Une rose bardée d'épines

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Tout comme il s'était immédiatement accoutumé au reste, Kairii s'adapta rapidement à la vie au quartier réservé. Elle différait radicalement de sa dernière vie, mais il se souvenait avoir expérimenté quelque chose d'un peu similaire dans une autre existence, il y a très longtemps. Comme lors de ses années de jeunesse dans l'autre-monde, il était entouré de jeunes mignons et talentueux qui faisaient tout leur possible pour satisfaire une clientèle exigeante et tyrannique. Et comme à cette époque, il sut très vite se faire respecter par ses pairs. Une sévère correction administrée au premier qui osa le provoquer, devant tout les autres membres de la maison de thé, acheva de consolider sa place. Les autres réorganisèrent leur placement en fonction de la nouvelle donne. Un nouveau dominant était arrivé parmi eux : il avait été défié immédiatement par leur tayû, le kagema qui faisait office de chef, et l'avait sorti du jeu aussi vite. Kairii prit sa place tranquillement, sans états d'âmes, faits de gloriole ou atermoiements. L'autre garçon changea de maison.

Kairii adopta le même comportement avec les clients. On lui avait certes imposé de rester dans cette maison de thé et d'y travailler. Mais personne n'était là pour lui dicter la façon dont il devait se comporter, le nombre de clients qu'il devait recevoir et le chiffre qu'il devait faire. Kairii décida, comme d'habitude, de faire à sa manière. Bien entendu, on tenta de lui imposer des passes. De façon subtile tout d'abord, en le mettant en présence d'hommes susceptibles d'être intéressés lors des réceptions qui avaient lieu tous les soirs en bas, ou le faisant descendre pour jouer du shamisen pendant la journée, alors que les clients se restauraient. On pensait que sa beauté inouïe et son charisme naturel susciteraient des vocations. Cependant, au grand dam de la direction du Kikuya, les choses se déroulèrent différemment.

Les patrons réalisèrent rapidement que leur nouvelle acquisition avait un niveau en musique bien supérieur à celui des autres et qu'il pouvait, seul, animer les fêtes. Sa voix atypique, à la tessiture sombre et grave, était aimée des clients. Ils étaient prêts à payer juste pour l'entendre chanter. Un nombre grandissant d'entre eux venait même dans l'unique but de le contempler.

Mais en dépit de sa beauté et de son talent, le nouveau kagema impressionnait trop pour qu'on le sollicite comme « compagnon d'oreiller ». Personne n'osait le demander et Kairii ne faisait aucun effort pour les y encourager. Il portait tous les jours, invariablement, le kimono noir qu'il avait exigé et obtenu. Sa coiffure restait aussi simple que possible, et son maquillage se limitait à deux traits noirs au coin des yeux et une touche de carmin qui donnait à ses lèvres une légère coloration sanguine. Pendant les fêtes qui se déroulaient chaque soir, il se mettait dans le fond dans la pièce avec son shamisen et jouait de la musique sans se mêler aux autres kagema. Il fuyait le contact des clients plus encore. Ceux qui étaient mis en présence de ce garçon au sourire machinal et à la chair glacée montraient immédiatement une crainte respectueuse. Quant aux autres, Kairii les mettait au pas d'un seul regard. Kuru na, disaient ses yeux de pierre, aussi froids et vides que ceux d'une statue.

Les patrons finirent par penser que leur nouvelle acquisition n'avait aucun « iroke » : qu'il n'était pas bon pour la séduction et l'acte de chair.

— Il semblerait bien que cet adolescent soit comme une rose des montagnes bardée d'épines, qui fleurit dans une vallée retirée et qui finit par tomber, la saison passée, sans personne pour l'avoir admirée ! C'est un véritable gâchis, mais j'imagine que c'est le karma de ce garçon. Il a le cœur aussi froid que cet éphèbe chinois du célèbre poème, et du reste, il est beaucoup trop beau pour susciter l'envie de le cajoler. Si j'avais voulu d'un bel objet, je me serais offert une poupée de Hakata ! J'aurais mieux fait d'acheter un garçon moins parfait, mais plus mignon. Enfin. Cela m'apprendra à écouter l'avis d'une femme ! Vous autres du sexe faible, vous ne comprenez décidément rien aux hommes, déclara le patron en observant Kairii, assis seul et droit dans le fond de leur salle de réception, évoquant plus le gisant qu'un agréable et gentil compagnon.

— Balivernes, souffla sa femme comme un chat échaudé. C'est juste que tes clients ne sont pas de véritables connaisseurs. Les hommes sont lâches par nature, ils craignent la vraie beauté. Cette dernière est terrible, irregardable : c'est ce qu'est ce garçon, et il ne mérite d'être aimé que par ceux qui sont capables de la soutenir !

Le patron grimaça une moue dubitative. À la « terrible beauté » d'un Yukigiku, il préférait effectivement l'inoffensive joliesse d'un adolescent soumis et dévoué. Cependant, il ne parla pas de revendre Kairii. Comme sa présence permettait d'économiser la venue d'un musicien professionnel et que son art était en outre fort apprécié, il le laissa faire à sa guise. Du reste, ses seules recettes en tant qu'artiste de scène suffisaient à compenser les pertes. Dès la première semaine, le Kikuya était déjà rentré dans ses frais.

Ces ajustements imposés par le nouveau kagema se passèrent naturellement, sans accroc, jusqu'à ce que survienne un incident.

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