Le chat noir et les persans
Lorsque son client fut parti – ce dernier n'avait quitté son futon qu'à regret, non sans avoir tenté de « consommer » à nouveau - Kairii jeta d'un geste rageur les épingles et les peignes qu'on lui avait mis dans les cheveux. Il se débarrassa de son kimono d'apparat, enfila son vêtement noir et descendit les escaliers quatre à quatre pour aller voir la direction.
— Yuki-chan ! O tsukare, s'exclama la patronne en lui faisant signe de prendre place à côté du foyer. Viens t'asseoir au chaud, mon chéri.
Le tayû vint s'installer à côté de la femme. Elle s'interrompit dans ses comptes pour venir lui masser les épaules. Le jeune homme ferma les yeux, faisant mine de se laisser faire de bonne grâce.
— Tu es fatigué, hein ? minauda la vieille geisha comme si elle s'adressait à son chat. Tu as travaillé dur cette nuit !
— Je travaille toujours dur, répliqua Kairii d'un ton volontairement bougon. C'est pas comme si je m'amusais, ici... Surtout avec des clients comme celui d'hier.
— Je sais, je sais, gémit la mère maquerelle, faussement compatissante. Si ça ne tenait qu'à moi, je te laisserais partir, tu sais. Ah, tu me manquerais, c'est sûr ! C'est une joie pour moi d'avoir un garçon tel que toi au Kikuya. Tu sais que j'ai une faiblesse particulière pour les hommes ténébreux ! Mais même si tu m'octroyais tes faveurs, Yuki, même si je succombais à ton charme, je ne pourrais pas te libérer. Tu le sais bien.
Kairii dut faire appel à tout son sang froid pour ne pas réagir violemment. À la place, il lui jeta un regard contrôlé.
— Je suis au courant, dit-il sèchement. Mais je ne peux pas travailler dans ces conditions. Vous voulez que je ramène de l'argent en vendant mon corps, soit. C'est pas la mer à boire. Seulement, j'ai besoin d'une aide. Je ne peux pas tout gérer tout seul.
La femme leva les sourcils.
— Tu veux une servante ? Si c'est pour le sexe, tu sais que tu peux aller à Yoshiwara autant que tu veux. Tu es le tayû, tu es libre de t'amuser à ta guise, tant que cela n'empiète pas sur tes heures de travail. Nous n'avons rien à redire à ça, tu le mérites. Et puis, sans aller jusque là-bas, ce ne sont pas les filles volontaires qui manquent : que ce soit ici ou à côté, elles sont toutes folles de toi !
Profitant du fait qu'elle ne pouvait pas le voir, Kairii fronça les sourcils. Il se demandait comment une ancienne geisha, qui avait fait en substance le même travail que lui, pouvait décemment s'imaginer qu'il eut ne serait-ce que la plus petite envie d'aller refaire en payant ce qu'on l'obligeait à faire tous les autres soirs.
— Non, c'est un apprenti que je veux, fit-il en calant son dos contre les mains de la femme. Iori, par exemple.
— Iori ? Des clients l'ont demandé. Le patron pense le mettre sur le marché bientôt.
Kairii garda le silence. Le visage fermé, comme s'il faisait la tête, il s'affala encore plus sur la femme, prenant soin de faire peser son corps dur et ferme contre le sien. Ce seul geste fit soupirer la geisha, qui se surprit à imaginer le tayû dans son lit. Ce serait sans doute bon de l'avoir, rien qu'une fois : d'après ce qu'elle avait vu, il était particulièrement doué et attentif avec les filles.
— Je vais prendre une servante, alors, murmura-t-il comme pour lui-même. J'en veux une jeune, avec de beaux seins. Puisque je suis le tayû, je suppose que je peux bien avoir ça. D'ailleurs, je refuse de travailler tant que je ne l'aurais pas.
La jalousie de l'ancienne geisha était piquée à vif. Malgré ses abords difficiles, Yukigiku était son favori : c'était un véritable prince, d'une beauté insolente et d'un talent rare, doté en plus d'un caractère de chat noir qu'elle trouvait irrésistible. Elle était prête à lui céder n'importe quoi... Mais là, il allait trop loin !
— Une fille dans une maison emplie de jeunes mâles ! À quoi penses-tu, voyons ! On est un établissement de kagema, ici, pas un sanctuaire de village le soir de la fête des moissons !
Kairii se retourna, plantant son regard profond dans le sien.
— Iori, alors, articula t-il d'une voix suave.
La femme le regarda, fascinée. Quels yeux magnifiques il avait... Et cette voix. Sombre et profonde, tour à tour veloutée et éraillée, elle lui faisait toujours le même effet.
— Très bien, céda t-elle. Je parlerai au patron. Je ferai de mon mieux pour qu'il te donne Iori... Mais je t'en prie, montre-toi gentil ! Tu me donnes des sueurs froides, quand tu es comme ça.
Kairii se releva, libérant la femme de son emprise.
— Merci, fit-il en lui octroyant son plus joli sourire.
Il quitta la pièce d'un pas léger, regagnant ses appartements.
Pour être sûr de son coup, Kairii vint rejoindre la geisha dans sa chambre durant la nuit. Il la trouva allongée dans son futon avec ses chats de race, tous dotés d'un petit tablier rouge et d'une clochette, les griffes soigneusement limées.
— Ah, Yuki ! s'exclama la femme en le voyant entrer. Je t'ai vu sur scène aujourd'hui : tu étais magnifique, comme d'habitude. Tu ne répètes pas ce soir ?
Kairii vint s'asseoir sur le futon, soulevant les chats au passage pour les mettre à côté.
— Je voulais m'assurer que vous alliez bien, Toyoteru-sama, fit-il en posant ses longues mains sur ses épaules. Merci de vous être déplacée jusqu'au théâtre par ce froid.
Flattée d'être appelée par son ancien nom de scène, celui du temps de sa gloire, la geisha s'abandonna aussitôt aux caresses du tayû.
— Tu sais que je ne raterais une de tes représentations pour rien au monde, Yuki, sussura-t-elle. Je suis ta plus grande admiratrice !
— Je fais de mon mieux pour vous satisfaire, renchérit Kairii en descendant ses mains sur ses bras. Vous avez parlé à votre mari, au fait ?
— Je vais le faire... Ce soir, ronronna-t-elle.
Elle s'appuya contre lui en sentant sa main froide glisser sous son kimono, entre ses jambes. Mais la main du jeune homme s'arrêta sur sa cuisse, à deux centimètres de l'endroit où elle voulait qu'elle se pose.
— Il est en bas, maintenant, murmura Kairii à son oreille, laissant ses cheveux parfumés d’encens frotter la joue de la patronne. Seul... C'est précisément le moment d'y aller. Il a l'air d'excellente humeur... Comme je le serais, moi, si on me faisait la faveur de m'offrir Iori en tant que gage d'appréciation.
— Oui, oui, je vais lui parler... Je te l'ai promis, articula la femme d'une voix pâteuse, avant d'attraper la main de Kairii pour la glisser plus loin sous son sous-kimono.
Le garçon se dégagea en soupirant, puis posa sa main sur sa joue d'un air faussement désolé.
— Je devrais peut-être aller lui demander moi-même, finalement, menaça-t-il subtilement.
La femme se leva sans tarder. Son mari, tout comme elle, était bien indulgent envers Yukigiku. Il n'était sûrement pas insensible à son charme. Si c'était le cas, le jeune homme allait coucher avec lui en échange de Iori, et elle allait perdre l'occasion de le rendre redevable.
— Reste-là, fit-elle en se dirigeant vers le couloir d'un pas décidé.
Kairii attendit en fumant. La patronne revint une dizaine de minutes plus tard.
— C'est d'accord, annonça-t-elle en fermant les cloisons coulissantes. Iori est à toi. En échange, tu me feras bien un petit câlin, Yuki !
Kairii retourna dans sa chambre peu de temps avant l'heure du bœuf. La patronne s'était endormie dans ses bras : il la souleva délicatement et remonta la couverture sur elle avant d'attraper son kimono pour se rhabiller tout seul, en coinçant la ceinture entre ses dents. Il expédia le nœud rapidement, en trois mouvements secs et précis. Relégués au fond de la pièce, les quatre chats le fixaient d'un regard lourd de reproches. Ils revinrent dans le futon de leur maîtresse sitôt que l'intrus eut quitté la pièce, refermant les cloisons sur eux.
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