chapitre 2
Dès qu’elles eurent posé leurs cuillères, elles quittèrent la pièce. L’ascenseur n’était pas au rez-de-chaussée. Elles gravirent l’une derrière l’autre en silence les cinq étages et se retrouvèrent toujours sans avoir dit un mot devant la chambre de Lisette.
— Entrez, dit la gouvernante, il faut que je vous parle.
Pendant le dîner, quelqu’un était entré dans sa chambre et l’avait préparée pour la nuit : la porte-fenêtre donnant sur la mer était entrouverte, la lampe de chevet diffusait une lumière dorée sur la couverture blanche qui avait été légèrement repliée pour mieux l’accueillir. Des tulipes jaunes et rouges se tordaient dans un vase posé sur un guéridon. Chaque soir, elle retrouvait avec bonheur ce havre de douceur, cette bulle suspendue dans la nuit, au-dessus de la mer, au-dessus des soucis de la vie, au-dessus du monde. Le roman que le comte lui avait offert et qu’elle avait laissé ouvert sur l’oreiller, avait été placé sur la table de chevet et un marque-pages au nom de l’hôtel y avait été glissé pour qu’elle puisse retrouver facilement l’endroit où elle s’était arrêtée.
— Lisette, dit Marie-Aurore, je viens de recevoir un message de Paris, un message de Renaud, le neveu de monsieur le comte qui est en pèlerinage. Il vient de l’informer dans une lettre un peu étrange qu’il ne rentrerait plus à Paris. Il lui confie ses biens et lui demande également de prendre soin de vous. Renaud s’installe donc en ce moment à l’hôtel d’Encremer et il souhaite que nous rentrions à Paris dès que possible. Je vais faire le nécessaire. Il va falloir que vous rassembliez vos affaires. Je n’aurai pas le temps de vous aider… Je suis désolée …
Pendant quelques secondes de silence où on n’entendit que le bruit du vent dans les barreaux du balcon, elles échangèrent un regard étonné par la brutalité de l’événement. Marie-Aurore avait laissé la main posée sur la poignée : elle ne souhaitait pas s’attarder. Comme le silence se prolongeait, elle sortit et Lisette resta seule, abasourdie, plantée devant la porte qui venait de se refermer sur sa gouvernante et sur un large pan de sa vie : il fallait encore partir... Rien de ce qui l'entourait n’était à elle, elle le savait bien mais elle avait presque cru cette fois que sa vie aurait désormais la douceur de cette chambre perchée dans le ciel de la Méditerranée. On lui avait prêté tout cela, on allait peut-être le lui retirer et la laisser y rêver tout le reste de sa vie. Qu’était devenu le comte ? Elle ignorait qu’il faisait un pèlerinage. Pourquoi l’abandonnait-il encore si brusquement ?
Elle se jeta sur le lit. Elle ne finirait jamais le Capitaine Fracasse qui l'attendait comme chaque soir sur sa table de nuit. Elle ne voulait plus qu’on lui raconte des histoires : elle allait avoir besoin de toute son énergie. Et Micetto ? À cette pensée, elle se redressa brusquement. Il était évident qu’il ne pourrait pas revenir avec elles… Marie-Aurore refuserait de s’en encombrer, d’ailleurs elle n’oserait jamais lui en parler. Elle allait devoir abandonner son seul ami...
Elle sortit sur le balcon.
Un vent tiède soufflait. C’était la fin de l’été. Au loin, à l’Est, l’horizon était sombre : la nuit montait par là. Mais tout là-haut le ciel était encore clair. La lune s’était levée sur le bleu doux des flots. Toute blanche. Sur la digue qui bordait la baie, des promeneurs marchaient calmement. D’autres étaient assis en contrebas sur les galets. Tous se taisaient et écoutaient la voix éternelle de la mer, comme pénétrés par l’indicible beauté du soir. Il allait falloir dire adieu à tout cela, à ce ciel, à ces inconnus. Dans quelques jours, elle serait partie. Elle s’accrocha à la rambarde. Elle avait besoin d’un point d’appui, quelque chose à quoi se tenir quand tout se dérobait à nouveau. Elle resta ainsi, debout dans l’ombre qui venait, dressée sur son balcon. Et le temps passa. Un à un les promeneurs se retirèrent. La plage fut bientôt déserte. Il faisait nuit maintenant. On voyait mal le dos des vagues s’arrondir au large et quand elles déferlaient la blancheur de l’écume irradiait à peine dans l’obscurité.
Au moment où elle allait rentrer dans sa chambre, son regard se tourna vers l’étroit jardin planté de palmiers, cinq étages plus bas. Quelque chose avait bougé : quelqu’un qui était assis contre un arbre s’était relevé. Elle se figea. Qui pouvait préférer comme elle l’obscurité et la solitude à l’éclat des lustres ?
Elle attendit. La silhouette se déplaça vers la balustrade de bois qui séparait l’hôtel de la digue et comme elle la franchissait, Lisette la reconnut : c’était la jeune fille russe qui avait quitté à grand fracas la salle à manger. Elle était peine plus âgée qu’elle. Comment avait-elle obtenu le droit de sortir ainsi seule dans la nuit ? Et comment avait-elle pu affronter avec indifférence les regards de tout l’hôtel en quittant la salle à manger au milieu du repas ? Elle pouvait tout se permettre, elle, toute sa vie, ce monde-là la protégerait, l'aimerait … La tristesse qui occupait le coeur de Lisette se teignit peu à peu d’une couleur nouvelle et déplaisante : la couleur de la jalousie. Oui, elle était jalouse et elle le reconnut. Mais accepter de l’être, c’était déjà une victoire sur la honte, sur sa soumission à la honte d'être inférieure à tous ces gens qui l’ignoraient comme si elle était d’une autre espèce qu’eux et qui savaient qu'elle n’avait rien à elle. Rien de sûr, Rien. Le vide de l’avenir l’effraya.
Mais soudain elle se figea : la jeune Russe était descendue de la digue. Elle traversait la plage en trébuchant sur les galets et s'approchait de la lisière d'écume. Encore quelques pas et elle entra dans l'eau. Là elle s'arrêta un instant puis elle s'avança lentement vers le large en luttant contre la force des vagues.
Revenant de sa stupéfaction, Lisette comprit et en une fraction de seconde, elle se dit :
— Mais elle veut mourir, elle veut mourir !
La jeune fille avait maintenant de l’eau jusqu’à la taille. Certaines vagues lui montaient aux épaules. L’ écharpe de dentelles qu’elle avait abandonnée flottait derrière elle dans l’eau sombre et sa robe relevée l’entourait d’une vague corolle. Fascinée, Lisette serrait la rambarde de métal de toutes ses forces.
— Qu’elle meure, murmura-t-elle rageusement, qu’elle meure ! Ça m’est égal !
Personne ne saurait jamais ce qui s’était passé là, personne ne saurait qu’elle avait laissé faire. Comme suspendue à un débat intérieur, la jeune fille s’était arrêtée à nouveau face à l’immensité noire. Alors soudain, sans même qu’elle l’ait décidé, poussée par une force qui ne lui appartenait pas, penchée en avant au-dessus de la rambarde, Lisette cria de toutes ses forces : « Maria ! »…
La silhouette blanche s'arrêta puis, sans se retourner, sans chercher à savoir qui l’avait appelée, peut-être même sans avoir eu conscience de l’appel, elle recula jusqu’aux galets et s’y assit en enserrant ses genoux de ses bras. Elle resta là, un instant dans le bruit des vagues puis elle se releva et entra dans l’hôtel. Avait-elle vraiment voulu mourir ? Lisette recula dans la chambre, pantelante, elle ne voulait pas être vue. Le destin avait tourné une page de la vie de quelqu’un qu’elle ne reverrait jamais, elle y avait joué un rôle par hasard.
C’était la vie qui avait crié par sa bouche, c’était la voix de la jeunesse. Il était trop tôt pour mourir. Il fallait aller de l’avant !
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