

—Sèche-moi tout ça, ordonna-t-elle avec colère à sa servante. Je vais retourner dans les jardins.

Puis, voyant son jeune oncle faire mine de la suivre, précisa :

—Seule.

—Comme tu voudras, petite sorcière. Un tempérament aussi doux mérite la solitude.

Julia quitta la pièce. Amarys s’attela à ramasser le linge humide, la fiole d’huile parfumée et la bassine d’eau crasseuse. Elle se dirigea ensuite vers la porte pour rejoindre le corridor, mais Kallian lui barra le passage.

—Pas si vite, avisa-t-il, le sourire en coin. J’ai aussi les pieds sales. Vide la bassine et reviens ici.

Amarys demeura un instant interdite. Elle fixa le prince, confuse, mais ne dit rien. Un rouge perceptible lui montait aux joues.

— Serais-tu devenue sourde ? Je t’ai donné un ordre !

La jeune fille s’essuya les mains avant de s’exécuter. Kallian s’assit sur le divan tandis qu’elle s’agenouillait, tremblante, pour lui enlever ses sandales. Le pichet faillit lui échapper des mains. Saisissant fermement l’anse, Amarys versa de l’eau dans la bassine et remit le récipient de côté. Elle frotta ses paumes enduites d’huile l’une contre l’autre avant de débuter le massage.

Kallian tressaillit, sa respiration devenant courte et laborieuse à cause des mouvements habiles. La jeune fille travaillait les chevilles avec douceur. Elle passa ensuite à la partie supérieure des mollets, ce qui procura au prince un picotement électrique qui le fit sursauter. Il retira ses pieds avant de perdre totalement le contrôle de ses sens. Pour le moment, une intense concentration lui était nécessaire.

—Quel genre de relation entretiens-tu avec le mari de ma nièce ? demanda-t-il tout à coup.

Amarys fronça les sourcils, visiblement troublée par l’interrogation.

—Je ne comprends pas la question, Votre Altesse.

Des yeux bleus froids guettaient le moindre signe de fourberie.

— Tu voudrais faire répéter ton prince ?

À genoux en face de lui, Amarys se mordit la lèvre.

— Non, Votre Altesse, répondit-elle.

Pendant un instant, la serve regarda son maître avec curiosité. Son expression recouvra un certain calme, mais elle semblait avoir du mal à respirer correctement. Elle déglutit, puis déclara d’une voix à peine chuchotée.

—Le Seigneur Nikanor s’intéresse à la religion de mes ancêtres, Votre Altesse…

—Uniquement à ta religion ? Rien d’autre ?

— Rien d’autre, Votre Altesse.

Soudain, l’avant-bras de Kallian se tendit et saisit le cou de la serve, la forçant à le regarder dans les yeux. Le visage de l’homme était un masque de métal durci. Il se pencha vers elle, leurs nez se frôlant à peine, et Kallian referma sa main sur sa gorge en une violente poigne.

—Menteuse ! Es-tu devenue sa concubine ?

Amarys suffoqua, ses joues prenant une couleur de plus en plus pâle à mesure que l’air se raréfiait dans ses poumons. Kallian ressentit une vive douleur dans la poitrine en réalisant le supplice qu’il infligeait à la Shulamite, mais il ne fit aucun geste pour relâcher son emprise.

— Non, Votre Altesse, balbutia une voix rauque. Nous ne parlons que de mon peuple et de mon Dieu…

Les paupières du prince se rétrécirent.

—Donc il ne t’a jamais touchée ?

La petite tête brune esquissa un signe de dénégation avec peine. Kallian desserra sa préhension, libérant l’esclave qui faillit s’effondrer sur le sol. À quatre pattes et les larmes aux yeux, la Shulamite se tenait la gorge, n’osant plus croiser les pupilles de cobalt.

—Il ne t’a jamais touchée, répéta le prince, d’une quelconque manière ?

La serve posa une main à plat sur les dalles et l’autre sur son cou pour évaluer ses pulsations.

— Les épaules, murmura-t-elle dans un trémolo… les poignets… Et…

—Et ?

La deuxième paume vint rejoindre le sol comme pour chercher un appui.

— Il les a embrassés, Votre Altesse.

Kallian serra les poings. Elle avait la tête inclinée en avant, les bras et les lèvres tremblotants. Le prince se pencha vers elle comme pour la sentir. Il était si près qu'il pouvait entendre les battements affolés dans la poitrine de la jeune fille.

— Pourquoi Nikanor ferait-il une chose pareille ?

—Il a dit que chaque homme a besoin d’un ami… répliqua l’esclave entre deux expirations. Mais il n’est pas juste que ce soit moi, Votre Altesse. Je vous prie de parler à votre nièce.

—Oserais-tu critiquer Julia ?

—Je n’avais pas l’intention de critiquer, Votre Altesse. La princesse Julia est malheureuse. Son mari aussi. Encouragez-la à être affable. Le seigneur Nikanor est un homme seul. Il n’est pas juste qu’il doive se tourner vers une esclave pour être aimé.

—Que veux-tu que j’y fasse ?

—Elle vous écoute. Elle vous…

Le dernier mot se perdit dans une énième tentative de récupération de son souffle.

Kallian se redressa, la mâchoire serrée.

—Tu penses que parler à Julia changera quelque chose ?

— Plus que vous ne l’imaginez.

Il n'avait pas besoin qu’une esclave lui fasse remarquer que le mariage de sa nièce se désagrégeait. Cela le préoccupait, mais ce qui le rongeait encore plus, c’était l’idée que la Shulamite passe des heures avec le seigneur de Philippos dans l’intimité de la bibliothèque.

Kallian s’était convaincu qu’il souhaitait réconcilier le couple pour le bonheur de Julia. La vérité le percuta soudainement : il ne le voulait pas pour sa nièce, mais pour que Nikanor oublie Amarys.

Le feu au creux de l’estomac, Son Altesse ordonna à la servante d’achever sa besogne. Les mains agitées de soubresauts de terreur, la jeune fille lui sécha les pieds et lui enfila ses sandales.

Il l'observa ramasser les flacons d’huile et la bassine. Elle paraissait de plus en plus avenante à chaque fois qu’il la voyait, malgré l’absence de grand changement physique. Elle demeurait toujours mince. Ses yeux étaient trop grands, sa peau trop foncée. Ses cheveux lui descendaient jusqu’aux épaules, de plus en plus épais et annelés à mesure qu’ils repoussaient.

La frayeur de la gamine était perceptible, et Kallian se sentit étrangement coupable de l’avoir terrorisée à ce point. Pourtant, ce n’était qu’une esclave. Ses sentiments ne devraient pas lui importer.

L’espace d’une seconde, le prince voulut saisir l’épaule d’Amarys pour tenter de dissiper sa peur. Il tendit la main, mais elle sursauta, puis leva vers lui de grands yeux effrayés.

Une autre prise de conscience le secoua à cet instant, un autre sentiment qui prenait place à grandes enjambées.

Par les dieux, quelle plaisanterie !

Alors qu’Amarys versait de l’eau dans le palmier en pot, puis s’en allait nettoyer les récipients, l’idée prenait racine dans l’esprit de Son Altesse, alimentant avec ardeur les braises de son désir.

Il suffisait de donner un ordre.

Le cœur du prince battit plus vite. La serve se redressait, la cuvette et le pichet dans les mains, la serviette humide drapée sur son bras. Traversant la pièce, elle les rangea dans un petit meuble et posa la fiole de verre dessus, au milieu d’une demi-douzaine d’autres.

Kallian baissa les yeux sur le corps svelte vêtu d’une robe de laine beige. Un collier de cuir retenait le vêtement, proclamant d’une voix criarde son statut perpétuel d'esclave.

Il n’avait qu’à le formuler, et elle obéirait. Dans le cas contraire, il pouvait la punir à sa guise, la flageller, l’emprisonner, l’exécuter par caprice. La vie d’Amarys se tenait littéralement au creux de ses mains, et le prince avait la langue en feu derrière ses lèvres scellées.

Un seul contact, et l’ivresse serait instantanée. Le parfum de la Shulamite le plongeait dans une transe, qu’il savait inextinguible, à moins que son corps chaud ne lui appartienne.

S’il le demandait, Amarys fondrait-elle dans ses bras ? Ou se lamenterait-elle pour le restant de sa vie du fait qu’il l’ait souillée ?

Kallian connaissait la réponse.

Ayant fini de tout ranger, la petite serve se tint debout, le front dirigé vers le sol, attendant un nouvel ordre. Les dents serrées, le sang bouillonnant, l'esprit dominé par une seule pensée, Kallian formula, à sa grande surprise, l'opposé de ce qu'il souhaitait.

— Sors, cours rejoindre ta maîtresse ou ton vieux bouquineur, peu m’importe, finit-il par grogner.

s

Sur le chemin du retour à Aetherna, Son Altesse Kalliandros Valerian se rendit compte que, pour la première fois de sa vie, il avait fait passer les sentiments d’une autre personne avant les siens.


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