17/52 - Anormaux

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- Ama ? Pourquoi il a une troisième corne, le taureau ?

- Oltek ! »

Ama donne une tape à son fils et roule des yeux vers le minotaure d'un air embarrassé. Elle s'incline pour s'excuser, honteuse.

- Ce n'est rien.

La voix caverneuse pousse difficilement ces mots inarticulés sous le muffle humide. L'imposante tête noire se penche doucement vers l'enfant, Ama ne peut s'empêcher d'écarquiller les yeux sous la crainte qu'une masse pareille en haut d'un corps humain ne le fasse basculer en avant. Mais non, le minotaure maîtrise son équilibre à la perfection, il va jusqu'à s'accroupir avec une souplesse étonnante. Ama retient son souffle.

- Je suis né comme ça. Comme toi tu as une queue alors que tes parents n'en ont pas, j'ai une troisième corne, venue de nulle part. C'est la nature qui a voulu nous rendre unique.

L'enfant regarde droit dans les yeux bovins. Il ne répond pas, mais ne donne aucun signe de peur. Les poils roux sur son visage humain ne se hérissent pas, ses iris d'or gardent toute leur arrogance habituelle. Ama ne sait plus si elle doit intervenir ou laisser faire. L'insolence de son fils aujourd'hui pourrait tout à la fois être un atout et une malédiction.

- Je n'ai pas une queue, j'en ai trois !

Les paupières du minotaure se plissent très légèrement. Ama se dit que ce doit être le maximum des expressions faciales qu'une telle tête puisse afficher. Mais elle se trompe, déjà les lèvres se retroussent, la mâchoire s'ouvre et la langue d'un bleu sombre pointe entre les dents plates. Un rire rauque s'échappe de l'énorme gorge.

- Déjà trois ?

- C'est juste que les deux autres sont encore petites. Elles poussent, alors on les voit pas. Mais vous savez, j'ai neuf coccyx !

- Oui, je sais.

- ... Vous savez pourquoi ?

- Non, mais on peut le découvrir ensemble, si tu es curieux.

La voix du minotaure a baissé, presque comme un murmure, elle sonne bienveillante. Ama ne peut empêcher les larmes de lui monter aux yeux. Elle serre la main d'Oltek pour mieux sentir la rugosité des coussinets sur sa paume. Une fois de plus, son cœur se rétracte sous le sentiment d'impuissance. Pourquoi fallait-il que l'évolution la choisisse elle ? Pourquoi fallait-il que ça tombe sur son fils ?

Mais Oltek, lui, petit bout vieux de cinq années, a toujours été fier de lui-même. C'est comme si sa nature était inscrite dans ses émotions : jamais il n'en a souffert, jamais il n'a voulu aller contre elle. Même délaissé par les autres enfants, même craint par tout le voisinage, même témoin des malédictions qu'on lui lançait.

- Ta maman t'a expliqué où nous allions ?

- Oui.

- Tu es d'accord ?

- Oui.

- Tu sais ce que ça ne veut pas dire ?

L'enfant a une hésitation, la première depuis l'arrivée du minotaure tricornu. Il lève les yeux vers sa mère, visiblement confus par la tournure inversée de la question. Ama lui sourit. Elle se sent incapable de parler, incapable de lui venir en aide, de répondre à sa place. Tout ce qu'elle peut faire, c'est continuer de lui tenir la main, et le regarder de ses yeux bruns mouillés.

- Pas dire ?

- Même si nous nous isolons pour l'instant du reste du monde, ça ne veut pas dire que nous sommes différents des autres. Nous ne sommes pas inférieurs, nous ne sommes pas supérieurs, nous sommes juste les premiers à naître ainsi. Nous allons apprendre à découvrir et utiliser ces corps nouveaux pour préparer l'arrivée des suivants.

- D'accord.

- Tu es prêt ?

- Oui.

Le minotaure se relève, sans vaciller. Il regarde Ama avec ce qu'elle choisit de prendre pour une immense douceur. L'approche de l'inconnu la terrifie davantage à chaque seconde. Inconsciemment, elle coupe sa respiration et broie la main de son fils entre ses doigts. En réaction, Oltek a un petit grognement et il retrousse les lèvres pour montrer ses petits crocs pointus.

- Ama !

Ama se ressaisit immédiatement et souffle des excuses en bafouillant. L'enfant soupire.

- C'est rien, Ama, de toute façon c'est nul ici, ça peut pas être pire là-bas.

Les yeux dorés la fixent avec défi. Elle s'adoucit et se laisse aller à un rire honteux. Comment son fils de cinq ans peut-il être plus sage qu'elle ?

Le minotaure émet un petit son rauque pour reprendre leur attention.

- On y va ?

Les deux visages se tournent vers lui. D'un seul mouvement, ils acquiescent, et s'engagent dans son sillage.

La peur laisse place à une forme d'excitation dans la poitrine d'Ama. Elle se fait une réflexion qu'étrangement, elle n'avait pas eu jusqu'alors : là-bas, où que ce soit, ce sera elle qui sera anormale.

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