Sakabe Hideki : 2
Kairii fit ce qu'on lui demandait. Il se débarrassa de sa ceinture tranquillement, la jetant sur le côté.
— Montre un peu ton corps, souffla Sakabe en passant sa main sur son ventre.
Kairii s'allongea sur le dos, offrant son torse aux caresses. Le rônin écarta un peu plus son kimono pour le regarder. Il consacra un long moment à la contemplation du corps du garçon.
— Tu as été beaucoup fouetté, fit Sakabe, ses yeux bruns posés sur les cicatrices qui marquaient la peau de Kairii. Et depuis longtemps. On voit tout de suite que tu n'es pas un garçon docile !
Kairii lui jeta un coup d'œil oblique.
— Je ne fais ce sale boulot que depuis quelques semaines, lâcha-t-il avec dédain. Ces marques que tu vois, rônin, ce sont des blessures de guerre. Pas de viles punitions d'esclave. Chacun des hommes qui a marqué ma peau l'a payé de sa vie.
Cherchant à contrer le malaise qu'avait succité en lui la réponse pleine de fierté du garçon, Sakabe ricana.
— Des blessures de guerre ? Ben tiens !
Et il rabattit le pan du kimono sur la partie la plus marquée du corps de Kairii, inconsciemment troublé par ces marques terriblement familières.
— Donc, tu es nouveau dans le métier ? continua-t-il. C'est une chance. Tu es d'une rare beauté, même pour un kagema, et malgré ces cicatrices, ton corps est très érotique. Je n'ai jamais vu d'aussi belles fesses.
Kairii tourna la tête. Les compliments des clients le rebutaient, particulièrement celui-là.
— Pourquoi est-ce que ta peau est aussi blanche ? murmura le rônin en touchant son partenaire comme s'il était un animal étrange.
— Si je vous le disais, vous ne me croiriez pas, répondit Kairii en croisant ses bras derrière sa tête.
Sakabe se pencha pour lécher les tétons du garçon.
— Dis toujours. J'ai payé pour que tu me divertisses, aussi, dit-il entre deux coups de langue sur la peau du jeune prostitué. Si tu as une bonne histoire à raconter, je suis preneur !
— Je ne suis ni mort, ni vivant. C’est pour ça que ma peau est aussi froide, et que je ne ressens rien. C'est un cadavre que vous êtes en train d'étreindre.
L'homme le regarda, interloqué.
— Ni mort ni vivant ? Et comment est-ce possible ?
Kairii tourna paresseusement son visage vers le samurai.
— Un mort en sursis, si vous préférez. La lame sur le ventre, en attendant d’avoir accompli ma vengeance.
Le visage contre le corps de Kairii, Sakabe ricana.
— Quel drôle de kagema tu fais. C'est dans ces bouquins que tu lis que tu trouves l'inspiration pour toutes ces histoires à dormir debout ?
Kairii lui jeta un regard oblique.
— Ce ne sont pas des histoires à dormir à debout. C'est la stricte vérité. Je ne mens jamais. Je vous avais dis que vous ne me croiriez pas.
— Qui croirait à des histoires pareilles ? fit le rônin en venant enfouir son menton sous l'aisselle du jeune homme.
Tai, pensa Kairii. Lui, il me croit.
Il ne répondit pas. Il se laissa faire, le corps mou, lorsque Sakabe pressa rudement son visage rugueux sur le sien, avant de forcer sa bouche tout en le tenant sous les bras. Le désir ardent qu'il avait de Kairii transparaissait dans sa respiration saccadée, ses grognements graves et la façon dont il le touchait... Jusqu'à son odeur musquée. Sa main descendit sur les hanches de l'adolescent, puis il tâta ses fesses et caressa son ventre, dirigeant son attention sur ce dernier.
— De quoi es-tu mort, alors ? demanda Sakabe dans un murmure, la langue sur le nombril du garçon.
— Double suicide, répondit Kairii en regardant le plafond. C’est ainsi que se termine ma vie.
Sakabe le regarda.
— Double-suicide ? Comme dans ces pièces où tu joues ?
Kairii répondit par un fin sourire.
— Ça fait quoi, d'être mort ? demanda Sakabe quasi-immédiatement.
— Rien du tout. C'est d'être vivant qui fait quelque chose.
Le rônin le regarda en silence quelques instant, avant de se mettre à rire.
— C'est pour tout ce que tu racontes que tu es si célèbre ? Tes habitués ont le goût du macabre ? On dit que les gens d'Edo adorent les histoires de meurtres et de fantômes. Plus c'est sordide, mieux c'est !
Kairii lui jeta un regard de côté.
— Je vous laisse tirer les conclusions que vous voulez.
Sakabe émit un nouveau rire bref.
— Bon. Et comment tu t'es retrouvé dans une maison de passe, monsieur le fantôme ?
— Mon clan fut décimé suite à la perfidie d'un seigneur. J’ai été élevé par le seul survivant pour être le bras armé de leur vengeance, mais en l’apprenant, l'ennemi a enlevé mon compagnon d'armes. Il a menacé de lui couper une partie du corps pour chaque jour où je refusais de me plier à ses volontés... L'une d'elles m'obligeait à vendre mon corps dans un bordel. Il a fait ça pour m'humilier, bien sûr. Mais c'est inutile. Comme je vous l'ai dit, je suis déjà mort. Comment peut-on humilier un cadavre, qui a déjà subi les pires outrages des millions de fois ?
Cette fois, Sakabe ne riait plus.
— Je ne te crois pas, fit-il en se redressant. Arrête de raconter des mensonges... Si tu continue, je te bâillonne !
— Croyez ce que vous voulez, lui répondit Kairii. Je m'en fiche de votre avis... De toute façon, ça ne changera rien à ma situation. Ni à la vôtre, d'ailleurs. Tout ce que vous pourriez faire revient à lâcher un pet dans une mare. Violer des mômes, moi et mon corps d'emprunt y compris... Qu'est-ce que j'en ai à foutre, finalement ?
Posant sa tête sur ses bras blancs, il regarda sur le côté.
Sakabe continua à le contempler un moment. Finalement, les histoires fantasques de ce kagema bizarre avaient fini par le déstabiliser. Il le détestait pour cela, mais surtout, il se détestait, lui, de se montrer aussi faible.
— Je veux te prendre par derrière, lui fit le rônin. Retourne-toi.
Kairii s’exécuta. Au moins, il n'aurait pas à supporter la vue de cet homme. S'allongeant sur le ventre, il posa sa tête sur ses bras croisés. Le type avait l'air d'être l'un de ceux avec qui ça allait vite.
— Tourne la tête vers moi. Je veux voir ton visage.
Encore une fois, Kairii dut obéir. Il tourna la tête sur le côté, la joue reposant sur sa main.
— Lève un peu les fesses... Et abandonne cette expression blasée, ordonna encore le samurai.
Kairii lui jeta un regard rapide. Cette fois, il n'obéit pas.
Du reste, l'homme ne le regardait déjà plus. Toute son attention était focalisée sur son derrière, qu'il avait mis à nu en soulevant son kimono. Des mains calleuses vinrent le caresser, écartant son cache-sexe pour introduire un doigt brutal dans son anus.
— On m'a dit en bas que tu étais aussi étroit qu'un petit chigo... murmura Sakabe. Qu'on ne te donne qu'à une poignée d'hommes triés sur le volet pour garder ton chrysanthème aussi serré que possible. C'est la vérité, visiblement ! On peut dire que je suis chanceux.
Kairii grimaça de dégoût et, révolté, il repoussa l'homme avec humeur. Le rônin répliqua en lui repliant le genou pour avoir un meilleur accès à son intimité. Puis il passa ses doigts sur son pénis, bien décidé à gagner son amitié. Mais il abandonna cette idée tout de suite après avoir tâté l'organe inerte du garçon : il le trouvait trop gros.
Comme l'avait prophétisé Harumi, le client ne se donnait pas la peine d'utiliser de lotion lubrifiante. On avait pourtant dû lui en donner en bas. Surmontant sa répulsion, Kairii attrapa la pommade que lui avait laissé l'habilleur et la tendit à Hideki, sans le regarder.
— Oh, sourit ce dernier. Je vois qu'on devient plus coopératif... Très bien, je vais l'utiliser, votre potion. Qu'on n'aille pas dire après que je traite mal les garçons ! Donne-moi le bout de bois, aussi.
Kairii le lui lança. Il évita de regarder lorsque le rônin badigeonna les sept centimètres de bois de camélia avec la pommade, refusant de voir son sourire suggestif.
— Regarde comme je suis gentil avec toi, murmura l'homme avant de venir visser l'objet entre les fesses de sa victime.
Le jeune homme était déjà parti d'ailleurs. Son esprit voltigeait vers de hautes sphères, hors d’atteinte des mains boueuses qui cherchaient à l’atteindre. Lorsque l'homme força son sexe en lui, il ne sentit presque rien.
— Pourquoi tu ne cries pas ? finit-il par lui demander entre deux halètements. Les garçons crient, d'habitude !
Kairii ne prit pas la peine de répondre. La question l'avait néanmoins ramené à la réalité, et il dissimula une nouvelle grimace dans sa manche.
Je ne te montrerai rien du tout, avait-il décidé. Je ne dirai rien non plus.
Le rônin redoubla d'ardeur, s'épuisant à arracher un gémissement à son jeune amant. C'était peine perdue. Son partenaire gardait le même faciès inexpressif, et pas un son ne sortait de sa bouche. Du reste, l'homme parlait pour deux.
— Qu'est-ce que tu es étroit... Un vrai délice. Ton chrysanthème n'a pas encore beaucoup servi, pas vrai ? Tu vaux bien le prix que j'ai payé, finalement !
L'homme haleta bruyamment avant de reprendre.
— Mais j'ai l'impression de baiser une poupée... Réagis un peu ! Tu dois ressentir quelque chose. Je te sens te contracter à l'intérieur.
C'est mécanique, eut-envie de lui dire Kairii. Une réaction de défense de mon corps contre les intrusions.
Mais là encore, il garda le silence.
L'homme lui attrapa les cheveux. Il lui tira la tête en arrière, l'obligeant à se mettre à quatre pattes.
— Voilà, c'est mieux là. C'est comme ça que doit être un subalterne envers son supérieur !
Kairii se retourna brusquement.
— Ne force pas ta chance ! grinça-t-il en repoussant le rônin du pied.
Puis il se leva et sortit de la pièce en rectifiant son kimono.
Surpris, l'homme mit un moment avant de réagir. Il sortit dans le couloir, tout chose, cherchant le garçon du regard. Il finit par le trouver en bas, appuyé contre un mur les bras croisés, en train de fumer. À côté de lui, se tordant les mains avec embarras, se trouvait le patron.
— Je ne coucherai pas avec lui, statua Kairii sans même prendre la peine de le désigner. De toute façon, pour le type de services qu'il demande, n'importe qui peut faire l'affaire.
Très ennuyé, le patron se confondit en excuses, le tout ponctué de pirouettes et de réprimandes au jeune homme.
— Cher client, laissez-moi vous présenter des garçons plus jeunes et plus dociles. Bien sûr, tout cela aux frais de la maison. Je vous l'avais dit, Yukigiku ne vaut pas le coup pour vous. Il a un caractère difficile, il est arrogant, méchant et rebelle. Regardez-le, à rester là les bras croisés comme un général sur un champ de bataille ! A-t-on vu un kagema plus désagréable, je vous le demande ! Excuse-toi, Yuki ! Et puis vous savez, il a dix-sept ans ! Il est trop vieux pour un connaisseur tel que vous... Les garçons que je vous propose en ont quatorze, ils sont débutants, doux comme des filles et...
Kairii lui coupa la parole.
— Ne donne pas de débutants à ce type, il va les massacrer. C'est une brute stupide. Donne-lui plutôt un porc de l'étable, je doute qu'il voit la différence de toute façon.
Cette fois, le rônin vit rouge. Furieux, il s'approcha de Kairii.
— Qu'est-ce que tu dis ?
Ce dernier le regarda dans les yeux.
— La vérité, comme toujours. Je suis réputé pour ça.
Le rire gêné du patron vint couper la tension montante entre les deux hommes.
— Voyons, voyons ! N'écoutez pas ce qu'il dit. Il reste dans son personnage ! C'est vrai, ses habitués apprécient notre tayû pour son acidité. Certains aiment être un peu malmenés, si vous voyez ce que je veux dire ! Mais pour un hôte de marque comme vous, j'ai autre chose. Quant à toi, vilain, ingrat que tu es, à genoux, et présente tes excuses immédiatement à notre honorable client !
Kairii se contenta de lui jeter un regard de travers, et le patron n'insista pas. Du reste, il aurait été possible de comprendre sa déclaration comme un discours à double sens : le rônin n'était pas assez raffiné pour apprécier une perle rare comme Yukigiku à sa juste valeur. L'homme dut le comprendre, car il le coupa net.
— Non. C'est lui que je veux. Lui, et pas un autre.
Kairii recracha sa fumée.
— S'il continue à me tirer les cheveux, je suis bon pour passer la journée chez le coiffeur demain, dit-il. C'est quel jour demain déjà ?
— La grande première du Double suicide de la nuit de Kôjin ! trembla le patron.
Évidemment, Yukigiku s'y produisait. C'était la première fois qu'un de leurs kagema était choisi pour jouer dans la pièce inédite d'un metteur en scène aussi renommé que Chikamatsu... Ce dernier avait remarqué leur tayû et leur avait fait la faveur insigne de lui attribuer un rôle phare dans son nouveau drame. Il était hors de question de laisser passer une telle opportunité.
— Veuillez comprendre, honorable client, supplia le patron en joignant les mains devant lui. Bien sûr, pour un noble guerrier comme vous la différence est infime, mais avant d'être un iroko, Yukigiku est un acteur en vogue, au talent irremplaçable. Oui, je comprends. Son comportement est impardonnable. Pourquoi ses admirateurs sont-ils attachés à un tel diable de kagema, je l'ignore ! Mais toujours est-il que les gens payent très cher pour pouvoir le voir danser, chanter ou jouer de la musique. Ce qui peut arriver après entre un artiste et son patron n'est qu'accessoire... Pour un tayû de sa classe, la priorité reste l'art. Est-ce que vous me comprenez ?
Le rônin hocha la tête.
— Oui. Je reconnais qu'il a quelque chose, votre diable, sourit-il. Warukatta na, Yuki. Repartons sur de nouvelles bases. Est-ce que tu accepterais de danser pour moi ?
Kairii rangea sa pipe dans sa manche. Cette fois, il était obligé d'accepter.
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