Chapitre 10
La fin de l’atelier de bricolage se termina sans Brian. Plus exactement, le garçon était présent physiquement. Mais psychiquement, celui-ci était totalement tourné vers un seul et même objectif : quitter l’institut, le plus tôt étant le mieux.
Le problème était de savoir comment. Jour et nuit, le camp était surveillé par des militaires. Il fallait en plus passer deux grillages, chacun de trois mètres de haut. Autant dire, impossible.
La seule issue était par le lac Dardanelle. Mais, la traversée représentait au bas mot trois kilomètres, dans une eau somme toute relativement fraîche. Malheureusement, Brian ne voyait pas d’autre échappatoire.
Il dîna en silence, laissant ses partenaires d’infortune jacasser. Puis il se rendit comme chaque soir dans la salle commune pour le film du soir. Il aurait été incapable de dire duquel il s’agissait, ni ce qu’il racontait. Son esprit était totalement tourné vers son évasion prochaine.
À dix heures vingt, tout le monde regagna les baraquements. Jace était déjà au lit. Pourtant, il ne dormait pas. Ses yeux rougis étaient ouverts, fixant un point imaginaire. Il était livide. Brian voulut aller le voir, le réconforter. Mais leur surveillant contrôlait qu’ils se préparaient tous pour la nuit. Les autres semblaient plus ennuyer qu’autre chose. La plupart savaient par où en était passé le malheureux. Cependant, ils ne pouvaient rien faire pour lui.
L’extinction des feux se fit dix minutes plus tard. Brian se pelotonna sous son drap et attendit que le temps passe. La respiration de ses codétenus ralentit. Certains ronflotaient. Le nez de Lee Newman donnait l’impression de péter à chaque expiration.
À une heure dix, Brian décida de passer à l’action. Les militaires venant jeter un œil sur leurs prisonniers toutes les heures, cela lui laissait une cinquantaine de minutes avant qu’ils ne découvrent sa fuite et qu’ils lancent l’alerte.
Sans un bruit, il quitta son lit. Il troqua les vêtements du camp contre ceux qu’il portait le jour de son arrivée. Puis il saisit la chaise qui lui servait de table de chevet et l’amena jusqu’à la fenêtre au fond du baraquement. Il l’ouvrit.
― Qu’est-ce que tu fais ?
Brian pivota d’un coup, se retrouvant nez à nez avec Jace.
― Tu t’enfuies ? suscita l’adolescent.
Brian hésita avant de répondre. Jace allait-il le trahir ou le laisserait-il faire ?
― Oui, confirma-t-il finalement.
― Comment ?
― Par le lac.
― Je viens avec toi.
Le ton n’appelait aucune contestation. La panique envahit Brian. Il était nageur depuis plus de dix ans. Tous les jours, ou presque, il faisait cinq kilomètres de longueurs dans une piscine chauffée. Malgré cela, il s’interrogeait sur sa capacité à faire les trois qui le séparaient de l’autre rive, surtout dans une eau avoisinant les dix degrés. Alors, de là à imaginer Jace l’accompagnant.
― Tu nages bien ? s’enquit-il.
― Je connais la brasse et le crawl, indiqua Jace.
― La traversée fait trois kilomètres. Même pour moi qui suis entraîné, ça va être compliqué.
― Je ne veux pas rester une minute de plus dans cet endroit. Ils sont tous complètement cinglés. Est-ce que tu sais ce qu’ils m’ont fait ?
― Oui. Je l’ai vu cet après-midi.
― Alors tu comprends qu’il faut que je parte.
― Je ne sais…
― Allons jusqu’au lac ensemble. Après, laisse-moi si tu veux. Je traverserai à mon rythme, toi au tien. Tu n’auras pas à te soucier de moi. J’y arriverai. Je le sais. J’y mettrai toute ma volonté afin de ne plus jamais revenir ici.
Brian réfléchit rapidement.
― Très bien. Allons jusqu’au lac. Après, c’est chacun pour soi.
― OK.
Brian sortit le premier. Il se plaqua contre le mur, attendant que Jace le rejoigne. Pliés en deux, ils coururent jusqu’au baraquement voisin. Idem jusqu’au troisième. Le plus facile était fait. Dorénavant, ils avaient deux cents mètres à parcourir en terrain complètement dégagé.
Par chance, la pelouse avait besoin d’un bon ratiboisage. C’était d’ailleurs ce qui était prévu pour leur prochain cours de jardinage, le mardi suivant. Les deux garçons croisaient les doigts pour ne pas y être.
Ils s’allongèrent dans l’herbe et rampèrent. Des cailloux leur égratignèrent les genoux, les mains. Ils s’en contrefichaient. Ils guériraient, ce qui n’était pas le cas s’ils devaient subir les tortures de l’institut.
Alors qu’ils n’avaient franchi que cinquante mètres, ils durent stopper net. Ils expirèrent tout l’air dans leurs poumons et se plaquèrent autant qu’ils le purent contre le sol afin d’être le moins visible possible. L’un des militaires passa une trentaine de mètres plus loin, faisant sa ronde avec une simple lampe torche comme source de lumière. C’est ce qui les sauva. À aucun moment, le faisceau ne les atteignit.
Quand ils furent sûrs qu’il ne pouvait les entendre, Jace et Brian reprirent leur reptation. L’eau clapotait au loin, les appelant à la rejoindre. Ils accélèrent le rythme et atteignirent enfin le premier point de leur évasion.
― Enlève tes chaussures, ordonna Brian. Entre ta chemise dans ton pantalon.
Jace obtempéra.
Ils avancèrent de concert dans l’eau. Elle était froide. Elle les fit grelotter. Cependant, ils ne se voyaient ni l’un, ni l’autre faire demi-tour. Leur salut se trouvait à trois kilomètres. La vue était dégagée, il n’y avait pas de nuage. La lune éclairait juste ce qu’il fallait pour qu’ils voient quelques mètres devant eux. Ils distinguèrent au loin une lumière. Sans doute une maison sur l’autre rive. Cela allait être leur point de repère.
Ils s’enfoncèrent de plus en plus dans l’eau. Soudain, ils n’eurent plus pied. Ça n’avait pas été progressif. Un pas avant, ils avaient de l’eau jusqu’à la taille, le pas suivant, ils étaient submergés comme s’ils venaient de franchir un palier.
― Pour l’instant, nage en brasse, indiqua Brian. C’est ce qui fait le moins de bruit. Quand on sera assez loin du rivage, tu pourras passer au crawl.
Jace ne répondit pas. Il fit ce que son partenaire lui intimait. Ils nagèrent ainsi pendant une dizaine de minutes. L’effort physique chassa la froideur du lac. Leurs grelottements cessèrent. Leurs muscles travaillaient, tenaient le coup.
Après cinq cents mètres, ils changèrent de nage. Jace se débrouillait bien. Il arrivait à tenir la cadence. Brian ne chercha à aucun moment à adapter sa vitesse sur celle du garçon. Mais celui-ci le talonnait. Il respirait fort, prenait trop souvent sa respiration. Seulement, il était toujours là, à quelques mètres sur la droite.
À mi-chemin, ils tombèrent sur un banc de sable. Ils en profitèrent pour faire une pause rapide.
― Tu tiens le coup, dit Brian.
C’était à la fois une question et une constatation. Jace sourit. Malgré l’effort déjà accompli et la fatigue qui s’installait, il était plus serein que jamais. Il lui restait encore une bonne distance à parcourir. Il y arriverait. Il ne baisserait pas les bras. Et si jamais ce n’était pas le cas, il se laisserait mourir : il était hors de question qu’il retourne à l’institut.
Une sirène troubla le silence nocturne. Ils se tournèrent vers le camp. Toutes les lumières étaient allumées. Ils percevaient même quelques cris.
― Ils ont découvert notre évasion, commenta Jace.
― En route.
Ils repartirent vers le point lumineux au loin. Ils nageaient à un rythme soutenu quand Jace poussa un cri.
― Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit Brian.
― J’ai une crampe.
― Attends, j’arrive.
― Laisse-moi. On a convenu que tu ne t’occuperais pas de moi. Je vais m’en sortir.
― Pas question que je t’abandonne. Je sais ce qu’on a dit tout à l’heure. Mais ce n’étaient que des mots.
― Merci, bredouilla Jace visiblement ému.
Brian s’approcha.
― Fais la planche sur le dos, ordonna-t-il.
Jace obéit.
― Quelle jambe ?
― La droite.
― OK.
Brian saisit celle-ci. Il la massa pendant un petit moment.
― Ça va mieux ? demanda-t-il.
― Pas vraiment.
― Mon entraîneur fait ça quand ça nous arrive. Mais je ne dois pas avoir son doigté !
― Ce n’est rien. Va-t’en.
― Une nouvelle fois : non.
Il se planta derrière son camarade. Comme s’il tractait un blessé, il nagea sur le dos. Leur progression ralentit drastiquement. Brian se fatiguait rapidement. Sa respiration s’accéléra, devint même pénible.
― Arrête, commanda Jace.
― Je ne t’abandonnerai pas.
― Je sais. Je vais y arriver. Ça va déjà un peu mieux.
Ils repartirent. Brian adopta un rythme modéré, aussi bien pour lui dont les muscles des bras étaient tétanisés, que pour Jace. Celui-ci faisait des grimaces à chaque mouvement. Mais il tenait bon. Il faisait preuve d’une volonté qui ébahit Brian.
Après presque une heure de nage, ils parvinrent enfin de l’autre côté. La lumière provenait d’un lampadaire planté sur le rivage, comme perdu au milieu de nulle part. Jace et Brian sortirent de l’eau. Leurs muscles se refroidirent très vite, les faisant grelotter. Par chance, ils aperçurent une vieille grange. Ils coururent s’y réfugier.
Elle ne devait plus servir depuis des années. La moisissure avait envahi les murs. Des rats les regardèrent entrer, nullement impressionnés par leurs visiteurs.
Ils se déshabillèrent et laissèrent leurs vêtements séchés sur le sol. Ils se pelotonnèrent l’un contre l’autre. Ils claquaient des dents, avaient les lèvres bleues. Ils auraient bien voulu allumer un feu pour se réchauffer. Seulement, cela risquait d’éveiller les soupçons et, de toute façon, ils n’avaient rien pour l’allumer. Quoi qu’il en soit, ils étaient heureux, sains et saufs, loin de l’institut et de ses tortures.
Alors qu’ils allaient s’endormir, la porte s’ouvrit à la volée.
― Sortez de là ! ordonna une voix rauque de fumeur.
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