12
Le jour où Clémence avait trouvé le courage de venir assister au cours de danse et le temps d’arriver à l’heure, conjonction des astres d’une rareté quasi-divine, il se mit à pleuvoir des cordes. Impossible d’hésiter devant la salle, de chercher à voir qui entrait ou de prendre la température d’une quelconque façon. Elle y entra en courant, les cheveux maladroitement couverts par le col de son manteau. Son premier réflexe fut de répérer les miroirs omniprésents et de tenter de se rassurer sur son état. Ses cheveux bruns collés au front et son mascara en désordre lui donnaient l’air d’une accidentée de la route. Ou d’une folle.
Si svelte et gracieux qu’il aurait paru précieux en d’autres circonstance, un homme au visage douloureusement parfait se pencha vers elle :
— C’est votre première fois ? hasarda-t-il.
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? attaqua-elle du tac au tac.
Un an auparavant, ce visage taillé au carré élégamment déposé sur des épaules aussi larges que sculptées l’aurait fait rougir. Entre-temps, elle avait compris que peu importait la beauté ou le sexappeal de son partenaire, il ne pouvait pas lui apporter ce qu’elle désirait. D’une certaine façon, cette frustration agissait comme un bouclier. Même la sculpturale Laura ne provoquait plus rien en elle.
L’apollon baissa les yeux en souriant :
— Vos chaussures, répondit-il.
De fait, Clémence s’aperçut rapidement qu’elle était la seule à ne pas porter les sacro-saints talons de danse parmi les femmes présentes. À peine émergée du travail, elle était venue en escarpins confortables, aussi plats qu’il était possible de l’imaginer.
— Et aussi votre tenue, se sentit-il obligé d’ajouter. Il n’y a pas de vestiaires ici, on laisse nos chaussures d’extérieur dans ces casiers, puis on enfile…
— Merci, le coupa sèchement Clémence.
Le bellâtre s’écarta sur un hochement de tête poli et rejoignit les autres danseurs. Plus encore que dans un club échangiste ou SM, Clémence se sentait en parfait décalage avec le lieu et ses occupants. Elle n’avait pas sa place dans ce genre d’endroit. Trop de lumière pour se cacher dans un coin. Trop de personnes avec qui il allait falloir converser, socialiser pour espérer trouver un partenaire et ne pas se retrouver sur la touche.
Une inspiration douloureuse monta de sa poitrine et fut relâchée dans un soupir de soulagement lorsqu’elle se détourna de la salle.
Merde, je n’ai pas quatorze ans. Qu’est-ce que je fiche ?
Les trombes d’eau la poussèrent à courir. Impossible d’hésiter ou de faire demi-tour sous cette pluie battante. L’eau lui offrait une parfaite excuse pour continuer à fuir. Les rares passants l’imitaient, personne ne la jugerait. On ne risquait pas non plus de voir autre chose que de la pluie sur son visage.
Le son ambiant changea subtilement, accompagné d'une piqure désagréable sur le sommet de la tête, puis sur la jambe.
Il grêle ? Non mais c’est une blague ?
C’était le pompon. Le summum d’une soirée qui risquait fort de se terminer dans des douves remplies de glace vanille-caramel-noix de pécan. Rien que l’idée était déjà un réconfort.
Impossible d'atteindre sa voiture à temps, il lui fallait un abri. Là, maintenant, tout de suite. Les piqures se transformaient en coups, la rumeur en vacarme. À ses pieds, la taille des grêlons ne cessait de croître et ils ressemblaient déjà à des balles de golf. L’idée de découvrir son pare-brise recouvert d'éclats l’irritait, mais moins que celle d’un séjour aux urgences. Pour continuer dans la ligne de sa journée, la plupart des commerçants étaient déjà fermés et certains descendaient même leurs rideaux de fer face à la violence redoublée du vent qui envoyait la glace à l’oblique. Se cacher sous un auvent serait inutile.
À court d’idée, elle se rua sur toutes les portes, même celles des appartements, et l’une d’elle céda effectivement. À l’abri mais trempée jusqu’aux os, Clémence poussa un gémissement de soulagement qui résonna dans l’espace quasi-vide.
Étrange endroit.
À l’évidence, ce n’était pas l’entrée d’une résidence privée ou d’un ensemble d'appartements. Au-dehors, rien n’avait indiqué la présence d’un magasin, mais l’ambiance était bien celle d’une boutique haut-de-gamme.
Ou d’une clinique pour riches vraiment très-très riches.
Les murs étaient recouverts d’un papier peint crème aux motifs complexes en relief. Le sol était d’une telle noirceur et d’un tel brillant qu’on l’aurait dit composé de pétrole cristallisé. Seules meubles visibles, un ensemble carmin de canapés et fauteuils occupait la moitié de l’espace autour d’une table basse de même facture. Il n’y avait aucune porte, seulement le genre d’entrée protégée par un mur qu’on voyait lors des défilés.
Je suis où là ?
La première réponse qui lui vint fut « une maison close de luxe ». Toutes les autres propositions furent du même acabit.
Je suis vraiment dérangée. Si ça se trouve, c’est juste un cabinet de dentiste ultra-chic.
Pourtant, quelque chose se dégageait du lieu. Une forme d’intention à détendre qui allait bien au-delà de la simple mise à l’aise. Un seul tableau brisait la monotonie de la pièce et ses couleurs chaudes et sombres rendaient justice au mobilier. La peinture était complexe, son sujet inaccessible à la compréhension humaine, mais elle paraissait… érotique.
Complètement givrée même.
— Je peux vous aider ?
Prise en faute, Clémence sursauta avant d’aviser une femme entre deux âges, vêtue d’un tailleur blanc très strict qui rendait justice à ses formes.
— Je suis entrée… la porte n’était pas…
— Nous laissons toujours ouvert lorsqu’un rendez-vous est attendu, mais je ne me souviens pas du vôtre, ajouta-t-elle en se saisissant d’un portable et de son stylet.
— En fait, non… je voulais échapper à la grêle, finit par avouer Clémence.
— Oh, vous vous êtes mise à l’abri, je comprends.
— Je suis vraiment désolée d’être entrée sans... euh rendez-vous.
— Il n’y a pas de quoi, vraiment. Le prochain rendez-vous n’arrivera pas avant un bon quart d’heure et à l’évidence, la grêle continue de tomber. Il y a donc peu de chance qu'il soit en avance.
Tout en se dirigeant vers Clémence, la femme lui proposa de s’asseoir d’un geste élégant.
— Oh non, merci. Je repars dès que le temps le permettra.
— D’après mon téléphone, cela prendra encore cinq à dix minutes. Il est hors de question qu’une invitée reste debout durant tout ce temps. Cela me mettrait terriblement mal à l’aise.
— Je… bon d’accord.
La situation était de plus en plus décalée. Clémence agissant comme une adolescente surprise en train de voler dans le portefeuille de sa mère, l’inconnue comme une grand-mère qui remplaçait le billet volé avec un clin d’œil bienveillant. Une grand-mère qui ne devait même pas avoir dix ans de plus qu’elle.
— Je suis Madame Vernier, se présenta la femme.
— Clémence.
Il paraissait judicieux de ne pas en dire plus, même si répondre à un nom par un prénom semblait donner plus d’ascendant encore à son hôtesse.
— Enchantée Clémence, cela vous dérange-t-il si nous faisons un peu connaissance, en attendant votre départ ?
— Non, je… pas du tout.
— Vous avez une question, je crois.
— Oui.
— Posez-là sans crainte, dans ce cas.
— C’est quel genre d’endroit ?
Un sourire serein glissa sur les lèvres de Madame Vernier.
— Une agence matrimoniale.
Mais bien sûr…
— Vous… aidez les gens à faire des rencontres ?
— Tout à fait, mais pas comme une application de rencontre.
— Bien sûr que non.
— Les attentes de nos clients sont différentes, plus poussées vers un amour véritable non la vulgarité des speed-dating et autres rencontres sans lendemain. Nous mettons en place les conditions de la réussite de la relation et les meilleures compatibilités entre partenaires.
— Avec une sorte d’algorithme ?
— Non, répondit simplement Madame Vernier avec un sourire si doux qu’il en paraissait dangereux.
Pas plus d’information à tirer de ce côté-là. Après tout, la recette était probablement un secret professionnel.
— Dites-moi Clémence, êtes-vous heureuse ?
— Pardon ? Je… oh non-non, je ne cherche pas à…
— Trouver le réconfort, l’amour, le plaisir ?
— Pas dans cet ordre en tout cas.
Merde, c’est sorti tout seul. Elle s’arrête quand cette grêle ?
— Chaque individu a ses propres désirs et priorités, mais j’ai appris que les désirs ne sont pas toujours identiques aux besoins. C’est en comblant nos besoins qu’on trouve le plus de stabilité, pas en courant vainement après nos désirs.
Madame Vernier connaissait son métier. En quelques mots, elle avait esquivé le refus de Clémence et l’avait touchée pile là où elle avait mal.
C’est ce que je fais depuis des mois ? Je cours après ce qu’il ne me faut pas ?
— Et vous, vous savez ce dont les gens ont besoin ? questionna-t-elle, acerbe.
— Avec suffisamment de temps, oui. Vous seriez surprise de voir à quel point on cherche à révéler ses propres besoins.
— Et de quoi est-ce que j’ai besoin, selon vous ?
— Nous n’aurons pas assez de temps pour répondre à cette question aujourd’hui.
À moitié soulagée mais tout autant contrariée, Clémence ne réagit pas immédiatement lorsque Madame Vernier se pencha légèrement pour déposer une carte blanche cernée de rouge et d’or sur la table basse. Le fin morceau de papier glacé resta entre elles, comme un verre de ciguë proposé avec cordialité.
Prendre la carte revenait à avouer sa faiblesse. C'était admettre qu'elle avait besoin d'aide.
Putain oui, j’ai besoin d’aide !
Mais pas d’une agence qui mariait les gens par convictions politiques ou préférences de déco. Ce qu’il fallait à Clémence, ce n’était pas un partenaire, c’était bien plus. Mais quoi ?
Percevant son trouble, Madame Vernier se leva avec délicatesse.
— Cela ne vous engage à rien, voyez-y simplement une possibilité, conclut-elle avant de quitter la pièce.
Lorsque Clémence réalisa qu’elle était seule, la grêle avait cessé de tomber. Elle évacua les lieux comme elle était entrée, en courant.
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