Le pavillon des pêches

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Les trois hommes furent accueillis au Kikuya discrètement, par la porte de derrière, sous une pluie de sel. On les envoya au bain immédiatement, et on brûla tous leurs vêtements.

— Toi, fit le patron à l'adresse de Kairii, tu passes au bain. Lave-toi aussi les cheveux. Demain, je fais venir le coiffeur.

On le fit entrer au bain en dernier, avec un grand seau de sel pour se frotter. Kairii était ravi : pour une fois, il n'avait pas à subir la présence des autres garçons et leurs jeux stupides dans l'eau. Les bains furent entièrement vidés et nettoyés juste après son passage, pour éviter de répandre la souillure de la mort.

Le Kikuya avait formellement interdit aux kagema d'évoquer cette sombre affaire devant un tiers. Personne ne devait savoir qu'un apprenti s'était suicidé dans la « chambre aux paons », qu'on avait abandonné son corps dans la plaine de Sendagaya et que leur tayû était un fils de shugenja itinérant qui avait effectué les rites funéraires, déguisé en paria. Une telle révélation aurait provoqué leur mise au ban et la ruine du Kikuya. « Vous vous retrouveriez à la rue, les menaça le patron, aucune autre maison ne voudra de vous. Avant la fin de l'année, vous crèveriez tous de faim ! »

Kairii écouta ces menaces d'une oreille dubitative, les bras croisés. Il était sûr que quelqu'un allait parler. Il y avait toujours quelqu'un pour parler, en fin de compte. Un secret finit toujours pas être éventé... En outre, le patron venait de fournir à un rebelle potentiel l'arme parfaite pour renverser sa situation d'oppression. Il aurait suffi qu'un garçon l'ouvre pour que l'établissement soit mis sur liste noire et boudé par les clients, les patrons obligés de mettre la clé sous la porte et de renvoyer ses jolis pensionnaires à leur sort.

Cependant, à la grande surprise de Kairii, personne ne parla. On évita même de le qualifier de « renard », pour être sûr de garder le Kikuya hors de toute association avec la magie noire ou la mort.

Les semaines passèrent. Lors d'une soirée dans un autre établissement où on l'avait appelé pour animer, le « pavillon des pêches », Kairii crut reconnaître Kikutarô parmi les kagema qui faisaient la fête dans la pièce d'à côté, en passant dans le couloir. Son œil affuté braqué sur l’écart entre les cloisons coulissantes, il observa le jeune prostitué qui servait à boire à son client, un moine du Kôfuku-ji. Le garçon riait, s'appuyait sur l'épaule de l'homme âgé, et il l'aperçut même en train de lui voler un baiser. Il ne s'attarda pas et revint à la réception où il avait été convié sans dire un mot. Mais l'idée le hanta toute la soirée.

Kairii décida dès le lendemain d'aller mener sa propre enquête. Il retourna dans la maison de thé de jour, pendant ses congés, en tant que client, sans maquillage ni ornements dans les cheveux. On l'accueillit avec plaisir : c'était toujours un honneur de recevoir le tayû du Kikuya.

— Entrez, entrez, fit la patronne, alors qu'une servante s'agenouillait pour placer ses sandales de paille face à la sortie. L'adolescente se retrouva en face des pieds du jeune homme, recouverts de tabi noires. Elle releva les yeux discrètement sur lui, suivant les lignes de son kimono de la même couleur, pensant à quel point le visiteur était beau et grand. Soudain, ses yeux lumineux croisèrent ceux de Kairii : elle tourna rapidement la tête.

— Qu'est-ce qu'il vous faut, Yukidayû-sama ? lui demanda-t-on.

— Je viens en client…, déclara celui-ci sans honte aucune. J'ai aperçu l'un de vos nouveaux kagema hier, et ça m'a donné envie de vous rendre visite. Merci de m'avoir invité, d'ailleurs.

— Je vous en prie, tout le plaisir était pour nous. C'est un garçon que vous voulez ? Nous avons des filles, aussi, sourit la patronne.

Kairii laissa son regard flotter sur la servante, qui avait suivi dans la pièce de réception pour servir le thé.

— Plus tard, répondit-il. Je voudrais que vous me montriez vos nouveaux iroko.

Ces derniers furent appelés. On les aligna devant le tayû, qui les examina un par un, comme à l'armée. Intimidés, les garçons baissaient le nez sur le sol, lui jetant parfois un regard à la dérobée.

Il n'est pas là, constata Kairii.

— Alors ? Il y en a un qui vous plait ? Celui-là est le plus jeune : il a fait son mizusage il y a peine un mois... Taoyagi, regarde le client, s'il te plait.

Un préadolescent aux joues roses, ne devant probablement pas avoir plus de 11 ans, releva timidement les yeux vers le tayû. Kairii lui rendit son regard.

— Tu as quel âge ?

— 14 ans, monsieur, répondit-il d'une voix qui n'avait pas encore mué.

Menteur, pensa Kairii. Ce gosse était plus jeune que ça.

Danna-sama, le corrigea la patronne. Combien de fois devrais-je te le répéter ? C'est le tayû de la maison Kikuya que tu as devant toi, tu dois lui montrer du respect ! Heureusement qu'il est patient et du métier !

Kairii se força à sourire.

— C'est pas grave, je viens juste de façon informelle... Tao-kun, est-ce qu'il y a des kagema de ton âge, ici ?

Les autres étaient bien plus âgés.

— Il y a Ainosuke, oui...

— Et où est ce Ainosuke ? s'enquit Kairii d'une voix mielleuse.

— On l'a envoyé à une fête chez un client... Il n'est pas disponible aujourd'hui, s'excusa la patronne. Alors, vous prenez lequel ?

— Je repasserai, fit Kairii en frôlant la servante avec son pied en passant. Merci de m'avoir accordé de votre temps.

Il laissa une petite obole à l'entrée, pour faire montre de sa bonne volonté. Puis il sortit dans la rue en rabattant son chapeau sur son visage, escorté par les exhortations à revenir de la patronne, qui se confondait en courbettes.

Tout ça, pensa-t-il, pour un putain. Ce monde des hanamachi ne reposait vraiment que sur l'argent et les apparences.

Kairii attendit la servante dehors, au coin de la rue. Il venait d'allumer sa pipe lorsque la jeune fille apparut, jetant des regards inquiets derrière elle.

— Viens, fit Kairii en la tirant par la manche.

Il l'emmena derrière le sanctuaire Inari, où il s'assit sur le rebord de l'envers du petit bâtiment, entre deux murs étroits. Il étala les longues manches de son kimono sur le bois pour éviter à la jeune fille de se salir et la fit asseoir sur lui. Elle s'y installa, posant ses mains sur les épaules du jeune homme.

— Comment tu t'appelles ? lui demanda-t-il d'une voix basse et veloutée, caressant le menton de la fille du bout des doigts.

— Hanayagi, répondit-elle.

— Joli nom. Ça fait longtemps que tu es au Pavillon des pêches ?

Elle secoua la tête.

— Quelques mois... La patronne vient de m'acheter.

— Tu as déjà commencé à travailler ?

— Je commence le mois prochain, lui apprit-elle.

Entendre que la fille était vierge ne dérangea pas Kairii. Après tout, elle l'avait suivi de son plein gré. Il continua à la caresser nonchalamment, les yeux posés sur elle.

— Je travaille juste à côté, lui dit-il. Je ne peux pas t'acheter ton mizuage, en revanche, je peux t'assurer de ma protection. Si tu as besoin de quoi que ce soit, demande Yukigiku au Kikuya.

— Je sais qui vous êtes, répliqua la fille.

Kairii posa ses lèvres sur les siennes. Il l'embrassa longuement, avant de descendre dans son cou.

— Il est parti où, Ainosuke ? s’enquit-il l'air de rien, les doigts jouant avec le revers du kimono de Hanayagi.

— À la maison de thé Kantô-ya... avec notre tayû Tagasode.

Le visage caché dans le creux des épaules de la jeune fille, Kairii fronça les sourcils. Tagasode était le « frère juré » du tayû qu'il avait sorti du Kikuya, Shiragiku. Par conséquent, il le détestait, et n'allait sûrement pas lui faciliter la tâche.

— Ça fait longtemps qu'il est chez vous ?

— Il est arrivé il y a à peine trois semaines..

Le tayû colla un baiser claquant sur la bouche de la fille. Puis il la souleva sous les bras et la posa par terre.

— Bon, je dois rentrer. Merci, Hanayagi.

La jeune fille le regarda, étonnée et déçue. Elle le suivit des yeux alors qu'il s'éloignait, les mains dans ses manches.

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