49/52 - Quotidien
Seli soupire. En ouvrant les yeux, sa première sensation n'est pas celle, habituelle, de ses muscles endoloris par le travail de la veille. Non. Aujourd'hui, c'est la douleur-fatigante-à-rien-faire, le tiraillement dans le bas du dos, et le poids dans les ovaires. Comme tous les mois, ça ne prévient pas vraiment, ça n'arrive pas pile le jour attendu, réglé comme une horloge, contrairement à ce que les discours et les pilules s'efforcent d'appliquer scrupuleusement. Mais tout va bien. Tout va bien, le corps a ses raisons que le savoir ignore.
Allons, après quelques échanges gazeux, inspiration, expiration, recentrage et mains à plat sur le bas du ventre, il est temps de se redresser. On s'enroule doucement, les lombaires craquent un peu, les muscles s'étirent. Bien. Maintenant, tranquillement, à la salle de bain.
C'est tout de même un peu ennuyeux, parce qu'aujourd'hui, Seli avait prévu de monter à cheval. Bon, elle pourrait le faire quand même, la cup reste bien en place et ne gêne pas, les lombaires pourraient même ne s'en porter que mieux. Mais dès le premier jour, ah, et le deuxième c'est parfois pire... avec la fougue du jeune poney, elle risque de manquer d'énergie et de réactivité s'il se risque à un ou deux sauts de joie. Tant pis alors, il faudra se contenter du quotidien.
La première chose, c'est d'aller saluer les chiens au jardin. Ils l'accueillent sans s'agiter davantage que d'habitude, de toutes façons, eux, ils devaient le savoir depuis quelques jours, déjà, qu'elle aurait ses règles aujourd'hui. Pas la peine d'en faire tout un foin. Là, voilà, des caresses plutôt, et sur le dos, et sur le ventre, et sur le poitrail, et sous le museau, la queue, les cuisses. Voilà, voilà, très bien, HOP ! Tout le monde bondit en l'air et en avant, on court et on joue à nouveau entre canidés habiles sans se préoccuper de la cheffe de meute bipède réduite d'un bon quart de ses capacités.
En riant, Seli retourne dans la maison se faire un petit déjeuner. Banane, kiwi, pomme, amandes et autres graines, un peu de yahourt de brebis, cannelle, gingembre, curcuma, huile de noix ! Prendre le temps de bien mâcher, sinon ça sert à rien. Et puis, on évite d'allumer l'ordinateur en même temps, hein...
Bon ! Il est temps. Si on ne décolle pas tout de suite, on va traîner et le temps va passer, passer... Les chevaux attendent, on se bouge l'arrière-main !
Deux claps dans les mains et les trois chiens sautent dans la voiture. La ceinture de sécurité pour tout le monde. C'est qu'il ne s'agirait pas de les changer en projectiles vivants au moindre coup de frein.
Un hennissement salue l'arrivée de la voiture sur le terrain. Ce n'est pas tous les jours, mais quand il s'élève entre les arbres, c'est toujours sur le même ton et la même durée. Seli pourrait presque l'imiter avec précision, ce Huuuhuhuhuhuhuuuu matinal qui l'accueille. Elle se contente de répondre : « Ouiiii, Amouuur, j'arriiiiiive ! » en se rapprochant des sons du hennissement. Et, en plus du ridicule de sa voix modifiée, elle sait bien que ce petit sobriquet-là, Amour, a quelque chose de terriblement gnangnan ; mais après tout, personne n'est là pour l'entendre. L'avantage de l'absence de voisins proches, dans ce petit bout de forêt où ne vivent que les bestiaux.
Le rituel du matin passe assez vite, le foin est jeté aux chevaux, les poules sont libérées de leur volière, les cobayes, heureux de les voir sortir, occupent l'espace et poussent leurs cris aigus à l'arrivée des légumes frais, les chats viennent réclamer croquettes et grattouilles rapides, en ondulant calmement entre les chiens et les arbustes.
Aujourd'hui, il ne se passera rien d'inhabituel. Il faudra avancer sur l'entretien du terrain, probablement s'allonger un instant dans le hamac, puis recommencer. Les chevaux, mis en liberté, seront rappelés d'un sifflement chantant, aidé par le complément minéral et la poignée d'orge trempée dont ils raffolent. Encore du foin pour la nuit, on vérifie qu'ils n'ont ni blessure ni bestiole louche vissée au corps et on rebranche l'électricité. Même chose pour les poules, parfois moins dociles à rentrer si la nuit ne tombe pas. Les cobayes ne s'éloignent jamais et les chats sont déjà partis en vadrouille.
Tout va bien.
En rentrant, Seli se sent plus fatiguée que d'habitude, mais il n'y a là rien d'anormal. Elle sait que demain, ce sera pire, et adaptera sa journée en fonction puisqu'elle a l'immense chance d'en avoir le loisir. Et puis, la douleur s'éloignera, l'énergie reviendra, et elle n'y pensera plus jusqu'au mois prochain.
Les chiens s'installent à nouveau dans le jardin, ils vont sagement attendre leur repas. Seli sourit, elle aussi a très faim, il était temps de rentrer.
La porte de la maison reste ouverte pour laisser entrer l'air le temps que les tâches journalières se terminent.
Seli réalise en remplissant les gamelles qu'il n'y a rien de plus simple que son quotidien. Et pourtant il ne lui arrive jamais de s'ennuyer. Jamais un seul instant. Même des jours comme aujourd'hui où soulever le foin la fatigue, où elle a hâte de retrouver son lit et a du mal à s'éloigner du hamac. Elle ne s'ennuie ni ne se lasse, jamais. Parce que, même si tout se ressemble, rien ne se répète. Le vivant ne marche pas comme une usine de travail à la chaîne. Et Seli, justement, baigne toute entière là-dedans.
Le vivant. C'est exactement ça, son quotidien.
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