Sur l'épaule des géants

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La forêt s'ouvrit soudain sur un champ de ruines cyclopéennes que la végétation n'avait pas encore daigné digérer. Une poignée de colonnes de pierre noire s'élançaient vers la canopée tandis que leurs soeurs gisaient déjà dans les herbes hautes. Les lianes serpentaient parmi leurs proies déchues et la voûte émeraude semblait donner vie à ces tresses d'arbres par les ombres ondulantes qu'elle y projetait. Etait-ce là les restes d'une civilisation ancestrale effrondrée sur elle-même ? L'endroit tenait plus de l'Atlantide que de Carthage. La patrouille s'engagea dans la semi-clairière à pas de loup, de peur d'importuner le sommeil de la créature imaginaire si négligement vénérée. L'éclaireur attira l'attention d'Arcole.

— Capitaine ! Venez j'ter un coup d'oeil...

Il était perché sur un bloc de pierre d'un mètre et demi de hauteur. Le sang d'Arcole se mit à tourner plus prestement. Il pouvait lire sur le visage du jeune homme une crainte certaine empreinte de fascination. Son regard ne pouvait se détacher de sa découverte, comme s'il avait croisé celui de la Méduse. Le capitaine se hissa sur le bloc de pierre. Ce n'est qu'en se redressant qu'il ressentit le vertige; celui de l'enfant qui se penche du haut de la cathédrale.

A ses pieds, s'étendait deux cent mètres de vide, peut-être plus. Aucune certitude. Le fond était plongé dans les ténèbres. Des profondeurs surgissait une statue monumentale au regard absent. Le colosse de pierre au visage saturnien était paré de l'attirail cérémonial des guerriers sacrés.

— La divinité en question ? interrogea Arcole en se tournant vers l'archéologue qui l'avait rejoint sur son promontoire.

— Il ne s'agit que du gardien du sanctuaire. Les dieux primitifs n'avaient pas forme humaine.

— Comment des hommes ont-ils pu bâtir cela sans technologie ? pensa tout haut l'éclaireur.

— Qui a parlé d'hommes ..?

Les deux mercenaires restèrent un moment silencieux, cherchant intérieurement ce qu'il avait pu vouloir dire.

Wagram reprit.

— La légende raconte que cette île était autrefois peuplée de géants. Ces êtres d'une taille démesurée avaient, selon l'adage, un coeur qui l'était tout autant. Contrairement aux civilisations alentours, leurs dieux n'avaient rien de surpuissant. Ils avaient créé la Terre, la Mer et le Ciel, le Soleil et les Etoiles, certes, mais y avaient mis tellement de soin et de patience, qu'ils en avaient perdu leur énergie primordiale...

Le menuisier du groupe écoutait lui aussi d'une oreille l'eschatologie de l'érudit. Cela ne l'empêchait pas de s'attarder sur les cylindres de pierre et de remarquer que le matériau avait été calciné. Au vu de la réaction au décapant qu'il frotta sur la surface assombrie, la couleur originelle des piliers devait être un blanc immaculé.

— ... Les géants ont donc érigé un temple pour ces divinités, gardé par un guerrier sacré.

— Quelle forme avaient ces divinités ?

— A l'achèvement de la création, ils s'étaient incarnés en un troupeau de moutons...

En un lieu moins sordide et recueilli, Arcole et ses hommes se seraient esclaffés.

— ... un troupeau de moutons immortels, du moment qu'ils ne sont pas égorgés. Les pasteurs se chargeaient de les emmener paître chaque jour et les guerriers sacrés de surveiller l'antre une fois la nuit tombée.

Wagram marqua une pause pour nettoyer le verre de ses lunettes.

— Jusqu'au jour où des naufragés se réfugièrent dans la grotte. Le guerrier sacré censé monter la garde s'était assoupi et les intrus, morts de faim, égorgèrent l'un des moutons et le firent rôtir. Ce n'est que lorsqu'ils furent repus qu'il remarquèrent à la lueur du feu le visage monstrueux du garde assoupi à l'entrée. Ces grondements rauques ne venaient pas de la tempête tropicale qui résonnait dans les soubassements de la grotte, ils provenaient des nasaux caverneux du géant. L'un des marins ne put retenir un cri d'effroi et le géant ouvrit les paupières. Son oeil droit, surplombant les malheureux d'un mètre et en mesurant trois de diamètre, fut strié d'éclairs sanguins lorsque le spectacle de l'animal dépecé lui fut dévoilé. Ils se releva dans un hurlement de râge phénoménale. Le sol trembla et le reste du troupeau, extirpés violement de son sommeil, se rua, affolé, hors du temple. Les naufragés parvinrent à s'échapper mais le mal était fait. Le guerrier sacré avait failli à sa mission. Une guerre fratricide se déclara bientôt entre les gardiens du temple et les autres géants. Guerre qui se termina comme elle avait commencé: par les flammes.

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