L'heure du bœuf

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La jeune fille vint rejoindre Kairii à l'heure et au lieu prévus. Un peu inquiète, elle approcha prudemment de ce sanctuaire dédié à une divinité de sinistre réputation, serrant ses effets personnels contre elle. Il faisait nuit noire, et le silence n'était troublé que par le petit canal qui s'écoulait tout près. Le sanctuaire se trouvait au fond d'une ruelle peu fréquentée : annoncé par un portique rouge, un escalier en pierre s'enfonçait dans un bosquet noir et mystérieux. La jeune fille frissonnait à l'idée de l'emprunter. Mais Yukigiku sortit de l'ombre juste à ce moment-là, sa beauté renversante soulignée par le costume de jeune samurai qu'il portait pour sortir. Un kimono noir, neutre, et un chapeau dissimulant en partie son visage, qu'il enleva bien vite. Hanayagi sourit timidement en apercevant le regard assuré et le sourire chaleureux du jeune homme.

Ce dernier lui prit la manche et la conduisit tout en haut. L'escalier débouchait sur une série de petits oratoires, dont un principal, plus grand, dédié à la déesse Inari des maladies. Les prostitués la priaient pour éviter les infections vénériennes. Comme le dieu Kôshin, elle pouvait opérer des malédictions si on la priait d'une certaine façon, et que des « interdits de direction », scrupuleusement respectés, empêchaient de venir rencontrer les humains et de leur provoquer un destin funeste en croisant malencontreusement son chemin. Cet endroit, peu fréquenté, servait de cachette à Kairii lorsqu'il voulait bénéficier d'une discrétion totale.

— On sera tranquille ici, expliqua Kairii à la jeune fille peu rassurée. Personne ne viendra nous déranger... Viens.

Il la conduisit à l'arrière de l'oratoire principal, lui montrant le « trou du renard », par lequel l’émissaire vulpin de la déesse, selon la légende, passait et repassait dans le sanctuaire.

— On va entrer par là, lui indiqua-t-il. Je l'ai déjà fait, c'est possible. Tu veux que je passe le premier ?

Terrifiée, Hanayagi se serra contre lui.

— Je vous en prie... Trouvons un autre endroit, ou mieux, partons tout de suite !

— Je t'assure que c'est le meilleur endroit, lui répondit Kairii avec un sourire oblique. Et j'ai besoin de t'expliquer deux ou trois choses avant de te lâcher dans la nature.

La jeune fille n'avait entendu que la première partie de la phrase.

— Et si le messager de la déesse est là cette nuit ? Et qu'il veut emprunter le trou ?

Kairii rit gentiment, dévoilant ses dents blanches.

— J'ai vérifié dans le calendrier rituel... Le messager renard est de sortie aujourd'hui.

La jeune fille parut enfin rassurée. Elle s'accroupit et suivit Kairii dans le trou.

Lorsqu'elle se releva de l'autre côté, le tayû était déjà en train d'allumer les bougies à l'intérieur du petit oratoire aménagé. Puis il attrapa deux coussins, et invita sa compagne à l'y rejoindre.

— J'ai envisagé une solution, lui annonça Kairii dès qu'elle fut assise. Je peux te faire sortir de Yushima dès ce soir.

La jeune fille s'accrocha à sa manche.

— Vous venez, n'est-ce pas ?

— Non. Moi, je reste là. Je dois rester, pour des raisons personnelles.

— Pourquoi ? supplia Hanayagi. Partez avec moi ! Je vous servirai. Vous pourrez disposer de moi comme bon vous semble !

Kairii soupira.

— Je n'ai aucune envie de ''disposer'' de toi, Hanayagi fit-il en se rappelant du nom de la jeune fille. Je croyais que tu voulais être libre... Si c'est ça, je peux t'aider à t'enfuir et à échapper au mizuage et à la prostitution. Mais je ne peux pas venir avec toi.

La susnommée afficha une expression contrariée.

— Ce que je désire par-dessus tout, c'est être avec vous, Yukigiku-sama. Être libre m'importe peu si c'est loin de vous !

Kairii fronça les sourcils. Il se sentait soudain très irrité.

— Tu ne me connais pas. Comment peux-tu prétendre vouloir rester avec moi au prix de ta liberté ?

— Vous êtes si beau…, fit-elle rêveusement. Je vous ai aimé au premier regard. Si je pouvais passer une seule nuit entre vos bras, alors peu m'importe de devoir donner mon corps aux clients.

Encore une, pensa Kairii en la regardant. Comme Kikutarô, et, dans une moindre mesure, Iori – rendu relativement débrouillard par le traitement impitoyable que lui avait infligé son grand frère pendant des semaines – Hanayagi était déjà prisonnière du quartier réservé. Elle en était dépendante. Le fait qu'elle se croie amoureuse d'un kagema, ces garçons dont on faisait de véritables objets de désir, montrait à quel point les illusions de ce monde flottant avaient exercé leur emprise sur elle.

— Tu ne sais pas ce que c'est, le métier, lui répondit Kairii durement. Pas encore... mais tu t'en apercevras bien vite. Et là, crois-moi, tu regretteras de ne pas avoir suivi mes conseils.

La jeune fille le regarda, le fixant dans les yeux pour la première fois.

— Vous voulez m'aider... Si c'est là votre désir, Yukigiku-dono, alors prenez ma virginité cette nuit même. Que je sache au moins ce qu'est l'amour véritable avant de me résigner à mon sort !

— L'amour véritable n'a pas besoin de passer par la chair, murmura Kairii. Et il se passe de mots.

La jeune fille se méprit sur ces paroles. Elle sourit, émerveillée, pensant que ce type de déclaration était typique du tayû, dont on disait les paroles profondes et originales.

— Je vous aime, s'emporta-t-elle en se pressant contre lui. Laissez-moi vous le prouver !

S'agrippant au jeune homme, elle passa sa main sous son kimono. Kairii comprit immédiatement que la jeune fille avait dû assister à de nombreux ébats entre clients et prostitués : elle vint directement caresser son entrejambe, comme si elle avait fait ça toute sa vie.

Il soupira et lui prit le poignet, l'éloignant de cette partie sensible de son corps. Mais elle recommença immédiatement. C'était rare que son sexe reçoive autant d'attention : les clients, qui voulaient leurs partenaires ouverts et vulnérables, évitaient généralement de leur déclencher une érection. Quant aux clientes, elles se contentaient souvent d'attendre, les jambes écartées comme des étoiles de mer, que le kagema fasse son office. Le souvenir constant de ces entrevues quasi quotidiennes empêchait en outre Kairii de se masturber. Obligé à des rapports sexuels réguliers, mais sans résolution ni envie – on défendait aux kagema d'éjaculer – le jeune homme était en fait terriblement en manque de plaisir et d'affection. Il s'en rendait compte à présent, face aux assauts pressants de Hanayagi. Et puis, le sang... La fille était vierge : elle allait peut-être saigner.

— D'accord, finit-il par céder. Je veux bien être ton partenaire pour ta première fois... mais promets-moi de consentir à t'échapper après. S'ils découvrent que tu n'es plus vierge pour le client, tu auras de gros problèmes.

La jeune fille acquiesça.

— Oui. Je vous le promets, jura-t-elle.

Kairii soupira, et il la serra contre lui.

Les bougies projetaient des ombres fantomatiques sur les innombrables statues de renard au sourire denté, tenant dans leur gueule des rouleaux d'enseignements ésotériques ou des boules miraculeuses. La beauté du jeune homme emplissait la jeune Hanayagi de crainte. Avait-on déjà vu visage plus effroyablement beau ? Le tayû lui semblait entouré d'une aura surnaturelle, dont l'étrangeté fut confirmée par la froideur de sa peau. Alors qu'il allait et venait au-dessus d'elle, la jeune fille eut l'impression de voir son visage et le décor changer légèrement, prenant par moments l'aspect désolé et brûlant du Jigoku, les enfers si terriblement décrits par les moines. Elle comprit alors, qu'en dépit du plaisir qu'elle pouvait retirer de son union au tayû du Kikuya - le plus beau garçon de Yushima et même de la ville entière - les dieux la regardaient, et que, debout derrière lui, ils la pointaient du doigt en lui signifiant un sort funeste.

Kairii fut quelque peu surpris en voyant la jeune fille ramasser ses vêtements et quitter l'abri du sanctuaire avant que l'aube ne soit levée. Il s'était assoupi sur les coussins après lui avoir fait l'amour, expérimentant un état de détente qu'il n'avait pas ressenti depuis bien longtemps. Hanayagi avait fait mine de s'endormir dans ses bras elle aussi, puis elle s'était levée d'un seul coup et était sortie précipitamment : on aurait dit qu'elle s'enfuyait. Kairii réalisa qu'elle n'avait aucune intention de tenir son engagement envers lui. Et si le pot aux roses était découvert, une autre personne allait souffrir à cause de lui. Chikusho, pesta-t-il en embrasant son tabac. C'était exactement le contraire de ce qu'il cherchait à faire.

Après avoir fumé, il se rhabilla et sortit de l'oratoire à son tour, regagnant tranquillement le Kikuya, à moitié dissimulé par la brume matinale. Il prit un bain – la première eau de la journée – mangea un peu, travailla son texte pour la pièce suivante et se coucha vers midi, dormant jusqu'à la fin du jour.

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