Les prisons d'Edo

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Le marchand Harada décida de se débarrasser de son nouveau jouet au bout d'une semaine de ce traitement. Il s'était lassé de Kairii, qu'il trouvait froid et peu affectueux.

— Si tu t'étais montré plus câlin et gentil, j'aurais peut-être fini par m'attacher à toi, lui fit savoir Harada un jour. Mais ton visage reste de marbre pendant l'amour, et jamais tu ne me dis de mots doux. J'aime pas les garçons qui se donnent de grands airs, moi ! T'es peut-être beau, ta peau est peut-être plus pâle que celle des autres et tes yeux ont sûrement une couleur des plus rares, mais si tu ne montres jamais ta gratitude au lit, jamais aucun homme ne t'aimera. Personne ne voudra te garder, et tu finiras seul, Kirii.

S’entendre une énième fois appeler par ce nom qui n’était pas le sien acheva d'énerver Kairii, déjà à bout de nerfs. Se saisissant de l'homme d'une main et de son ornement à cheveux de l'autre, il lui enfonça violemment l'objet dans la narine, histoire de montrer sa gratitude. L'homme saigna, hurla, appela à l'aide.

Kairii changea de nouveau de propriétaire, sauf que cette fois, on l'enferma dans les prisons d'Edo. Là, il fut accueilli par des gardes au regard cruel et goguenard.

— C'est toi le kagema qui a tenté d'assassiner son patron en lui plantant un pic à cheveux dans le nez ? C'est vrai que t'es beau... Mais tu seras décapité pour ça. T'inquiète pas, on aura largement le temps de s'amuser avant. Quand tu passeras sur le billot, je peux t'assurer que tu n'auras rien à regretter : ton chrysanthème sera bousillé !

C'est avec cette déclaration que Kairii fut confronté à la réalité des prisons d'Edo.

Cette fois, il ne laissa personne s'approcher. Puisque de toute façon il devait être tué !

Mais Kairii sous-estimait la patience des gardes. Ces derniers étaient plus déterminés qu'une horde de chiens sauvages autour d'un mendiant blessé. Le jeune homme tint bon trois jours, jusqu'à ce que le sommeil eut raison de lui. Il ne ferma les yeux que quelques secondes, mais ce fut suffisant pour que le garde de faction ouvre la porte et lui passe la corde autour du cou. La sensation du danger imminent lui fit ouvrir les yeux quasi immédiatement, quoique trop tard : le faciès féroce du garde était devant lui, alors que sa cellule était envahie par d'autres hommes venant à la rescousse. La lutte fut longue mais vaine.

Cette nuit-là, les prisonniers connurent une forme rare de répit : les gardes quittèrent tous leur poste. On pouvait entendre leurs cris de joie et les bruits de leur ripaille, sortir des recoins les plus sombres et reculés des prisons d'Edo. Lorsque le fonctionnaire en charge des exécutions se rendit aux prisons le lendemain, il y trouva des gardes goguenards et un calme inhabituel. La liste des condamnés du jour en main, il fit la revue des troupes. Il s'arrêta face à un jeune homme attaché au fond de sa cellule, couvert de sang et de loques, dont le cou gracile était mordu par une vilaine marque de corde.

— Qui c'est, celui là ? demanda-t-il en plissant les yeux.

— Un jeune putain qui a tenté d'assassiner son maître, et y a presque réussi, lui fut-il répondu entre sourires dissimulés et coups d'œils échangés.

Le samurai le considéra en silence.

— Amenez-le sur l'aire d'exécution avec les autres, décida-t-il sèchement, au grand dam des gardes qui auraient voulu le garder un peu plus longtemps.

Kairii fut trainé à demi-mort sur l'échafaud. Trois fonctionnaires chargés de contrôler les exécutions y étaient déjà. À leurs côtés, un tabouret pliant de campagne militaire plus luxueux que les autres était vide : c'était celui d'un haut intendant du palais qui se faisait attendre, Naka-no-ma Genmaru.

Le condamné attendait à genoux, les mains liées dans le dos. La tête basse, Kairii ne pensait plus à rien. Il ne pensait plus à Tai, ni à Kyo, ni même à survivre. Il ne pensait qu'à l'oubli salutaire qu'allait lui amener la mort.

— Le seigneur Naka-no-ma n'est pas encore là ? s'enquit-on.

— Non. Mais il ne tardera plus. Le shogun n'aime point le voir s'absenter hors du palais trop longtemps : aussi, je vous conseillerais de prendre de l'avance sur les exécutions.

On acquiesça. Sur un signe du plus haut gradé, le bourreau leva son sabre. Il allait l'abattre lorsque le préposé à la porte apparut en courant.

— Attendez ! Un ordre vient de nous parvenir ! Par décision locale, le condamné Kirii de la maison Fujiya est amnistié !

Les samurai baissèrent les yeux sur Kairii.

— C'est toi, Kirii ?

Kairii garda le silence. A l'autre bout du terrain, de l'autre porte, le cortège de Naka-no-ma Genmaru se faisait voir.

— Le seigneur Naka-no-ma vient d'arriver, chuchota un autre samurai à l'oreille du haut fonctionnaire.

Ce dernier regarda par dessus son épaule. Puis il se tourna vers Kairii qui attendait toujours, assis par terre.

— Bon. Détachez celui-là, et rendez-le à la maison Fujiya, fit-il en se levant pour accueillir l'émissaire du shogun.

Kairii fut soulevé sous les bras et éloigné du lieu d'exécution, alors que Naka-no-ma Genmaru, qui l'avait connu autrefois, se dirigeait d'un pas martial vers l'échafaud, ses longs cheveux flottant dans le vent, la main fièrement sur le sabre. Il ne jeta pas un regard à la misérable silhouette de son ancien condisciple, qu'on ramenait vers les prisons où l'attendaient, anxieux, les gens du Fujiya.

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