Retour vers l'Est

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Je retournai à Nagoya, ce qui me prit encore plusieurs semaines. Cette fois, l’odeur des rizières aux eaux brûlées par le soleil avait laissé place aux volutes d’encens qui s’échappaient des autels bouddhiques domestiques, donnant l’impression que les routes poussiéreuses étaient bordées de cimetières. Je songeais que c’était le prélude de ce qui m’attendait, si je ne retrouvais pas mon seigneur en vie. Un crâne blanchi sur un bord de chemin, quelques ossements et bouts de tissus délavés, pêle-mêle. L’acier terni de mon sabre dégainé.

Comme je l’avais fait à l’ancienne capitale, je passai plusieurs jours perché dans un arbre, à observer au-dessus des murs de la place forte des Otsuki. La lanterne portant ses armoiries n’avait pas été allumée devant le logement principal, ce qui voulait dire que mon ennemi n’y était pas. Où se cachait-il ? Craignait-il tant les malédictions des fantômes des Kuki, dont il ne restait plus que moi ?

Je résolus ce mystère en suivant l’un des préposés au château jusqu’à son domicile où il rentrait après son travail, un soir. Le fonctionnaire, qui n’avait dû tirer son sabre qu’une ou deux fois dans sa vie au cours d’entraînements obligatoires, fut totalement pris au dépourvu lorsqu’une ombre sortit de l’obscurité derrière lui, lui collant une lame aiguisée – qui avait bien servi, elle – sous la gorge. Bien sûr, il me dit tout ce que je voulais savoir. Bien sûr, il paya de sa vie pour cela. Ne jamais laisser aucun témoin, c’est notre règle, à nous autres.

Sadamaro avait bien eu pour idée de se garder Kairii pour lui seul, à l'abri dans l'une de ses nombreuses résidences. Mais, comme son ancêtre avant lui, il s’était heurté à l’esprit combatif des Kuki. S’étant vu refuser comme amant officiel ou nenja, il avait vendu celui qu'il croyait être la réincarnation d’Onimasa à un bordel en vogue pour être « sûr que tout Edo lui passe dessus » : il voulait montrer aux yeux du monde le prestige du clan Otsuki, finalement capable de mater l’un des « Neuf Démons ». Plutôt que de le tuer, il semblait trouver un malin plaisir dans l'humiliation totale de son ennemi. Kairii, à qui on avait dit que j'étais détenu en otage quelque part, avait été obligé de se soumettre. Un chantage odieux était la garantie de sa docilité.

— Ils lui ont dit que pour chaque jour d'obstination de sa part, on lui enverrait une partie du corps de l'autre gamin, m'avait stupidement avoué le garde. En commençant par les doigts.

Entre l'accomplissement de sa vengeance et la préservation de son honneur, Kairii avait choisi ma vie et l'humiliation. Je m’en mordis la lèvre de dépit, souhaitant soudainement ne l'avoir jamais rencontré. Depuis que je m’étais manifesté pour me mettre à son service et l’aider à restaurer l’honneur bafoué de son clan, les priorités de Kairii avaient nettement changé. Il faisait passer mon bien-être avant le sien, allant jusqu'à sacrifier son intégrité physique et sa vertu. Maintenant, alors qu'il avait enfin l'occasion d'éliminer la tête du clan Otsuki, le voilà qui renonçait au serment fait à Kiyomasa pour préserver ma vie, à moi, un simple serviteur... Je me demandais à quoi il jouait. Avec ça, il ne faisait nul doute que Kiyomasa lui-même me considèrerait comme un obstacle à l'accomplissement de sa vengeance. S'il le découvrait, il allait vouloir me tuer, lui aussi. Je ne pouvais donc pas compter sur son aide pour récupérer Kairii, ni sur aucune des anciennes relations des Kuki. Le shogun avait donné son aval, las de cette vieille querelle qui menaçait la paix : officiellement, le clan des Neuf Démons n’existait plus.

Pour délivrer mon seigneur de ce joug odieux, je ne pouvais compter que sur moi-même.

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