La déchéance
Les rayons du soleil se levaient sur le Pacifique. Sur les îles artificielles de Tsukishima, les bateliers déchargeaient les caisses à poisson et les marchandises venues des ports de l’Ouest. Parmi ces denrées diverses, un groupe de parias, escortés par quelques hommes en armes, traînaient un palanquin qui ressemblait surtout à une de ces jarres dans lesquelles on mettait les cadavres. Les bateliers, dont la sueur commençait déjà à perler sur la peau sèche et tatouée, jetèrent un œil discret sur cette mystérieuse procession.
« Encore une marchandise spéciale pour un puissant », pensaient-ils tout bas.
L’étrange escorte disparut bientôt de leur vue. Et la vie affairée du port continua.
Le palanquin fut conduit dans un entrepôt isolé. En lieu et place de quelque illustre personnage, les hommes en débarquèrent une caisse. Ils la posèrent sur le sol en terre battue et l'ouvrirent comme une vulgaire marchandise. Un jeune homme s'en extirpa en tentant tant bien que mal de garder un semblant de dignité, sous l'œil goguenard de commis qui n'avaient pas l'air impressionnés par ce mode de transport. La chevelure d'un noir de jais et la peau d'une pâleur de neige, il était grand et mince, avec un visage noble et racé. L'interminable voyage à fond de cale n'avait pas affecté son maintien fier et particulièrement aristocratique.
— Et voilà la dernière acquisition, énuméra un comptable en posant son pinceau sur un cahier. Debout sur le plancher surélevé de ce qui semblait être l'arrière-salle d'un magasin, il fit signe au garçon qu'on venait d'amener. Ce dernier vint le rejoindre, ne sachant pas vraiment ce qu'il pouvait faire d'autre. Il était à peine arrivé devant l'homme que ce dernier tendit la main vers lui, essayant sans succès de lui saisir les cheveux. L'adolescent recula instinctivement.
— Allez, j'ai pas que ça à faire ! Fais voir tes yeux, lui ordonna l'homme.
Le nouveau venu se laissa faire de mauvaise grâce. Le comptable lui souleva les cheveux, le regarda, puis il inscrivit quelque chose sur son registre. Il sonna ensuite un commis, qui arriva de la pièce derrière lui.
— Bon, suis-le, fit-il avec un geste vague comme si obéir à des inconnus était la chose la plus naturelle du monde.
Le jeune homme lui jeta un regard menaçant, mais il s'éxécuta. Pour l'instant, c'était moins terrible que prévu. Il était libre de ses mouvements.
Il suivit l'employé le long d'interminables couloirs. Ce dernier le guida jusqu'à une salle d'eau, et le laissa là, après lui avoir remis une serviette, un morceau de savon et un kimono en coton léger, soigneusement plié.
— Je viens vous chercher dans une demi-heure, lui murmura-t-il avant de disparaître, aussi furtif qu'une souris.
L'adolescent posa ce qu'on lui avait donné sur un tabouret et entreprit de vérifier un à un tous les coins de la salle. Il n'y avait qu'une seule sortie : celle par laquelle il était entré. Il l'emprunta à nouveau, non sans avoir récupéré le kimono neuf.
Une fois dans les couloirs, il prit soin de prendre un chemin opposé à celui par lequel il était arrivé. Des bruits de voix entendus inopinément au détour d'un couloir le poussèrent à ouvrir une cloison pour se glisser dans une pièce noire et vide, l'espace d'un moment. Puis il ressortit, procédant ainsi jusqu'à ce qu'il débouche sur un joli jardin baigné par la lumière du matin. Des voix, de nouveau : sans attendre, le garçon sauta le parapet avec une agilité d'acrobate.
Le spectacle qu'il découvrit alors le laissa sans voix. Cette rue n'avait rien de commun avec la plus animée des voies passantes de Kyôto, et il n'en avait jamais vu de telle lorsqu'il se trouvait au service de Yoshimune. Edo avait-elle tant changé en l'espace d'un an ? Une foule pressée mais à la mine nonchalante arpentait les rues, formant un véritable ballet de kimonos colorés, coiffures extravagantes et mises recherchées. La proportion de « beaux garçons », avec leur coiffure caractéristique et leurs longues manches, était particulièrement élevée. En passant à côté de lui, deux de ces jeunes lui glissèrent un œil contrarié.
— Quelle saleté ! entendit-il murmurer à son propos alors que l'un des garçons se pinçait délicatement le nez.
— Un vagabond, ici ?
— Un paria des berges, plutôt !
Le fugitif se rendit compte que dans cette foule aux kimonos tapageurs, son vêtement de coton gris le rendait facilement repérable. Gagnant une petite ruelle, il se hâta de se changer avec le yukata que le commis lui avait donné. Blanc liseré de violet, avec des motifs de glycine, il s'accordait parfaitement avec le lieu. Il abandonna ses vieilles hardes sur place. Un modus operandi plus que familier, qui lui revenait naturellement en situation de survie.
Il s'agissait désormais de quitter ce quartier, puis la ville, de voler une monture et repartir vers l'Ouest au plus vite. Confiant en ses capacités à surmonter un obstacle et habitué à ce que rien ne lui résiste, l'adolescent marcha d'un pas vif vers une grande porte qu'il avait repérée. De l'autre côté, les rues avaient l'air plus calmes : c'était sans doute la fin de ce quartier de précieux.
— Halte-là, l'arrêta soudain un samurai. Où tu vas, comme ça ?
Le garçon le regarda sans un mot, comme s'il avait subi le pire des affronts. Depuis quand l'empêchait-on de franchir les portes ? En tant que samurai lui-même, et bénéficiant depuis toujours de l'appui du shogun, jamais il n'avait été arrêté nulle part.
— Je rentre chez moi, dit-il simplement. J'ai l'intention de quitter Edo.
Et vous feriez bien de coopérer à mon projet, ajouta-t-il mentalement en détaillant l'homme devant lui. Le coin de son œil effilé lui communiqua une nouvelle information : d'autres gardes venaient d'arriver, sortant des guérites de la porte comme autant de termites venues défendre leur tanière. L'adolescent se raidit imperceptiblement, alors que le rire du premier samurai résonnait.
— Et tu passes simplement par la grande porte, en plein jour, sans même essayer de te dissimuler ? T'es un original, toi !
— Pourquoi essaierais-je de me cacher ? lui répondit sèchement le fugitif. Je suis dans mon bon droit.
L'homme lui sourit.
— Je doute que ton maître pense la même chose, mon mignon ! lui répondit-il.
L'adolescent fronça les sourcils.
— Je n'ai pas de maître. Je suis un bushi du clan Naguki. Je ne suis pas encore employé et personne ne me donne d'ordre !
Le rire des gardes redoubla. Ils étaient hilares.
— Un samurai, vraiment ? Et où sont tes sabres, mon joli ? lui objecta-t-on. Et les armoiries de ce clan fictif auquel tu prétends appartenir ?
Le jeune homme réalisa soudain qu'il était désarmé. Et il n'avait rien sur lui qui portait les armoiries de sa famille.
Autant dire qu'il n'était rien.
— Des circonstances malheureuses font que je me trouve momentanément privé de mes effets personnels, tenta-t-il en ignorant la vague d'angoisse qui l'envahissait. Mais je suis bien Kairii Ise-no-kami, du clan Naguki, rattaché à la famille Tokugawa. Si vous prenez la peine de dépêcher un émissaire au palais pour vérifier, on vous confirmera que je dis vrai.
— Et prendre le risque de perdre notre tête s'il s'avère que tu nous mens ? rétorqua l'un des hommes. De plus, crois-tu qu'un jeune samurai d'un clan aussi important se balade sans escorte, et surtout sans ses armes ? La paire de sabres d'un samurai représente son honneur : tu te prétends guerrier, et tu ne sais même pas ça ?
— Il porte le kimono de la maison Fujiya, capitaine, remarqua alors l'un des hommes. Ça doit être un iroko de chez eux.
Une sueur froide coula le long du dos de Kairii. Iroko. On le prenait donc pour un prostitué.
— Non, protesta-t-il, je ne suis pas un iroko. Je ne connais même pas cette maison Fujiya dont vous me parlez !
Sentant la panique le gagner, il perdait ses moyens. Kairii savait que sa défense était mauvaise ; mais que dire d'autre ?
— C'est ce qu'on va vérifier, fit le capitaine en faisant un signe aux deux autres hommes. Vous autres, attachez-lui les mains.
Kairii comprit alors qu'on n'accordait pas le moindre crédit à son histoire. Si ces hommes avaient eu le moindre doute quant à ses origines, jamais ils ne l'auraient attaché. Imposer un acte aussi humiliant à un samurai de rang supérieur pouvait vous valoir la décapitation immédiate, sans même le droit de faire seppuku.
Il décida donc de tenter le tout pour le tout et de passer en force. C'était la tentative de la dernière chance. Si ces hommes le prenaient vraiment pour un putain, c'est-à-dire une marchandise de valeur, ils n'allaient pas le tuer. Ils allaient tenter de l'appréhender sans le blesser, pour ne pas faire perdre d'argent à son propriétaire.
Bousculant le premier homme de son épaule, Kairii se précipita en direction de la porte. Mais sa course fut stoppée nette par une corde lestée qui vint se prendre dans ses jambes : un artifice utilisé pour capturer les animaux, règne dont il semblait désormais faire partie.
— Qu'est-ce que tu crois, fit le capitaine en venant tranquillement le garroter, que tu es le premier putain à tenter de franchir cette porte ? Des kagema qui tentent de se faire la malle, on en a plusieurs par jour ! Sauf que d'habitude, ils sont plus malins que toi. Allez, emmenez-le !
On le poussa dans une guérite. Là, on souleva son kimono sans vergogne, avant de lui tirer la tête en avant pour le forcer à se baisser.
— Il a le chrysanthème taillé, chef, observa un autre après l'avoir examiné. Y a une cicatrice... C'est bien un iroko !
Kairii n'avait jamais été aussi humilié.
— Bien, statua le capitaine. On va le rendre à son propriétaire. Mais d'abord, il faut lui passer l'envie de recommencer. Vous pouvez vous amuser un peu avec lui, mais pas plus d'une minute par personne, et ne touchez pas à son visage. Compris ? Quant à toi, tu as été stupide. Tu aurais dû savoir que ta couverture ne résisterait pas à l'examen ! Cet orifice qui te donne ton prix te trahit. Jamais un samurai ne serait rabaissé à une telle condition, même s'il est jeune et beau. Qu'importe le nombre d'amants qu'ils ont eu, ces derniers n'ont pas le droit de se livrer sur eux à toutes les fantaisies !
Le garçon n'essaya même pas de discuter. C'était trop tard. Comme l'avait dit cet homme... Il était désormais un putain, sa condition marquée à vie sur son corps même.
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