La danse du sabre
On lui apporta son kimono rouge. Les clientes aimaient le voir en rouge. Kairii pensait que c'était parce que le rouge rappelle le sang. Et les femmes aiment le sang.
Le jeune homme prit son temps pour se préparer. Les femmes, elles n'étaient jamais pressées. En réalité, la situation l'arrangeait bien. Même si les clientes pouvaient être compliquées, elles l'étaient finalement moins que les hommes. Elles le traitaient avec respect. Et surtout, elles ne lui imposaient pas de pénétration... Kairii haïssait la pénétration.
Après avoir été lavé, maquillé et habillé par ses aides, Kairii s'installa au balcon, une coupe de saké et son nécessaire à fumer devant lui, pour regarder l'animation de la rue en ce début de soirée. Il resta là quelques minutes... Puis la cloison s'ouvrit.
— Yukigiku, l'appela-t-on, la cliente est là.
— Eh bien, faites-la monter, dit-il sans se retourner.
— Elle est en bas. Elle veut te voir danser et boire avec les autres kagema... Si tu lui plais, elle passera la soirée avec toi.
Kairii soupira. Encore une qui était venue par ouïe-dire... Et qui voulait s'assurer de la marchandise avant de consommer.
Les autres garçons furent surpris en voyant le tayû faire son apparition, magnifique et hautain, à leur petite fête. La plupart étaient déjà avec un client. Kairii eut du mal à s'empêcher de faire une grimace à la vue de tous ces jeunes garçons en kimonos colorés en train de divertir des vieillards libidineux ou des hommes mûrs, avec qui ils allaient obligatoirement finir la nuit. Le rire gras, les yeux concupiscents et les mains baladeuses des clients disaient beaucoup de leur impatience à consommer le coït proprement dit.
Sans un mot, Kairii vint s'asseoir dans l'assemblée. On lui fit d'office une place dans l'alcôve d'honneur, près du meilleur client. L'homme, un riche marchand d'Ôsaka, faillit perdre sa chique en voyant cette superbe apparition, le col du kimono bien ouvert, venir s'asseoir à ses côtés.
— C'est Yukigiku, le tayû du Kikuya ? demanda-t-il, les joues empourprées et les yeux fixés sur la coiffure élaborée du garçon, signe de son rang.
Kairii lui glissa un regard de côté.
— Yoroshiku na, murmura-t-il en attrapant la cruche de saké pour remplir sa propre coupe.
Il s'était recommandé au client en omettant la formule de politesse.
— Ha ha ! s'esclaffa le marchand, le bras posé sur l'épaule d'un kagema. On m'avait bien dit qu'il était impoli et arrogant !
En guise de réponse, Kairii lui sourit dans un éclat de dents blanches.
— Mais il est d'une telle beauté qu'on lui pardonne volontiers, ajouta l'homme en faisant mine de passer le revers de sa main sur la joue pâle du tayû.
Kairii s'écarta imperceptiblement, les yeux baissés sur sa tâche.
Après avoir servi le client et écouté poliment deux ou trois histoires, Kairii coula discrètement ses iris sur les cloisons fermées de l'autre-côté de la salle. Il savait que la cliente était derrière. Postée seule dans cette salle sombre, elle l'observait.
Si je ne lui plait pas, pensa Kairii, elle repartira discrètement. Et moi, je finirais la soirée tranquille... À moins que l'un de ces types décide de casser sa tirelire.
Dans tous les cas, l'établissement était gagnant.
— Yuki, lui demanda soudain un kagema rendu un peu téméraire par l'alcool. Puisque tu es un artiste que ces honorables messieurs ne peuvent pas toucher, tu devrais au moins nous distraire avec l'une des danses du Nakamura-za.
Kairii lui jeta un regard à la dérobée. Le dénommé Naogiku était le kagema le plus demandé, après lui. C'était un garçon à la beauté plus masculine que les autres, au regard franc et volontaire et à la peau bronzée. Il était réputé pour sa jolie voix, et on lui demandait souvent de chanter avec son rival. Ancien apprenti du tayû qu'il avait dégagé, il détestait Kairii activement.
— J'ai entendu dire qu'il savait jouer du théâtre d'Izumo, aussi, murmura un autre kagema. Il pourrait nous en montrer un peu. Il paraît qu'ils jouent Suikoden...
— Ah oui, joue-nous un passage de Suikoden ! s'exclama le client. Le rôle du général Jiang !
— Pour ça, il me faut un sabre, répondit Kairii en souriant.
— Tiens, je te passe le mien, lui répondit un autre client, qui en portait un en décoration.
Kairii prit le sabre, baissant les yeux dessus avant de sortir la lame de son fourreau. Les conversations se turent, et la musique ralentit un peu.
— C'est une belle lame, commenta-t-il en s'adressant à son propriétaire, qui, surpris, s'était mis à regarder Kairii attentivement, sa coupe de saké figée en l'air. Mais elle n'a jamais été abreuvée de sang.
Le jeune homme passa son doigt dessus. Il avait l'impression d'entendre l'âme du sabre l'appeler.
— Je n'ai jamais tué ni blessé personne, répondit l'homme. Mon père était un guerrier qui a participé à de nombreux combats, mais moi, je n'ai de samurai que le nom !
Quelques rires polis accompagnèrent sa boutade.
— L'ère des guerriers est terminée, de toute façon, statua Naogiku en allant resservir l'homme. Désormais, ce sont les marchands qui ont le pouvoir !
— C'est bien vrai.
Kairii se leva, le sabre à la main. L'espace d'un instant, des idées terribles lui traversèrent l'esprit. Mais il les chassa. Levant le sabre à hauteur de ses yeux, il commença à danser.
L'assemblée l'encourageait à grand renforts de cris et de gestes. Il profita d'être devant les cloisons pour s'accroupir, et jeter un regard de côté sur l'espace entrebâillé.
Lorsqu'il eut fini, Naogiku, fou de jalousie, insista pour chanter. Kairii l'accompagnait au shamisen. Enfin, il aperçut le patron lui faire un petit signe dans le couloir, et il se retira.
— Tu as plu à la cliente, lui annonça le patron. Je l'ai faite installer dans ta chambre. Cependant, elle a une requête un peu particulière... Elle voudrait que tu choisisses un autre garçon.
Kairii fronça les sourcils.
— Elle veut deux garçons pour coucher avec elle ?
— Non, juste toi... Mais elle veut te voir faire l'amour à l'un de nos kagema. N'importe lequel : prends celui qui te plaît le plus.
Kairii fit mine de réfléchir.
— Naogiku, répondit-il avant de prendre la direction des escaliers.
Le charme solaire du jeune homme n’avait absolument aucun point de ressemblance avec la beauté lunaire et hiératique de Tai, mais, sans qu’il sache pourquoi, il lui plaisait bien dans son genre.
Cependant, l'idée était loin de plaire à l’intéressé.
— Quoi ? Faire le uke de ce poseur opportuniste de Yukigiku ? Jamais !
On lui fit miroiter certains avantages, et il finit par obtempérer. Cependant, en se retrouvant dans le futon de ce dernier, qu'il trouvait bien entreprenant, Naogiku perdit de sa superbe.
— Allez, lui fit l'autre, penché sur lui. Allonge-toi.
Naogiku tourna la tête. Les yeux félins de son rival, son visage d'une beauté troublante, dont la pâleur de mort était rehaussée par le col noir de son kimono, le mettait mal à l'aise. Avec son sourire cruel, sa grande taille, la longueur de ses doigts et de son cou, sans parler de cette livrée plus sombre que la cendre, il lui faisait penser à une espèce de rapace maléfique, venu accrocher ses serres sur lui. Il n'a pas un visage humain, ce Yukigiku, pensa t-il en le regardant à la dérobée, frissonnant lorsque la peau glacée du jeune homme vint effleurer la sienne.
— Qu'est-ce qu'il y a ? murmura ce dernier, prenant le menton de l'autre garçon entre ses doigts. Tu ne veux pas coucher avec moi ?
— Je ne suis pas comme les clients, moi, souffla le garçon qui ignorait que l'un d'eux les regardait, caché dans la pièce d'à côté. Je sais que tu es un bakemono... Un renard déguisé, un esprit maléfique. J'ai pas attendu de te voir manger de la viande ou attaquer un client pour le deviner : je l'ai su dès que je t'ai vu arriver.
Ce n'était pas possible d'être aussi beau. Sans parler de cette force de fascination qu'il avait sur les gens... Leur tayû n'était pas humain ; il le savait.
Kairii sourit largement, dévoilant ses canines affutées.
— Moi non plus, je ne suis pas comme tes clients, répondit-il dans un murmure suave, en venant frotter sa tête contre le cou de Naogiku. Quand tu m'auras connu, tu ne pourras plus coucher avec un autre. C'est ce que tout le monde dit après avoir passé la nuit avec moi.
Naogiku rougit violemment, embarrassé. Qu'est-ce qu'il racontait, celui-là ! Il fallait toujours qu'il en fasse trop. Et puis, ce qu'il lui faisait miroiter, ce n'était pas bon pour le commerce.
— Et pourquoi donc ? demanda-t-il pourtant, plus par esprit de contradiction que par curiosité.
Le tayû lui sourit.
— Parce que ma vraie qualité est celle de seme, et que je suis expérimenté en la matière. Je te donnerais du plaisir. Comme tu n'en a jamais eu... Laisse-toi faire.
C'est vrai qu'il est bon, admit à regret le jeune kagema en sentant la langue de son rival contre sa joue. Je pourrais peut-être en prendre de la graine.
Et il lui ouvrit les jambes.
Kairii prit son temps pour déballer le kimono du garçon. Il l'embrassait avec sensualité, caressant son corps, frottant sa joue contre lui. Au contact de l'autre, sa peau s'était réchauffée. Naogiku se sentait débordé, comme aux prises avec une créature munie de plusieurs langues et de dix mille doigts. Il se sentait fondre. Son pénis s'était érigé malgré lui, il n'en pouvait plus.
Kairii s'en rendit compte. Après avoir sucé longuement ses doigts, il enduisit l'anus du garçon de sa propre salive, avant d'y pousser gentiment son sexe, en prenant soin d'offrir le meilleur angle de vue possible aux regards indiscrets. Ce faisant, il jeta un petit coup d'œil à la cloison, qu'il pouvait voir légèrement entrouverte. Il sourit, puis tourna la tête et vint embrasser son jeune amant.
— Ah...! finit par gémir ce dernier en s'accrochant au cou de Kairii. Merde...
Sans cesser d'onduler du bassin au dessus de lui, le tayû observait attentivement le garçon. Le visage de Taito vint se superposer sur le sien. Il le visualisait, ses joues pâles rougissantes, en train de prononcer son nom.
— Tai-chan, lâcha Kairii en étouffant son soupir passionné dans le cou du garçon.
— Je m'appelle Nao, idiot ! gronda le susnommé en venant lui pincer la nuque.
Kairii lui prit les mains pour les plaquer contre le tatami.
— Appelle-moi Yuki-sama, et peut-être que je consentirais à t'appeler Nao-chan, fit-il en le regardant.
— Espèce de … !
L'un comme l'autre avait totalement oublié la présence de la cliente, dans l'autre pièce.
Comme toujours, Kairii termina son affaire avant de parvenir à l'orgasme. Cependant, il y conduisit son partenaire. Ce dernier laissa échapper un cri désespéré en jouissant, ce qui donna une bonne indication de la vocalité des autres kagema. Laissant son compagnon pantelant et essoufflé, Kairii se pencha sur le côté pour attraper de quoi fumer, puis tendit son nécessaire à tabac à Naogiku. Ce dernier le prit, portant la pipe allumée à sa bouche et tirant une longue taffe libératrice. Kairii remplit la théière, lui versant une tasse de thé avant de venir gentiment lui masser les épaules.
Naogiku le regarda.
— J'ai jamais compris ta popularité, lui lâcha t-il, je te trouve sinistre... Tu ne joues que des rôles tragiques, tu ne t'habilles qu'en noir et ta peau a le toucher et l'aspect de celle d'un mort. Sans compter que tu es tout sauf aimable... Mais je dois reconnaitre qu'au lit, tu connais ton affaire. Je me demande quel genre d'uke tu fais, quand même... Aïe... Oui, là. Appuie-là.
Kairii se redressa sur les genoux, appuyant plus fort sur les épaules du garçon. Ce dernier roula sur le ventre, lui présentant son dos. Kairii lui massa longuement les reins.
— Tu masses bien en plus... C'est ça, ton secret ? demanda t-il d'une voie pâteuse, en étouffant un bâillement.
Le jeune homme, relaxé et satisfait, finit par s'endormir. Kairii le regarda pendant quelques minutes, puis il se leva.
— La cliente vient de s'en aller, lui apprit le patron lorsqu'il le croisa dans le couloir. Mais elle revient ce soir. C'est bien, Yuki, tu as bien travaillé. Tu peux te reposer, maintenant.
Kairii revint dans sa chambre. Là, poussant l'autre garçon pour se faire une place, il se glissa dans son futon, lui tournant le dos.
La femme espionna les ébats des deux garçons pendant une semaine entière. À sa demande, on avait réaffecté Naogiku en tant qu'amant de Yukigiku. Cette mise en scène, laissant croire à une liaison secrète entre les deux kagema, divertissait beaucoup les autres prostitués, qui faisaient des paris pour savoir lequel tomberait amoureux le premier.
Kairii avait de plus en plus de mal à se contrôler en faisant l'amour à Naogiku. Pour pouvoir faire son office dignement, il avait accolé au garçon l'image de son ami disparu. La cinquième nuit, se sentant au bord de l'éjaculation, il se retira précipitamment, déversant discrètement sa semence dans un mouchoir et étouffant son soupir en se mordant la lèvre.
— Qu'est-ce que tu fais ? le morigéna son partenaire. J'ai pas terminé, moi !
Kairii lui jeta un regard dangereux. Il ne voulait pas être vu en train de prendre du plaisir au travail.
— Tu préfères ça qu'avoir du jus dans le côlon pendant plusieurs heures, pas vrai ? murmura-t-il dans son oreille.
Naogiku grimaça. Aucun kagema n'aimait qu'on éjacule à l'intérieur de son corps. Entre iroko, c'était une marque de savoir-vivre que de ne pas le faire.
Kairii décida de terminer le jeune homme avec une fellation. Cette décision surprit grandement Naogiku, qui n'était pas habitué à recevoir de telles largesses. Pour rendre la pareille à son collègue, il finit lui aussi dans un mouchoir.
— Voilà, fit Kairii. Le contrat est rempli. Je t'avais promis que tu prendrais du plaisir à chaque fois avec moi. Comme tu le vois, j'ai tenu parole.
— Tu es un perfectionniste, railla l'autre garçon.
Kairii savait que la cliente était rentrée. Il n'y avait plus rien à faire.
— On a fini tôt, aujourd'hui, dit-il. Tu peux aller t'amuser avec tes copains, maintenant.
Naogiku leva un sourcil.
— Et me faire alpaguer en bas par un client ? Non merci. Je reste planqué là. Toi, personne n'ose venir t'embêter. Ils sont tous terrifiés !
C'était vrai. Les seuls qui montaient jusqu'à sa chambre étaient les clients, et Iori. Harumi et la patronne aussi, lorsqu'ils avaient quelque chose d'important à lui demander.
L'air de rien, Naogiku, vint se coucher contre Kairii en baillant. Ce dernier l'entoura de son bras sans réfléchir. Si Tai était venu se blottir contre lui, c'est ainsi qu'il l'aurait tenu. Mais Tai n'était pas là... Et de toute façon, il n'avait pas ce genre d'attitudes. Tai était un guerrier, dévoué jusqu'à la mort au clan des "Neuf Démons".
S'il me voyait maintenant, pensa Kairii en soufflant sa fumée, il serait encore plus dégoûté de moi.
Quoi qu'il arrive, Tai ne devait jamais savoir. Kairii était déterminé à passer les quatre derniers mois à la trappe.
Annotations