Un revenant

7 minutes de lecture

Au grand soulagement de Kairii, Shuri avait disparu au petit matin, avant même qu'il ne s'éveille. En sortant du futon, le jeune homme constata, surpris, que son amant de la veille lui avait laissé une bourse emplie de pièces d'or et son propre couteau.

Des pas dans l'escalier tirèrent Kairii de la contemplation silencieuse des deux objets. Rapidement, il les cacha dans sa manche, ayant l'air suffisamment naturel pour accueillir l'habilleur et le commis, qui arrivaient avec les accessoires de toilette et son petit déjeuner.

Alors que les deux hommes rectifiaient sa coiffure et préparaient son kimono pour le théâtre où il devait se rendre avant midi, Kairii méditait sur l'attitude énigmatique de Shuri et son non moins étrange cadeau. Le jeune guerrier l'avait-il reconnu ? Préoccupé par ses pensées, Kairii ne se rendit même pas compte qu'on lui parlait. Ce ne fut qu'en entendant la toux du commis qu'il sortit de son mutisme : son regard acéré se posa sur l'habilleur, qui répéta alors poliment sa question. Kairii répondit d'un ton monocorde et absent, encore préoccupé par Shuri.

Le dernier rôle de Kairii dans la pièce de Chikamatsu acheva d'asseoir la popularité du jeune homme comme interprète phare des rôles romantico-tragiques. Après avoir joué le terrible Naraku pendant toute la saison d'été, Kairii se retrouva demandé par tous les dramaturges à la mode : obligé de céder leur tayû aux théâtres qui, du reste, payaient grassement, les patrons du Kikuya renoncèrent pour de bon à le proposer à la clientèle comme prostitué régulier. Seule sa clientèle de longue date, prête à payer plus cher des honoraires qui avaient triplé, put conserver ses liens avec le jeune acteur. Kairii se croyait débarrassé pour toujours de l'humiliation subie avec les Shuri et autres Sakabe. Cependant, il se trompait.

Peu de temps après, Kairii se morfondait dans la « cage », bien au fond, se sentant ridicule avec le kimono aux doux dégradés pastel qu'on lui avait fait revêtir pour l'exposition hebdomadaire de la perle de l'établissement qu'il était devenu. Pour rappeler aux clients ce rôle de Naraku qui l'avait rendu si célèbre, on l'avait déguisé en prince de l'époque des provinces en guerre : le visage légèrement poudré de rouge autour des yeux et des joues, deux petits points noirs sur le front et une bouche peinte, minuscule. Ses longs cheveux, dont la moitié étaient retenus par un ruban de soie, pendaient dans son dos. Pour parachever le tout, le col de son kimono avait été largement ouvert, dévoilant ses clavicules blanches.

Un sifflement admiratif se fit entendre. Kairii releva les yeux, fronçant les sourcils.

— Eh bien, commença un homme dans la trentaine, le kimono ouvert sur son torse viril. Tu es méconnaissable ainsi, Yukigiku... Quel accoutrement ! C'est un nouveau rôle pour le théâtre ? Tu joues des petites précieuses, maintenant ? Je croyais que tu ne faisais que des rôles de samurai !

Sa raillerie se termina par un grand rire moqueur et joyeux.

Kairii lui jeta un regard las. C'était le rônin de Satsuma... Celui de la dernière fois, qui l'avait tant malmené. Cela faisait bien longtemps qu'on ne l'avait plus revu trainer dans les parages... Kairii le pensait dégoûté et maté : il espérait qu'il soit juste de passage.

— Qu'est-ce que vous faites là ? lui demanda-t-il pour être sûr.

— Quelle question ! Je suis venu me payer un kagema, tiens !

Kairii tourna la tête.

— Je vous conseille Naogiku. Il est bien, au lit, l'orienta Kairii en lui jetant le dernier catalogue du Kikuya.

— C'est ce qu'on dit, oui... Qu'est ce que tu me conseilles d'autre ?

— Koharu. C'est le genre à vous plaire. Docile et joyeux.

Le rônin le regarda, le pied appuyé sur la grille, mâchant un cure-dent.

— Et si je préfère le style ténébreux et difficile ?

— Alors je vous dirais de revoir vos ambitions à la baisse... Mes prix ont augmenté depuis la dernière fois. C'est dix ryô le bâton d'encens, maintenant.

Le rônin ricana.

— Qui te dit que je parlais de toi ? Je t'ai eu une fois. Je sais que tu n'es pas si difficile que ça... !

Kairii lui jeta un regard noir. L'homme l'ignora, occupé qu'il était à balayer le contenu de la « cage » des yeux. De jeunes iroko se pressaient déjà aux barreaux. Il tâta les fesses de l'un, effleura les cheveux d'un autre.

— Allez, fais-moi entrer, lança le rônin à Kairii.

Ce dernier quitta tranquillement la cage, traversant le couloir pour l'entrée.

— Yuki ! Tu as oublié de retourner ton nom, lui fit-on remarquer.

— Ce n'est pas la peine, je reviens tout de suite, répondit le tayû, sûr de son fait. Je ne fais qu'escorter un client.

Comme il l'avait prévu, Sakabe Hideki n'était plus intéressé par lui. Ce qu'il voulait, c'était un petit mignon efféminé et inoffensif, qu'il arriverait à faire crier et qui serait impressionné par ses manières viriles.

Arrivé sur le plancher de l'entrée des habitués, Kairii s'agenouilla, ses manches étalées à ses côtés. Il posa ses yeux sur un point fixe : le petit bassin rempli de carpes du jardin. Ici, dans cette arrière-ruelle, l'agitation de la rue se faisait moins entendre. Un vrai repos pour les oreilles de Kairii, qui avait été obligé de passer des heures entières dans la « cage », parmi les cris et les caquètements.

— Tu ne me souhaites pas la bienvenue ? le taquina le rônin qui, ayant fait le tour de la maison, venait d'apparaitre dans l’entrée.

— Non, répondit tout bonnement Kairii. Je préférerais que vous repartiez à Kaga dès maintenant.

L'homme éclata de rire.

— Ha ha ha ! Toujours aussi aimable ! Un cauchemar de kagema. Tiens, aide-moi plutôt à délacer mes waraji, ordonna-t-il en désignant ses sandales de paille.

— Toi, fit Kairii en arrêtant un apprenti. Aide ce samurai à délacer ses chaussures. Il n'est pas en assez bonne forme pour le faire tout seul.

Le samurai ignora la remarque sans s'énerver, mais il fixa Kairii d'un regard intense, tout en posant son pied sur la cuisse du petit garçon qui s'agenouillait sur le parquet. À ces côtés, le tayû restait immobile et impassible, les poings posés sur ses propres genoux.

— C'est pas une manière de s'asseoir pour un iroko, ça, observa-t-il. Tu te crois en armure, à garder la bannière sur un champ de bataille ? Normalement, les prostitués s'assoient les genoux bien serrés, les mains gentiment croisées sur leur giron.

Comme Kairii ne répondait pas à sa provocation, il dirigea son attention sur le petit garçon qui s'affairait à délacer la corde de paille tressée.

— Mignon, celui-là... Il est au travail ?

— Il a neuf ans, fit remarquer Kairii avec un regard dangereux. Il fait encore caca dans une couche.

— Bah, trop jeune. Et trop efféminé, de toute façon, déclara Sakabe avec une moue méprisante. On dirait une petite fille.

Kairii ne put s'empêcher d'émettre un rire bref.

— Vous prétendez ne pas aimer les garçons efféminés, et vous allez au bordel de kagema ?

— J'aime les jeunes hommes virils et pleins d'iki, moi, lui répondit Sakabe. Si je voulais une femme, j'irais à Yoshiwara.

— Il doit y en avoir, de ces jeunes ''pleins d'iki'', dans votre fief de Satsuma, non ? Pourquoi vous ne vous prenez pas un nenyû parmi les fils de samurai consentants de votre entourage, plutôt que de vous payer des mômes du peuple mis en esclavage contre leur gré ? Ce ne sont pas les jeunes nobles en quête d'un protecteur qui manquent.

Sakabe vissa son regard sur Kairii.

— Aucun d'entre eux n'a attiré mon attention pour l'instant, répliqua-t-il. Pas assez guerriers, pas assez beaux. Ça ne se trouve pas sous le pied d'un cheval, un Yoshitsune ou un Ranmaru !

Kairii eut un nouveau rire amusé.

— C'est sûr que là, vous mettez la barre assez haut !

— Je ne voudrais rien de moins, lâcha le rônin avec emphase.

— Eh bien ce soir, il faudra vous en contenter, de ce moins. On n’a pas ce que vous voulez, ici. C'est bon Hatsune, tu peux disposer.

Le samurai monta sur le plancher, escorté par Kairii. Ce dernier le conduisit jusqu'au comptoir qui faisait office de réception.

— Un client, annonça-t-il d'une voix aussi basse que lasse. Un habitué : il est déjà venu.

— Ah, très bien ! Merci, Yuki.

Le tayû se retourna.

— Bon... Je ne vous souhaite pas de passer une bonne soirée, mais tâchez de ne pas vous montrer trop brutal avec les gamins.

Il s'éloigna, pour regagner la « cage ». Mais Sakabe Hideki le retint par sa longue manche.

— Attends.

Kairii se retourna.

— Quoi ?

Le patron était déjà arrivé, s'empressant d'accueillir celui qu'on lui avait annoncé comme un bon client.

— Ah, monseigneur le samurai ! Irrashai, irrashai ! Quel honneur de vous revoir ! Vous avez fait tout le trajet de Kaga pour venir nous rendre visite ? Qu'est-ce qu'il vous faut aujourd'hui ?

— Je veux mon Yukigiku, déclara-t-il à la grande surprise de Kairii. J'ai été retenu loin de lui si longtemps... Je suis impatient de le serrer dans mes bras. Je n'ai pensé qu'à ça pendant tout le trajet jusqu'à Edo !

Kairii le regardait, horrifié. L'homme lui fit un clin d'œil.

— Ah... Yukigiku ? murmura le patron en glissant un regard inquiet au tayû. Oui, bien sûr... Il est juste là... Vous le voulez pour une heure ?

— Pour la nuit, rectifia le rônin. Je ne le vois qu'une fois tous les trois mois... La nuit elle-même est trop courte.

Kairii grimaça.

— J'ai d'autres plans, pour cette nuit, objecta-t-il rapidement. Un client régulier m'a promis qu'il passerait.

— Alors je le provoquerai en duel, statua le samurai.

— On m'a demandé de venir jouer du shamisen au Kantô-ya, tenta à nouveau Kairii.

— Alors je t'accompagnerai, louerai une chambre là-bas, attendrais que tu aies fini avec un bon saké et te ferai passionnément l'amour en regardant la lune se refléter sur le bassin de leur jardin, répliqua-t-il à nouveau en faisant référence au jardin du Kantô-ya, célèbre dans le quartier.

Kairii soupira. Il n'avait guère le choix. On l'envoya se préparer en haut, pendant que le client attendait dans une antichambre.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0