50. Amitié et obsession (1/2)
Rys.
Julia jeta les osselets sur les carreaux de mosaïque du sol de sa chambre. Trois des cinq pions se posèrent face vers le ciel dans un claquement bizarre qui vint perturber les tympans d'Amarys. Le cri de triomphe qui s'ensuivit parut plus perturbant encore, et la petite esclave prit un moment pour comprendre que ce n'était pas tant le jeu qui la dérangeait, mais la joie démesurée d'une jeune femme censée être veuve.
— Mais quelle veinarde, grogna Olympias en se redressant. J'abandonne. Descendons sur la ville et regardons ce qui s'y passe.
Laissant les osselets éparpillés par terre, la petite princesse imita sa cousine et se tint debout.
— Père ne me donne pas d'argent, confia-t- elle d'un air morose.
— Rien du tout ?
La consternation se lut sur le visage de la fille de l'empereur.
— J'aime les perles, mais Père dit qu'elles sont extravagantes et inutiles alors que j'ai déjà de l'or et des bijoux, ajouta la petite princesse dans une voix qui tentait de singer celle de son géniteur.
— Par les dieux, Julia. Impose tes exigences ! Oncle Ikarus n'aura alors d'autre choix que de débloquer une partie de l'héritage de Nikanor. C'est cela ou entacher sa réputation qui lui est si chère…
— Je n'oserais pas faire cela.
— C'est ton dû, oui ou non ? Tu as été mariée à ce vieil homme stupide. Tu mérites une compensation pour ton séjour à Philippos !
— Kallian a vendu le domaine. Il a investi la majeure partie des revenus pour moi.
— Vraiment ? Dans quoi a-t-il investi ? demanda Olympias avec un vif intérêt.
Kallian était réputé pour son sens des finances. Rys avait appris par Bithia que certains esclaves de la maison d'Ikarus se faisaient soudoyer en échange de potins sur le jeune prince. Julia avait également affirmé qu'Olympias accueillait toute information concernant son oncle et qu'elle en faisait part à sa mère. Quel était le but de tout ceci, la Shulamite l'ignorait. Non pas que le dernier des frères Valérian fut un parangon d'innocence, mais tant d'intérêt autour de sa personne inspirait la suspicion.
— Je n'ai pas demandé.
Olympias roula ses yeux verts.
— Ne devrais-tu pas savoir où va ton argent ?
— Je fais confiance au jugement de notre oncle.
— T'ai-je suggéré le contraire ? rétorqua la jeune femme aux cheveux bruns. Je pense simplement qu'il est sage pour une femme d'être informée de ses propres affaires.
Amarys luttait pour ne pas laisser transparaître son dédain, alors que des doigts sertis d'anneaux dorés versaient du vin avec une délicatesse feinte. Plus le temps passait, plus il était difficile à la petite esclave de supporter l'arrogante cousine de sa maîtresse. Comment le Messie avait-il pu vivre sans pécher au milieu de gens similaires ? La fille de l'Empereur mettait à rude épreuve la foi de la Shulamite, car elle ne lui inspirait que rage, vanité, et injustice. L'image de Leah amaigrie par la faim, la ressouvenance de son corps refroidissant à mesure que le jour se levait revint brusquement dans son esprit, et Amarys porta sa main à sa poitrine pour faire taire la douleur.
— J'ai une amie que tu devrais rencontrer, jasait Olympias. Elle s'appelle Shiva. C'est une Xher libre mariée à Aurion Liviclès. Tu te souviens de lui ? Petit, gros, laid et très riche. Il siégeait au Grand Conseil en tant que Maître des Lois et organisait parfois de jeux splendides.
— Non, je ne me souviens pas de lui, bougonna Julia.
Olympias battit l'air de sa main.
— Ce n'est pas grave, très chère. Il est mort. Mort de causes naturelles, mais je ne saurais te dire lesquelles. Tu aimeras bien Shiva, affirma-t-elle en sirotant son vin tout en passant ses doigts dans la boîte à bijoux de Julia.
Elle en sortit une broche ciselée d'or fin, qu'elle examina lentement avant de la remettre dans le coffret.
— Shiva se rend parfois à la Grande École pour s'exercer avec les monomaques.
Julia ouvrit la bouche comme un poisson en manque d'air.
— Les femmes peuvent se le permettre ?
— Certaines. Moi, je ne le ferais pas. Je préfère de loin assister au festin avant les jeux. Il y a quelque chose de très excitant à passer la nuit avec un homme qui pourrait mourir dans l'arène le lendemain.
Elle fit tourner le vin dans la coupe et adressa à Julia un sourire félin.
—Tu devrais venir un jour.
Les pupilles de Julia se dirigèrent vers le sol.
— Père le désapprouve, tu le sais bien. Selon lui, ce qui se passe dans ces fêtes...
—Un plaisir délicieux, voilà ce qui s'y passe. Quand vas-tu te réveiller, Julia ? Tu as été mariée et veuve et tu te plies encore à tous les diktats de ton paternel ! Tu es une princesse de sang, par les dieux !
— Que veux-tu que je fasse ? Mon père n'est pas l'Empereur... Et je dois vivre sous son toit.
— Soit. Il est absent aujourd'hui, n'est-ce pas ? Pourquoi donc continuons-nous à nous prélasser ici, en attendant que ta période de deuil de douze mois soit terminée ?
Olympias vida le reste de sa coupe d'une traite.
—J'en ai assez. Je m'en vais.
—Où ?
— Flâner dans le marché, acheter un nouvel esclave, me promener dans le parc. Je vais peut-être rendre visite à Shiva. Franchement, cousinette, tout vaut mieux que de rester ici avec toi et de t'écouter te plaindre de ton sort.
Elle ramassa son châle.
— Attends, s'écria Julia.
— Pourquoi ? cracha Olympias d'un air hautain. Tu es devenue une petite souris domestique ennuyeuse depuis que Nikanor t'a déflorée !
Elle drapa soigneusement le châle sur sa coiffure élaborée.
—Combien de temps te reste-t-il pour le pleurer ? Six ? Sept lunes ? Préviens-moi quand tu seras libérée de tes obligations sociales envers cette farce que tu prétends être un mariage heureux.
— Ne pars pas, Olympias, supplia Julia, au grand dam de son esclave. Je croyais que tu étais mon amie.
— Je suis ton amie, petite sotte, mais je ne vais pas rester là à flétrir parce que tu n'as pas le courage de prendre ta vie en main !
La petite princesse serra les poings et s'avança vers sa parente, l'air résolu.
— Très bien, je vais t'accompagner. Nous irons flâner dans la cité et rendre visite à ton amie Shiva, peu importe à quel point son nom sonne bizarre. Peut-être même que nous passerons par la résidence de Kallian pour voir s'il veut bien nous emmener à un banquet. Qu'en penses-tu ? Est-ce que je prends suffisamment ma vie en main, cousinette ?
Olympias laissa échapper un rire moqueur.
— Nous verrons si tu as le courage d'aller jusqu'au bout.
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