Cheval de labour

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Le tayû fut enfermé le soir même dans l’annexe où il avait passé sa première soirée au Kikuya, tandis qu'on délibérait de son sort.

— Si on le livre aux autorités, il sera exécuté, se lamentait la patronne. Pense à tout ce bel argent que nous allons perdre !

Le patron jeta un coup d'œil excédé à sa femme. Il savait parfaitement ce que elle, elle allait perdre.

— Acheter le silence du Momotei coûtera cher, grogna-t-il en réponse.

— Ce ne sera qu'une dépense provisoire ! Les gains de Yukigiku nous feront immédiatement rentrer dans nos frais.

— Yukigiku ne fait que s'amuser, il ne travaille pas ! explosa le patron. Sa liste d'attente est aussi longue qu'un recueil de mauvaise poésie chinoise, les clients se pressent au portillon chaque soir de la semaine dans le vain espoir de l'avoir ! Et lui, que fait-il pendant ce temps là ? Est-il au travail, à nous faire gagner de l'argent ? Non ! Il se prélasse dans ses appartements, les plus luxueux de notre maison, se fait servir de la viande de première qualité, boit de l'alcool, fume du tabac hollandais et déflore allégrement nos apprentis ! Je ne parle même pas de ses penchants pour le sang, la violence et les pratiques hérétiques ! À cause de lui, notre établissement va finir par récolter une sinistre réputation !

La patronne ne savait pas quoi répondre. Yukigiku avait en effet pris un ascendant certain sur eux. On aurait dit que c'était lui qui dirigeait la boutique, à présent. Il sortait à des heures indues, faisait ce qu'il voulait... Ce n'était pas gérable.

— Le tayû a pris trop de libertés, déclara alors le patron à sa femme. C'est à cause de ta mauvaise gestion. Désormais, je reprends les rênes.

Pour le remettre au pas, il lui imposa des passes plus régulières. Kairii avait déjà ses propres habitués, qui craignaient ses humeurs et le traitaient comme un pacha. En général, on ne le proposait pas aux nouveaux clients : il fallait montrer patte blanche et fréquenter le Kikuya depuis un long moment avant d'avoir le droit de rencontrer le tayû. Mais tout cela changea. Pour couronner le tout, le patron voulut le forcer à avoir des rapports avec un dignitaire étranger, qui selon la rumeur, était amateur de beaux garçons nippons.

— Il est là pour rencontrer le shogun, lui annonça le patron. C'est donc un invité de marque, à qui l’on doit montrer le meilleur de notre magnifique pays. Qui d'autre que toi peut faire l'affaire pour le divertir ? Tu es la perle de Yushima. Il n'y a pas de plus beau jeune homme à Edo. Si cet étranger allait à Yoshiwara, on lui présenterait la grande oiran Takao. Mais il se trouve qu'il préfère les garçons. Et comme une connaissance m'a rendu le service de lui toucher deux mots sur la beauté merveilleuse de mon tayû, il ne rêve plus que de passer la nuit avec toi.

Outré, Kairii refusa obstinément. Il était prêt à rester enfermé dans le grenier à manger du riz cru si cela lui épargnait une besogne aussi humiliante. Ce n'était pas le fait de coucher avec un étranger qui le dérangeait, mais le fait de le faire avec une personne qu'il aurait pu rencontrer dans d'autres circonstances, et une tout autre position. Pour cette même raison, il refusait systématiquement les samurai ou les politiques : c'était trop dégradant pour lui. Mais cette fois, on ne lui laissa pas le choix.

— Ne tente même pas de résister par la force comme tu le fais parfois, le menaça le patron. Tu serais tout simplement exécuté, séance tenante, et ta jolie tête pâle irait orner la porte du quartier, suspendue par les cheveux. Soumets-toi sans discuter. On dit que les barbares sont sales et fortement membrés, mais ce n'est qu'un mauvais moment à passer !

Le caractériel tayû n'avait pas l'intention de rendre les armes si facilement. Lorsqu'il s'agissait de ses pairs, il devenait particulièrement combattif. Mais ainsi qu'on le lui avait dit, l'homme débarqua au Kikuya avec une véritable escorte, dont deux hommes en armes qui montèrent jusque dans sa chambre. Ils se placèrent devant la porte, la main sur leurs mousquets.

L'homme était insignifiant. Pour Kairii, il n'était ni plus beau ni plus laid que ses clients habituels. Mais pour le personnel du Kikuya et les maisons environnantes, c'était un événement de première importance. Les gens s'étaient amassés jusque dans la rue, à l'extérieur de la maison de thé, essayant d'apercevoir quelque chose tout en étant tenus à distance par l'escorte qui avait amené l'invité du shogun en grande pompe. Kairii songea amèrement que la vie n'était qu'une succession de situations ironiques : jeune samurai en apprentissage, il avait échappé au désir du shogun moins de deux ans auparavant, mais il se retrouvait finalement obligé de tendre les fesses à son invité aujourd'hui.

L'homme en question s'arrêta un instant pour contempler sa proie. Amateur de jeunes hommes, il appréciait tout particulièrement les garçons japonais, leur sourire lumineux, leurs grands yeux noirs ourlés de longs cils épais et leur jolie peau dorée. Lorsqu'on lui avait parlé d'un acteur-prostitué qui, tout en ayant une chevelure aussi noire que le charbon, jouissait par les grâces de la nature d'une robe blanche comme la neige et d'iris aux reflets gris acier, il avait voulu voir la chose de lui-même. Même si le garçon en question le fixait avec un air plus lugubre que des sonneurs de glas, il ne le regrettait pas. Le jeune homme devant lui était une somme merveilleuse de caractères contraires, qui alliait gracieusement les plus beaux charmes des garçons de ce pays et du sien.

Kairii garda les yeux fixés sur l'arme située à la ceinture de son client tout le long des quelques minutes pendant lesquelles on le laissa regarder. Une arme à feu... Il lui suffisait de s'en emparer. Il tuerait tout le monde, récupérerait celles des gardes et irait prendre d'assaut la forteresse des Otsuki. Il délivrerait Tai.

Ses rêveries furent brutalement interrompues par l'homme blanc, qui lui attrapa les cheveux sans sommation pour lui écraser le visage contre les tatami. Kairii voulut riposter, mais on lui avait déjà traitreusement coincé les mains dans le dos. Étroitement ligoté d'une poigne rude et rompue à l'exercice, il fut maintenu à terre et entièrement déshabillé.

Jamais il n'avait été traité d'une telle manière par un client. D'habitude, on le prenait sur un matelas moelleux, de côté ou par devant, avec son kimono sur les épaules et non sans lui avoir fait boire du saké, fumer du tabac parfumé à l'opium ou jouer de la musique. On devisait un peu avec lui, on essayait de le séduire, on lui montrait un semblant de respect. Mais l'étranger, qui du reste ne parlait pas un mot de sa langue, se contenta de rire face à l'indignation du tayû. Pire, il le bâillonna avec sa ceinture de cuir sale, avant de le besogner sans aucune autre forme de procès. Dégoulinant de sueur grasse, le visage à moitié écrasé contre la paille, la bouche cisaillée par le cuir, malmené par les impitoyables coups de reins de l'homme, Kairii se retrouvait monté comme un vulgaire cheval de labour. Dans son tourment, il aperçut la patronne qui observait la scène, cachée derrière les cloisons de la pièce voisine. Si lui restait silencieux, les grognements de plaisir de son bourreau se faisaient entendre jusque dans la rue, ajoutant à son humiliation. Tout le quartier attendait aux fenêtres, sachant qu'il était en train de se faire sodomiser par un dignitaire étranger.

Le tourment de Kairii dura toute la nuit. Le client entrecoupait ses hommages de courtes pauses, au cours desquelles il se faisait servir toute sorte de mets en observant le garçon, qu'il gardait attaché dans la même position humiliante, parties génitales et fondement exposés. Puis il le reprenait, la bouche souillée et l'haleine chargée, déchargeant son plaisir entre ses reins. Enfin, au petit matin, l'homme repartit, après lui avoir tapoté la tête ainsi qu'on le ferait à un chien de compagnie. Kairii n'avait pas vécu de situation plus infamante depuis l'horrible geôle des Otsuki. Pendant qu'on le détachait, il garda les yeux rivés sur son client, gravant son visage dans sa mémoire. L'homme était désormais sur sa liste noire, pas loin derrière Otsuki Sadamaro et le « dresseur de kagema » du Murasaki-ya.

Je te retrouverai, pensa-t-il en le fixant. Je te retrouverai et je t'abattrai comme un chien. Qu'importe le temps que ça prendra... Qu'importe l'endroit. Même si tu te caches au bout du monde, je te retrouverai et je te tuerai.

Le dignitaire, qui avait soutenu le regard de ce prostitué insolent tout ce temps, haussa les épaules et lui tourna le dos. Son escorte se prépara pour le départ et une bourse pleine d'or fut jetée aux pieds du patron du Kikuya. Enfin, le somptueux cortège s'ébroua, se fendant un chemin dans la marée de badauds qui le regardaient partir, l'air à la fois fasciné et hagard. Le géant roux et gras à l'intérieur, qui posait sur le rebord du palanquin un bras repu de contentement, c'était l'homme qui avait enfin soumis le terrible tayû du Kikuya. Pour la populace d'Edo qui se pressait dès l'aube au quartier réservé, il n'y avait pas de signe de domination plus manifeste : le Japon était perdu.



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