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La glace vanille-caramel-noix de pécan était la réponse. À tout. Au chômage, à la solitude, à la douleur, au sommeil. Le téléphone s’alluma sans sonner pour signaler un appel. Aucune importance, il était paramétré pour la prévenir en musique uniquement en cas de message ou d’appel de la part d’Axelle. Le reste passait après la crème glacée. Le voyant du message vocal se mit à clignoter.
Clémence plissa les yeux devant le téléphone comme s’il pouvait exploser à tout moment. Tant qu’elle n’irait pas sur sa messagerie, il continuerait de la harceler avec son insupportable lupiotte. Avec un soupir, elle attrapa le téléphone d’une main en continuant à labourer le pot de glace de l’autre.
Numéro inconnu, super. Probablement mon « conseiller CPF ».
Éberluée, elle écouta le message avant de s’enfuir vers la salle de bain.
Comme à chacune de leurs rencontres, Madame Vernier était tirée à quatre épingles. La nouveauté résidait en la présence de son mari à ses côtés dans le salon-entrée de leur petite boutique. Clémence ne l’avait pas imaginé comme ça. Pas dix plus jeune que son épouse au bas mot. Pourtant, c’était bien la voix grave du téléphone, aucun doute là-dessus.
— Je tiens à m’excuser pour vous avoir faire venir jusqu’ici, Clémence, voulut se justifier Madame Vernier. Notre politique est de ne plus intervenir dans la relation une fois que la rencontre a eu lieu.
— Aucune importance. Vous dites qu’Axelle vous a contactés à mon sujet ?
— En effet. Madame Béranger s’est montrée très… insistance. Menaçante, à vrai dire.
— Axelle ? Vous êtes sérieuse ?
— Dites-moi, que savez-vous exactement de Madame Béranger ?
Clémence réfléchit à toute allure. Madame Vernier cherchait à lui tirer les vers du nez sans rien lui donner en échange. Prudente, elle répondit :
— Je sais qu’elle a subi un traumatisme et que ça l’a empêchée… d’envisager une relation normale depuis.
— Elle vous en a donc parlé. J’imagine que vous connaissez la nature exacte de son traumatisme ?
Clémence se contenta de hocher la tête. Elle avait l’impression de trahir Axelle, de révéler des choses qui n’auraient jamais dû sortir de leur intimité. Il avait fallu plus que de la confiance pour qu’elle lui dise tout, la petite blonde avait dû sauter dans le vide en espérant que Clémence ne lâcherait pas la corde qui les reliait l’une à l’autre.
— Bien reprit Madame Vernier. C’est une partie de la problématique autour de Madame Béranger. L’autre concerne sa situation financière.
— Comment ça, elle a des ennuis ?
Madame Vernier laissa échapper un rare signe d’étonnement.
— Vous êtes vous renseignée sur votre partenaire, Clémence ?
— Au niveau financier ? Vous êtes dingue ?
Un sourire satisfait traversa le visage tranquille. Monsieur Vernier parut décontenancé.
— Vous étiez décidément parfaite pour elle, déclara Madame Vernier. Je n’aurais pas pu rêver mieux.
Ou pire, question de point de vue.
— Je ne comprends pas ce qui se passe, ni pourquoi elle est passé par vous, la relança Clémence.
— Elle voulait des renseignements. Les vôtres.
— Vous voulez parler…
— De nos entretiens.
Clémence se sentait de plus en plus mal à l'aise. Axelle enquêtait sur elle ? Pourquoi ? Elle lui avait littéralement tout dit et montré d'elle.
— Vous lui avez dit quoi ?
— La vérité. Malheureusement Madame Béranger ne nous a pas laissé le choix. Si je vous ai demandé de venir, c’est parce que je me devais de vous prévenir.
— Me prévenir de quoi ?
— De ce qu’elle sait. De ce dont elle est capable.
— J’ai vécu avec elle pendant six mois. Elle n’est même pas fichue d’écraser une araignée.
— Pas souci d’équité, j’ai préparé ceci. Je vous demanderai seulement de ne le lire qu’ici. Ce genre de document ne doit jamais quitter nos locaux.
Le dossier était entre elles sur la table basse. Assez épais pour peser aussi lourd qu’un livre de cinq cent pages. Les Vernier se levèrent pour la laisser seule.
Face à la boîte de Pandore, Clémence pesait le pour et le contre. Axelle n’avait pas hésité à menacer l’agence pour entrer dans sa tête. Que préparait-elle ? Rompre ne lui suffisait pas ? Finalement, la curiosité l’emporta. Elle gagnait toujours.
Il n’y avait ni photo, ni nom. Plutôt malin. Les données allaient de la personnalité aux expériences, adjointes des nombreuses notes d’une écriture si soignée qu’elle ne pouvait être que l’œuvre de la maîtresse des lieux. Clémence s’étonna de la justesse des commentaires et l’envie de lire son propre dossier la démangea. Elle parvint aux données financières et hoqueta en découvrant la somme versée par Axelle.
C’est une blague !
Pas étonnant qu’on n’ait rien demandé à Clémence, le paiement était vertigineux. D’autres entrées plus étonnantes y succédaient : les rencontres ratées. Il y en avait eu quatre, toutes des femmes. Voilà qui expliquait la résignation d’Axelle lors de leur premier rendez-vous, c’était une habituée. Aucune de ces premières rencontres n’avait débouché sur un versement. Clémence se rappela de s’être sentie flattée par la jeune femme ce soir-là, lorsqu’elle avait déclaré à demi-mot avoir été comblée par la rencontre et ce dès le premier regard. Elle ressentit plus fort encore ce sentiment chaud dans sa poitrine : même si elle n’avait pas été la première à la rencontrer, elle avait été la seule à provoquer ce sentiment chez Axelle.
Sans prendre le temps de finir le dossier, Clémence s’en écarta. Elle avait compris l’essentiel : Axelle était riche, très amoureuse et maintenant probablement très en colère. Cela ne voulait pas dire qu’elle allait s’en prendre à elle.
Si ?
L’idée de la petite blonde l’attaquant avec un couteau lui tira un sourire. Elle referma le dossier, mais une photo en dépassait légèrement qui attira son attention. Ce n’était pas dans les habitudes des Vernier.
Faisant glisser le cliché de la pile, elle tira une fiche avec. Une fiche de police. Les sourcils levés par l’étonnement, Clémence lut le rapport. L’homme portait le même nom qu’Axelle, il avait aussi la même blondeur fauve. Son visage avait une expression dure qu’elle n’avait jamais vu chez sa compagne, mais certains traits s’en rapprochaient.
C’est lui.
Le rapport mentionnait une mutilation accidentelle survenue dans la fabrique textile familiale. L’enquêteur avait suspecté un acte volontaire, mais la victime n’avait pas porté plainte et l’affaire en était restée là. Qu’est-ce que ça venait faire dans le dossier d’Axelle ?
Cette fois, elle renonça définitivement à sa lecture et se dirigea vers la sortie. Un cliquetis sur la porte lui apprit qu’on venait de la déverrouiller à distance. Les Vernier jouaient la carte de la confiance, mais ils n’étaient pas naïfs au point de ne pas la surveiller.
Dehors, une berline noire attendait en double file. Clémence se sentit un frisson la parcourir. Axelle la faisait-elle suivre ?
Le chauffeur se porta à sa rencontre :
— Madame Béranger souhaite vous parler, l’informa-t-il.
— Madame Béranger ne peut pas venir me le dire elle-même ? questionna-t-elle en retour.
— Je ne suis que le messager, Madame. Mais elle m’a dit dit que vous « rechigneriez » à me suivre et qu’il faudrait vous donner ceci.
Le mot changea de mains. Clémence l’ouvrit et découvrit l’écriture en pattes de mouches d’Axelle : « Viens s’il-te-plaît. C’est à mon tour de dire la vérité. »
Perturbée, Clémence hésita. Les avertissements des Vernier, cette berline qui ressemblait à un piège, le comportement incompréhensible d’Axelle, rien n'avait de sens. Elle pouvait simplement renoncer et rentrer chez elle. Monter dans cette voiture, c’était sans doute courir à sa perte, choisir de finir enterrée dans un terrain vague ou au fond d’une forêt. Elle s’y retrouva comme par magie, à peine réveillée par la porte qu’on claquait derrière elle. Cela faisait bien longtemps que la Clémence raisonnable était morte, de toute façon.
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