Une odeur de sang
Je m'éveillai dans un abri sommaire au pied d'un arbre, un terrible mal de tête me vrillant le crâne. Le soleil était haut dans le ciel, les oiseaux chantaient et la pluie avait cessé. J'entendais en arrière-fond le bruit de la terre qu'on bêche. Après m’être levé péniblement, je me dirigeai vers ce son.
L’inconnu de la veille était en train de finir de reboucher un grand trou. Il était bien réel. Je le reconnus à ses cheveux, qu’il portait à présent attachés sur la nuque, et son kimono indigo à motifs de nœuds verts et jaunes. Remarquant qu'il avait un wakizashi passé dans sa ceinture en plus d'un katana, ainsi qu'un arc et un carquois sur le dos, je pris la précaution de mettre la main sur la poignée de mon sabre, tout en m'approchant de la fosse. Les corps des hommes de la veille s'entassaient, brisés et couverts de sang. Un vrai massacre... Ils avaient tous été tués.
Lorsqu'il eut terminé, l’inconnu planta sa bêche dans le sol et s'essuya la nuque avec un bout de manche. J’eus un choc lorsqu’il releva son visage : ce dernier était dissimulé derrière un masque de kagura assez effrayant, couvert de terre et de saletés, parmi lesquelles je reconnus du sang séché. C’est cela qui me l’avait fait confondre avec une créature surnaturelle la veille… et sans doute cela aussi qui avait enflammé l’imagination de l’apprentie lorsqu’elle l’avait aperçu se glisser subrepticement dans notre village à la nuit tombée ! Pour moi, il ne faisait plus aucun doute que je me trouvais devant le fameux « Izuna », le jeune insolent qui rendait des visites nocturnes à ma sœur.
— Où est Ran ? lui demandai-je sans préambule.
S'il l'avait mise dans la fosse, j'étais prêt à le jeter dedans directement. L’inconnu dut trouver mon ton menaçant, car il jeta sa bêche et me fit face, bien campé sur ses jambes. La vue du masque, au sourire cruel et sans émotion, fit courir un frisson glacé sur mon échine.
— J'ai laissé son corps aux paysans du village voisin en allant leur emprunter cette bêche, m’apprit-il d’une voix basse et dure. C’est à environ deux lieux d’ici.
— Tu es le fameux Izuna, n’est-ce pas ? lui lançai-je.
Il me fixa en silence pendant quelques instants. Impossible pour moi de deviner son expression, toujours dissimulée par le rictus fantomatique du masque.
— Je m’appelle Kairii, finit-il par lâcher. Et toi ?
Je poussai un soupir.
— Nagisa Taito. Je suis du village de Kuki, de l’autre côté de la montagne. Excuse-moi. Je t’ai pris pour quelqu’un d’autre.
Pour toute réponse, le dénommé Kairii se contenta d’attacher sa bêche sur la selle de son cheval. Sur la selle pendaient également deux lièvres, liés entre eux par les oreilles. Visiblement, j’avais interrompu une partie de chasse. Comme il ne me donnait pas plus d’information sur sa provenance, je résolus de le lui demander directement :
— Tu portes le double sabre. Pas de nom de famille ? Un clan ou un village d’origine, peut-être ?
— Aucun qui te regarde, répliqua-t-il froidement.
Bien que je comprenne sa réticence à me donner son nom ou son affiliation en cette période de conflits armés, je trouvais cette façon qu’il avait de me cacher son identité très impolie. Je gardai le silence un moment, avant d’enchaîner sur la question suivante :
— T'as quel âge ? Quinze, seize ans ?
Rien dans sa coiffure ou son habillement ne pouvait me donner d’indices sur son âge. Mais il comme il était svelte et bien mis de sa personne, je supposais qu’il était jeune, ce qu’il me confirma par un subtil grognement.
— C'est toi qui as tué les hommes qui nous attaquaient ?
Il acquiesça d’un bref signe de la tête. Il n’y avait rien à ajouter. Je me tus, les yeux fixés sur le sol. Je finis par le remercier, tentant de dissimuler ma douleur du mieux que je le pouvais. Il accepta mes remerciements sans un mot et continua ses préparatifs.
L’après-midi touchait à sa fin, et le croassement des corbeaux qui se rassemblent à la fin du jour, en me ramenant dans le présent d’où cet étranger m’avait un instant tiré, éveilla une douleur aiguë dans mon cœur. Ran était morte. Izuna, qui n’existait que dans son imagination, s’était évanoui pour toujours. Je n’avais plus aucune raison de me rendre à Ise, ni même aucune raison de rentrer au village.
L’inconnu se hissa prestement sur l'animal et se retourna pour me regarder, l'air d'attendre quelque chose. Son masque inquiétant lui donnait un air énigmatique qui me fit hésiter. Pourquoi se cachait-il le visage ainsi ? Et pourquoi un masque aussi effrayant ? À voir la facilité avec laquelle il avait occis tous ces malandrins, ainsi que le type d’équipement qu’il portait, il ne faisait aucun doute que ce Kairii était loin d’être le paisible fils aîné d’un samurai au service d’une maison respectable. Mon instinct me suggérait qu’il faisait le sale boulot pour quelque clan, dans l’ombre… C’était probablement un mercenaire à la petite semaine comme il y en avait tant en ces temps troublés : au mieux, un personnage louche aux intentions obscures. Mais je n’avais nulle part où aller. J’étais seul, sans personne à protéger. Ce fut la curiosité, je crois, qui me décida : je me dirigeai vers l’équidé et montai en selle derrière lui. N’étant plus noble, le droit de monter à cheval m’avait été pour toujours retiré. Je n’avais donc qu’une connaissance théorique de la chose. La monture bougea un peu lorsque je me mis en selle, et par réflexe, je passai mes bras autour du corps svelte du garçon. Sans réagir à mon contact, ce dernier pressa légèrement les flancs de son cheval, qui se mit à prendre un pas tranquille.
L’inconnu sentait le sang. Une odeur ferrugineuse, qui me rebutait et m'attirait tout à la fois. Ses cheveux, drus et noirs comme l'ébène, aux pointes aussi effilées que des piques de hérisson, venaient frotter contre ma joue et mon menton, me piquant désagréablement. En outre, je n'étais pas à l'aise sur cette bête de taille inhabituelle, qui manquait de me renverser à chaque pas. J'étais obligé de me tenir serré à son cavalier, un contact que je n’appréciais guère.
Au bout d'une quarantaine de minutes de voyage silencieux, nous arrivâmes à l'orée d'un village. La nuit était tombée. « Kairii » arrêta son cheval devant une grande maison, que je devinais être celle du chef local. Une jeune fille, accompagnée d'une femme soutenant un vieillard à l’air respectable, en sortit.
— Descends d'abord, m’ordonna Kairii du ton sec et si peu sympathique qui était le sien.
Je m'exécutai et me laissai glisser en bas de l'animal. Kairii fit de même et décrocha les lapins de sa selle, puis il les tendit à la jeune fille, qui les prit en remerciant.
— C'est le frère, murmura-t-il en me montrant du menton.
La jeune fille me jeta un regard à la fois timide et désolé. Je la saluais de la tête et déclinais mon nom à nouveau. Ni la jeune fille ni le vieux ne jugèrent utile de me donner le leur. Qu’est-ce que c’était que ces gens aux manières si mystérieuses ?
Néanmoins, les règles de l’hospitalité étaient respectées. La jeune fille m’annonça qu’un bain nous attendait, et qu’ensuite, je pourrai être conduit devant ma sœur. Kairii avait dit vrai : il avait bien ramené le corps de Ran ici.
Kairii se comportait dans cette maison comme s'il était chez lui. Considérant le fait qu'il monte à cheval, possède deux sabres et un arc de haute facture, j'avais bien deviné que malgré son air négligé, ce n'était pas n'importe qui. C'était peut-être le fils aîné du chef de ce village. Voire, un fils de samurai, qui dissimulait son identité pour des raisons troubles. Peut-être un cadet forcé de faire un boulot d’espion ou de mercenaire, qu’il ne fallait surtout pas reconnaître sous peine de compromettre le blason familial.
Je le suivis dans le dédale des corridors jusqu'à la salle d'eau. Là, il se débarrassa de ses vêtements sans autre façon. Nous avions déjà laissé nos armes dans l’alcôve d’honneur de la pièce de réception.
Habitué à tout gérer tout seul depuis un âge tendre, j'étais alors un adolescent très réservé, et pétri de principes. Prendre mon bain avec un inconnu potentiellement dangereux comme ce Kairii me dérangeait. Mais je savais que je n'avais pas le choix. Refuser aurait été impoli, étant donné mon état de saleté. Laisser passer Kairii avant moi l'aurait été aussi : je ne pouvais pas faire attendre cette famille qui me recevait si aimablement. Je me déshabillai donc et entrai dans la salle d'eau avec lui.
Alors que l'eau coulait sur mon mystérieux bienfaiteur, révélant son apparence véritable, je ne pus m'empêcher de jeter des coups d'œil à la dérobée, mais ma curiosité laissa bientôt place à la stupéfaction. Sous l'épaisse couche de terre et de sang qui le recouvrait, Kairii avait la peau aussi blanche qu'une fille. En fait, je n'avais jamais vu une peau aussi blanche de ma vie, si ce n'est celle des chigo pendant le kagura. Mais à cette occasion, les enfants étaient maquillés avec de la poudre de riz. Lui, c'était le contraire : ce que j'avais pris pour un teint basané était en fait de la terre, alors que sa peau, en dessous, était aussi pâle que la porcelaine d'Imari. Elle n'était pas parfaite non plus : son corps était couvert d'estafilades. Il y avait même des tatouages à l'encre noire sur sa nuque, sur ses poignets et à différents endroits de son dos : qui plus est, ces marques minuscules et éparses, ressemblant à des inscriptions en sanskrit, n’étaient proches d’aucun motif connu de moi.
Enfin, son visage était d'une beauté véritablement stupéfiante. Je n’avais pu m’en rendre compte à cause de cet horrible masque qu’il portait, et une fois seul avec lui dans cette salle d’eau, cela restait difficile à voir, car il me tournait le dos et manifestait une volonté nette de ne pas trop fraterniser. Cependant, j’eus l’occasion d’apercevoir fugitivement des iris que la lumière, passant par les minces ouvertures de la pièce, rendait translucides. Lorsqu’il passa devant moi pour sortir, me jetant un coup d’œil au passage de ce regard aigu comme une lame, j’en oubliais toute décence et restais là à le fixer, incapable de détacher mes yeux de ce visage fascinant. Je n'avais jamais rencontré personne possédant de tels traits. En réalité, cette beauté hors du commun était presque aussi effrayante que le masque qu’il portait pour la dissimuler.
Des vêtements propres et blancs nous attendaient à la sortie du bain. On nous avait pris nos kimonos couverts de sang et on les avait remplacés par des habits de deuil. Je remarquai qu'on avait donné à mon bienfaiteur un vêtement de cérémonie, blanc, et un hakama bleu, qu'il enfila par-dessus son kimono.
— Faut que je te dise, me fit-il alors, me regardant droit dans les yeux. Tes cheveux ont blanchi d'un coup la nuit dernière, à la mort de ta sœur. T'as les cheveux aussi gris qu'un vieillard, maintenant... Ne sois pas étonné si on te regarde bizarrement.
Il accompagna ce discours étrange d’un geste qui me surprit tellement que je n'eus même pas la présence d'esprit de l'éviter : il passa sa main dans mes cheveux, les pressant entre ses doigts effilés avant de laisser retomber son bras. Puis il me tourna le dos, s'assit, attrapa un chapelet constitué de perles, de bouts d'os et de griffes d'ours du fond de sa manche. Lorsqu’il se mit à marmonner des incantations du bout des lèvres, ses étranges yeux gris fixés sur la flamme de la bougie, je m'assis à côté et fis de même. J'omis de lui préciser que mes cheveux avaient blanchi bien des années auparavant.
— Tu serais donc l’un de ces sorciers qu’on appelle shugenja ? lui demandai-je en baissant la voix.
— Plutôt danseur de kagura, répondit-il. Je fais partie de la compagnie d'Izumo, de Suzuka.
Iga, donc. Kairii et moi venions de la même province.
— Un sans caste, murmurai-je. Je t’ai pris pour un samurai.
— Plus depuis que ma famille a perdu son statut, grogna-t-il en me jetant un regard peu amène. C’est ton cas aussi, non ?
— Plus ou moins, lui répondis-je. Le père de mon père était un yamabushi affilié aux monts sacrés du Dewa, qui, parait-il, a servi dans l’armée d’Uesugi. Mais mon père a abandonné et le chapelet et le sabre lorsque le shogounat a sorti la loi des statuts, et il s’est fait enregistrer comme cultivateur. Je suis revenu vivre dans le village d’origine de sa famille lorsqu’il est mort, avec ma sœur, qui était miko. Je l’accompagnais à Ise.
Kairii hocha la tête.
— Je vois. J'étais moi-même en route pour le kagura d'Ise lorsque je vous ai trouvés, ajouta-t-il d'une voix atone. Désolé d'être arrivé trop tard.
Le ton sur lequel il avait proféré ces paroles, tout comme son expression, me paraissait indiquer au contraire que notre déconvenue, à ma sœur et moi, ne lui faisait ni chaud ni froid.
— Tu n'aurais rien pu faire, répondis-je, persuadé qu’il m’avait présenté ses excuses par simple politesse. C'était le karma de ma sœur. Je te remercie de m'aider à lui rendre un dernier hommage.
Il n’ajouta rien, se contentant de hocher la tête.
Nous passâmes la nuit à veiller Ran. La famille du chef du village nous laissa seuls. Je ne comprenais pas trop pourquoi Kairii faisait tout ça pour moi, d’autant plus que cela n’avait pas l’air de l’enchanter, mais malgré son attitude peu avenante, je lui en étais reconnaissant. Ma sœur disparue, j'étais désormais seul au monde. Assurer ses funérailles dans ce contexte, loin de mon village, me paraissait une tâche bien trop ardue pour moi tout seul.
— Ne t'inquiète pas, me dit-il pendant la veillée, assis près du corps de Ran dont on avait recouvert le visage. L'âme de ta sœur a traversé la rivière Sanzū sans dommage, et elle renaîtra au paradis d'Amida.
— Comment tu sais ça ? lui soufflai-je. Personne ne sait si l’au-delà existe vraiment. Personne n’en est revenu.
Kairii me regarda, et pour la première fois, il me sourit.
— Moi, si, déclara-t-il mystérieusement. Et en tant que spécialiste des rituels ayant expédié dans l’autre monde un bon nombre de gens, je peux t’assurer que le séjour des morts existe vraiment.
Aussi bizarre que cela puisse paraître, ce qu’il me dit me réconforta énormément, et je sentis presque les larmes me monter aux yeux. Pour une raison que je ne m’explique pas, je sus qu’il me disait la vérité.
— Je te suis vraiment reconnaissant. Sans toi, j’aurais sans doute été tué, et le corps de ma sœur aurait été profané… Je saurai payer ma dette.
— Tu ne me dois rien, me répondit-il. J’ai juré de secourir tous les êtres souffrants, quels qu’ils soient.
— Le vœu ultime… Alors, tu dois être un éveillé ayant renoncé à la bouddhéité pour sauver l’humanité, et je me prosterne à tes pieds ! lui dis-je en joignant les mains.
Kairii joignit les siennes en réponse et les éleva devant ses yeux. Sur le moment, je me dis n’avoir jamais vu de fidèle du dharma aussi sincère.
Le lendemain, le corps de Ran fut déposé dans un cercueil et attelé à une carriole que je conduisis. Kairii m'accompagna, mais il s'arrêta à distance respectueuse du village lorsque nous arrivâmes à Iga, deux jours plus tard.
— Moi, je m'arrête là, m’annonça-t-il en me fixant de son regard froid. Tu peux garder le cheval et la carriole, ce n'est pas la peine de les rendre. Je les ai achetés aux villageois.
Je le remerciai à mi-voix. Je ne savais pas comment le dédommager, et je le lui dis.
— Essaie de rester en vie, me dit-il mystérieusement avant de tourner la bride à son cheval. Je le regardais s'éloigner, les longues pennes de ses flèches formant comme un éventail dans son dos.
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