La colle et le bâton

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Kairii était en train d'écraser le poivre du Sichuan et une des bandelettes parfumées avec le mortier dans sa tasse de thé lorsque la cloison s'ouvrit sur un adolescent exquis, qui resta un moment interdit. La vue de ce garçon sinistre et hirsute, en train de s'acharner sur la colle d'ichibu avec le bôyaku, le bâton médicinal, lui avait ôté la parole un moment.

— Arrête, voyons, fit-il en se précipitant. Ce médicament coûte cher !

Kairii releva la tête vers lui. Le garçon eut de nouveau la chique coupée en réalisant à quel point il était beau : beaucoup plus, même, que le tayû de leur établissement. Il recula, stupéfait par le visage triangulaire, à la beauté surnaturelle et à la pâleur de marbre, du nouveau.

— Je m'appelle Nao, se présenta-t-il alors. Tu es Yuki, c'est ça ?

Kairii garda le silence. Yuki, ce n'était pas son nom.

— Il paraît qu'il faut que je t'explique le b.a-ba du métier ? poursuivit le garçon en venant s'asseoir devant lui. Ce sont tes débuts en tant qu'iroko ? On ne t'as pas formé ? Tu n'as pas l'air d'un petit chigo, pourtant ! Tu as quel âge, si ce n'est pas indiscret ?

— Dix-sept ans, répondit Kairii d'une voix basse et sombre.

— Dix-sept ans, et toujours vierge... ? s'étonna Nao en levant un sourcil. Eh ben !

Kairii hésita un instant à clouer le bec à ce garçon désagréable et inquisiteur. Mais plutôt que de lui en coller une, il décida d'attendre et de voir.

— Je ne suis pas vierge, dit-il de façon sibylline en s'appuyant contre la balustrade de la fenêtre, les bras croisés.

Le jeune kagema le regarda. Non, il ne l'était pas. Pas une seule trace de gêne ou d'embarras sur ses joues pâles... Il était peut-être, au contraire, très expérimenté.

— Je vois, sourit-il alors. On te vendait comme seme, pas vrai ? C'est vrai que t'as le genre. T'as eu de la chance... Mais ici, on est à Yushima. Les clients veulent des wakashû prêts à l'usage, tout de suite. C'est l'usine, ici... T'as intérêt à connaître les bons trucs si tu ne veux pas te retrouver avec le boudin qui sort des fesses ou le goulot en lambeaux comme un vieux mouchoir !

Kairii fronça les sourcils.

— Je vois que ça te dit rien, conclut le garçon avec un sourire. Normal ! Bon, laisse-moi t'expliquer.

Il saisit d'abord le pilulier, qu'il lui arracha des mains.

— Ces bandelettes que tu vois, c'est un papier spécial laissé à tremper toute une nuit dans un mélange à base d'aloe vera. Elles ont un effet apaisant et dilatant. Juste avant de recevoir un client, t'en prends une, tu la mets dans ta bouche, tu la mâche, et tu t'en enduis bien soigneusement la porte de derrière. Plus t'en mets, mieux c'est, crois-moi ! N'oublie pas de t'en badigeonner aussi après avoir reçu un client. Comme ça, tu dureras plus longtemps.

Kairii regardait l'adolescent en silence. Celui-ci continuait son exposé d'une voix rapide et assurée.

— Le poivre du Sichuan, fit-il en s'emparant de la fiole. Tu t'en saupoudre la rondelle avant une passe. Après le ichibu funori, hein. N'en mets jamais sur le truc du client : ça les rend fous. Ça va te piquer de partout, t'en pourras plus, et tu n'auras qu'une hâte : que ton danna te fourre sa queue bien profond entre les fesses pour te soulager. Ça lui donnera l'illusion d'être un super coup, et il sera content. Un client content, c'est un client qui revient, et qui te traite bien !

Il reposa la fiole de poivre sur la table avec un bruit sec, saisissant cette fois le mortier.

— Ça... C'est à la fois ton pire ennemi et ton meilleur ami, selon les périodes et la façon dont tu t'en sers. Moi, je te conseille de le porter pendant la nuit, et plusieurs fois pendant la journée. Tu l'enlève juste avant la passe, sans que le client ne puisse le voir. Il aura l'impression que t'es excité... Ouais, la plupart des clients croient à ce genre de fables. Faut surtout pas les contredire. Et puis crois-moi, mieux vaut être bien dilaté avant d'aller au feu. Les clients, ils vont droit au but : le temps pour eux, c'est de l'argent. C'est notre rôle à nous d'être prêts quand ils arrivent !

L'adolescent regarda le nouveau. Ce dernier arborait un visage inexpressif : ses grands yeux – gris ? – étaient légèrement agrandis, et sa bouche avait pris un pli boudeur. La dernière fois que Nao avait vu une telle expression, c'était sur le visage de son petit frère lorsqu'on leur avait annoncé que leur mère ne reviendrait jamais.

— Tu l'as jamais fait par derrière ? demanda-t-il alors en baissant le ton. Si c'est le cas... Garde-le pour toi. Ce conseil, c'est mon cadeau de bienvenue. Le mizusage – c'est comme ça qu'on appelle le mizuage pour les types – c'est l'enfer. Ils sélectionnent le danna qui a le plus gros gourdin parmi les clients les plus fidèles – en général un amateur de culs vierges – et ils te mettent au lit avec lui. Le gars t'enfonce son truc d'un seul coup jusqu'à la garde, sans huile de sésame, pour bien te déchirer le cul... On te laisse cicatriser pendant quelques jours, et après, t'es ''taillé'' pour travailler.

Kairii fixa le jeune homme. Il ignorait cette tradition... Mais elle n'était pas si éloignée de ce qu'on lui avait fait.

Toutes ces préparations – l'huile de sésame, le « bâton médicinal », le poivre, la « taille » – lui rappelait ce livre sur les tortures impériales de la dynastie Ming qu'il avait lu un jour. Dans ces établissements de kagema, on mettait en oeuvre les moyens issus des innovations les plus pointues de la pharmacopée et de la médecine de l'époque, tout ça pour pouvoir torturer des gamins le plus longtemps possible. Kairii trouvait cela ignoble. Il se demanda comment le shogun pouvait tolérer de tels agissements. Il était déterminé à lui jeter une flopée d'accusations au visage dès qu'il le reverrait.

Kairii était plus que jamais résolu à ne pas laisser quiconque s'approcher de son « chrysanthème ». Il était déterminé à tuer et à être tué si vivre ou laisser vivre impliquait d'être à nouveau violé. Mais lors de la deuxième nuit qu'il passa au Kikuya, incapable de dormir, il se rappela de la raison pour laquelle il avait enduré tout ça et se retrouvait captif aujourd'hui. Les yeux fixés sur la lune qui luisait au dehors, il se souvint de son ami. Tai était-il en vie ? Était-il torturé, maltraité et abusé comme lui l'avait été ? Après avoir fixé l'astre blanc, Kairii se frotta les paupières. Il chassa les dernières pensées noires de son esprit. Je ne peux pas mourir, se résolut-il, pas pour si peu. Il devait penser à Tai d'abord, et à la promesse qu'il lui avait faite. Même si cela voulait dire qu'il devait tout endurer... Attrapant son oreiller avec ses deux mains, il ferma les yeux.

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