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La livraison à domicile était une invention merveilleuse, mais à présent que Clémence était sans emploi et sans petite-amie pour assumer la course une fois sur deux, mieux valait sortir pour acheter de quoi survivre sans payer deux fois le prix. Une pince sur la tête pour tenir ses cheveux non brossés depuis des jours, un jogging qui avait connu trop d’hivers en guise de pantalon et une petite veste chic très mal assortie au reste, elle avait pris le parti d’affronter les regards étonnés et les jugements pour ne pas mourir de faim.
Tel un déchet non-recyclable, la jeune femme arpentait donc les rayons à moitié vides du supermarché sur le point de fermer avec son caddie qui virait sans cesse à gauche. Quel spectacle elle devait donner ! Infichue de préparer une liste à l’avance, elle se contentait d’enchaîner les rayons sans en omettre aucun, avançant lentement en remplissant le chariot de tout ce qu’il fallait éviter. Arrivée au rayon des alcools, elle s’empara d’une bouteille de whiskey. On ne la prendrait pas deux fois au dépourvu. Non loin, des bouteilles de tequila lui faisaient de l’œil.
Soirée cocktail ? Soirée cocktail.
Trois récipients de plus dans le caddie, elle se dirigea comme un zombie vers le prochain rayon.
De retour à son appartement, la soirée n’était pas aussi fun que prévue. Aussi incroyable que cela paraisse, il n’y avait de bêtisier d’animaux sur aucune chaîne, si bien qu’elle avait fini par mettre le film Netflix « Une cheminée à la maison ». Depuis, elle se perdait dans la contemplation des flammes crépitantes qui ne réchauffaient ni ses pieds, ni son cœur. Heureusement, sa gorge et son estomac faisaient le travail. La tête lourde et les jambes légères — ou peut-être était-ce l’inverse ? — elle se mit à danser sans musique, révérant le dieu de l'eau de feu pour son infinie bonté.
Alors qu’elle esquivait de peu le coin de la table basse, un bruit familier se répandit dans l’appartement. Nadia, encore elle. La voix de la géante anorexique l’insupporta. Un verre à la main, Clémence se dirigea vers la porte en arrosant copieusement son bas de jogging.
Meeeerdeuh !
Le verre contenant ce qui aurait dû être une margarita — mais qui avait dérivé sur une curieuse couleur lait-fraise — atterrit sur le côté lorsqu’elle tenta de poser sur le comptoir de l’entrée. Son contenu se répandit sur les clés, les prospectus et le bas de son sac à main.
— Bon. OK, je suis bourrée ! reconnut-elle avant d’éclater de rire.
Tant pis pour les dégâts, elle verrait ça le lendemain. Soulevant le trousseau collant, elle entreprit de placer la bonne clé dans la serrure pendant qu’elle marchait sur son jogging pour s’en débarrasser. Impossible d'utiliser la clé : la serrure bougeait sans cesse dans tous les sens. Une idée saugrenue lui vint et elle reposa les clés avant de forcer sur la poignée pour dégager automatiquement le verrou.
— Et voilà ! Pas de problème ! lança-t-elle au couloir désert.
Le jogging à mi-cuisse, elle partit à la renverse et rencontra durement la moquette, son rire renforcé par le choc.
— Aaaaah, quelle soirée ! Au moins, on s’amuse un peu, murmura-t-elle en se débattant avec le tissu qui semblait attaché à ses mollets. Mais laisse-moiiii !
Libérée, Clémence se redressa avec précaution et poussa le pantalon du pied vers son appartement en lui adressant un doigt devant la bouche pour s’assurer de son silence complice, puis referma derrière lui.
— O-kaaaaay, maintenant Nadia il faut que tu fermes ta grande bouche ! asséna-t-elle en sonnant.
Les cris cessèrent presque aussitôt.
Voilàààà, c’était pas bien compliqué.
Le bruit des pas derrière la porte ne l’alarma pas. Après tout, si elle avait sonné, c’était bien pour qu’on lui ouvre, non ? Lorsque les verrous tournèrent, elle fit son possible pour prendre une contenance. Après tout, elle venait pour se plaindre, même si les cris avaient déjà cessé.
La porte s’ouvrit sur un Manel exclusivement recouvert d’un pantalon dont le bouton n’avait pas été remis en place. Ce détail chagrina Clémence, elle l’aurait cru moins étourdi. Ils se découvrirent en silence, elle détaillant ses pieds nus et son torse bien trop large pour ne pas avoir été photoshopé, lui partant de son visage pour descendre jusqu’à ses cuisses à l'air.
Oh merde, je n’ai pas de pantalon.
C’était la faille dans son plan, mais il ne fallait se laisser aller pour si peu. Si elle n’en faisait pas mention et paraissait sûre d’elle, il ne remarquerait rien.
— Vous êtes en culotte dans le couloir, fit-il remarquer.
D’accord, changement de plan.
— C’est vrai, reconnut-elle.
— Et vous m’avez l’air sacrément bourrée en plus.
— Alors, oui. Mais j’ai découvert un truc super. Quand on mélange du rhum avec de la tequila, et bien on obtient uniquement de la tequila. C’est pas grave bizarre, quand même ?
— Euh écoutez, je ne suis pas seul et…
— Aaaah, mais je sais, c’est pour ça que je suis venue voir Nadia ! cria-t-elle en arrivant sur le nom de la jeune slave. Elle crie trop fort, vraiment-vraiment trop fort et c’est pas juste aujourd’hui, hein, c’est tout le temps. Qu’est-ce que vous lui faites pour qu’elle crie comme ça ?
Comme attirée par le sujet, Nadia se présenta à la porte recouverte des seins jusqu’aux chevilles d’un drap bleu nuit.
— Ah, la voilà ! clama Clémence en essayant d’entrer.
— Mais qu’est-ce que c’est ? s’agaça Nadia en la voyant lutter contre Manel pour s’introduire dans l’appartement. Elle vient comme ça à ta porte, à moitié nue ? Tu te moques de moi Manel !
Ah, ce n’est plus Manou.
— Elle est ivre, s’excusa le jeune homme en essayant de contenir Clémence.
— Elle peut être droguée, je m’en fiche. Moi, je pars maintenant ! Tu n’as qu’à la baiser à la place !
Se tournant vers la chambre, elle disparut et Manel repoussa sa voisine avec plus de force.
— Écoutez, rentrez chez vous et allez dormir pendant que j’essaie de sauver mon couple, d’accord ?
— D’accord, admit Clémence un peu confuse en se retournant vers sa porte.
Les choses n’avaient pas complètement tourné comme elle l’avait prévu. Quelque chose lui disait que la dispute qui éclatait était probablement un peu de sa faute, même si elle n’en comprenait pas vraiment la teneur. Étrangement, les cris de Nadia ne l’ennuyaient plus autant qu’avant, mais ils lui faisaient éprouver un sentiment de honte qu’elle n’aimait pas.
Une violente poussée l’envoya sur le mur du couloir, puis au sol et elle mit un moment avant d’en identifier la responsable. Nadia disparut au bout du couloir, s’engouffrant dans la cage d’escaliers seulement vêtue d’une robe minimaliste et d’un sac monstrueux.
— Il y a un ascenseur ! l’avertit Clémence en tentant de se redresser.
Manel apparut de nouveau dans l’encadrement de sa porte, les mains sur la nuque et les sourcils froncés dans sa direction. Clémence se défendit :
— C’est elle qui m’a poussée.
— D’accord, apparemment vous habitez trop loin pour rentrer seule alors je vous raccompagne jusqu’à votre porte. Comment vous vous débrouillerez une fois à l’intérieur, ça vous regarde.
Clémence se retrouva en l’air, soulevée par le dos et les genoux comme si elle ne pesait rien. C’était une sensation très agréable.
— Vos clés, réclama-t-il en la reposant sur ses pieds devant chez elle.
— Oh…
— Vous vous êtes enfermée dehors, découvrit-il avec un air consterné.
— Alors… dans les faits, oui. Mais si on y regarde de plus près… oui.
— OK, demi-tour.
Clémence poussa un cri de ravissement lorsqu’il la souleva à nouveau. Son visage collé contre son épaule, elle n’en fut que plus déçue lorsqu’elle avisa son air sérieux.
L’appartement de Manel était deux fois plus petit que le sien, mais la décoration était si minimaliste que la pièce à vivre en paraissait immense. Il n’y avait aucun meuble à l’exception d’un canapé défoncé. Lorsqu’il l’y déposa, Clémence s’en plaignit :
— Je vais avoir le dos en vrac demain !
— Quel dommage, c’est ça ou par terre dans le couloir.
Malgré ses plaintes, elle sentit une douce chaleur l’envahir lorsqu’il déposa une couverture sur ses jambes. Le sommeil l’attrapa au ralenti.
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