Partie d'échecs
Kairii se laissa rouler sur le côté, plus exténué et humilié que jamais. Sakabe l'avait forcé à venir s'asseoir sur lui, de façon à l'empaler sur son sexe. La pénétration n'était jamais plus profonde que dans cette position. Le pénis de l'homme avait totalement empli son rectum, remontant jusque dans son ventre et vidant immédiatement sa prostate comprimée. Kairii avait éjaculé au bout de quelques secondes seulement, à la grande joie de Sakabe. Ce dernier l'avait même félicité.
— Que tu es beau ! murmura le samurai avec passion en caressant le dos nu de son partenaire. Vraiment, Yuki... Je voudrais passer toute ma vie à tes côtés.
Kairii lui jeta un regard blasé. Et voilà que ça recommençait... Les clients étaient-ils donc aveugles à ce point !
— Je ne vais pas rester comme ça toute ma vie, lui rappela Kairii en roulant sur le côté pour le regarder. J'ai déjà seize ans... Je serais bientôt complètement adulte, et mon corps commencera à dépérir. C'est notre lot à tous. Du reste, l'amour n'existe pas. Ce n'est qu'une illusion, ça aussi... Dès que j'aurai quitté l'adolescence et coupé ma mèche de devant, vos prétendus sentiments s'évanouiront comme la neige au soleil.
Ceci ayant été dit, Kairii étouffa un bâillement. Il était tard : c'était presque l'aube. L'heure d'aller au lit.
Mais le samurai ne comptait pas le laisser dormir. Prenant son épaule pour le tourner vers lui, Sakabe le regarda.
— Yuki... Mes sentiments pour toi sont sincères, déclara-t-il d'une voix basse et passionnée. Tu ne comprends donc pas... C'est vrai que tu es beau. C'est vrai que ton apparence physique et ta jeunesse me séduisent énormément. Mais c'est ta personnalité qui m'a fait tomber amoureux de toi, et j'ai hâte de voir l'homme que tu vas devenir. Je sais que je l'aimerais tout autant, si ce n'est encore plus.
Kairii observa attentivement Sakabe. Intérieurement, il était furieux que de tels mots sortent de sa bouche à lui. Le destin était définitivement cruel.
— Laissez-moi vous apprendre quelque chose, alors, fit-il en attrapant la théière pour se resservir. Comme je vous l'ai déjà dit, avant d'atterrir ici, j'ai déjà eu plusieurs vies. Je me rappelle de toutes... Pas très précisément, mais je sais au moins que dans aucune d'entre elles, je n'ai pu parvenir à être tout à fait adulte. Je suis toujours mort avant... Et je sais que ce sera pareil dans celle-ci.
Sakabe le fixa, les yeux brûlants. Pour une fois, il ne cherchait pas à le contredire... Il le laissait parler.
— De quoi es-tu mort, dans tes autres vies ?
Kairii lui remplit sa tasse de thé. Il fit de même avec la sienne et but lentement, avant de la reposer.
— De mort violente, toujours, répondit-il. Il y a des constantes, dans ces vies... à croire qu'elles ne sont que le fruit du rêve d'une même personne. La vie n'est qu'une illusion... Une grande illusion. Le rêve de quelqu'un d'autre, et on ne sait pas qui.
— C'est ce que disent les moines, en effet, fit Sakabe en buvant rapidement.
Sakabe se taisait. Kairii cala sa tête sur sa main et le regarda.
— Je sais maintenant que c'est mon « apparence physique », comme vous dites, qui m’empêche de trouver l’éveil. Au lieu de partir pour le Jigoku, je dois avoir quelque chose à accomplir qui me retient ici bas. Une vengeance, je pense. Dans cette vie également, j'ai juré de poursuivre cette œuvre dans les sept incarnations à venir, d'éliminer tous les responsables de la chute de mon clan jusqu'à ce qu'il n'en reste aucun, de les traquer sans relâche. Mais les choses ne sont pas si faciles. Regardez, avec vous... Pour moi, à tout égard, vous êtes une cible à abattre. Vous payez mes tortionnaires pour pouvoir avoir des relations sexuelles avec des enfants, en vous passant de leur consentement. Vous ne vous posez même pas la question de savoir si ces garçons souffrent ou pas. Et moi, je fais partie de vos victimes. Mais, à côté de cela, vous dites m'aimer... C'est parce que le monde est truffé de gens comme vous, Sakabe Hideki, que je n'ai aucun désir de vivre jusqu’à l’âge adulte.
Le samurai l'avait écouté en silence, le visage juste un peu fermé.
— Tu n'es pas ma « victime », Yuki, dit-il sombrement, tu es mon amant. Je t'aime, je te l'ai déjà dit !
Kairii se redressa.
— Vous pensez que le seul fait de m'aimer vous donne des droits sur moi ? Si je n'étais pas forcé à la prostitution, mais un jeune noble libre, et que vous m'aviez rencontré, lors d'un concours de tir à l'arc par exemple, auriez-vous fait fi de mes sentiments comme vous le faites maintenant ?
Sakabe croisa les bras dans son épais kimono.
— Non, bien sûr. Je t'aurais fait la cour et j'aurais attendu une déclaration d'amour de ta part, tout en te déclarant le mien, puis je t'aurais proposé un serment de fidélité.
— Et vous auriez attendu des années que je sois prêt pour avoir des relations sexuelles avec vous, que notre lien s'intensifie, continua Kairii. Alors qu'ici, vous m'avez sauté dessus immédiatement, sans même me demander mon avis... Vous m'avez violé, brutalisé. Qu'est-ce qui justifie donc une telle différence de traitement ?
— L'argent que je paye, répondit Sakabe avec brutalité.
Kairii vissa son regard limpide sur l'homme en face de lui.
— Vous savez tout comme moi qu'entretenir un wakashû en dehors du circuit de la prostitution n'est pas gratuit, Sakabe Hideki... Vous auriez dû pourvoir à ses dépenses, à son éducation, tout en lui faisant des cadeaux régulièrement. Vous auriez dû remettre une somme conséquente à ses parents, son maître ou son responsable légal. Sans compter l'achat du matériel militaire... Et tout cela, sans pouvoir toucher à un seul cheveu du garçon avant qu'il ne vous le propose de lui-même, avec l'interdiction formelle d'aller batifoler avec un autre sous peine de voir les termes du contrat rompus sans remboursement des sommes investies. En comparaison, et malgré les tarifs exorbitants que mettent les patrons sur mon corps, je ne vous coûte pas grand-chose.
Sakabe se tut. Les arguments du jeune homme étaient irréfutables.
— C'est vrai que tu es intelligent, finit-il par dire. Intelligent, déterminé, beau et courageux. Des qualités qui te mettent à part et auraient fait de toi, dans d'autres circonstances, un personnage amené à un destin exceptionnel. Mais il se trouve que tu es un prostitué mâle, et moi, ton client. Je te fais l'infime honneur d'avoir des sentiments pour toi et de te traiter respectueusement, tout en tolérant tes insolences... Dans ce monde où ne règne que la loi du plus fort, c'est beaucoup, Yuki. Apprends à apprécier ce qui t'est donné, au lieu de faire jouer ton imagination débordante. Avec des ''et si'', on pourrait refaire le monde !
Les yeux félins du garçon se fixèrent encore plus intensément sur lui.
— La loi du plus fort... N'employez pas de tels termes à la légère, Sakabe Hideki, gronda-t-il, une menace sinistre dans la voix.
Le tuer... Il en avait très envie, à présent. Oublier Tai, et avec lui toutes les raisons qui l'avaient fait se soumettre au désir bestial des clients... Lui écraser la tête et boire son sang.
Kairii fut tiré de sa rêverie meurtrière par le rire forcé de Sakabe. Ce dernier avait vu les yeux agrandis du garçon, leurs pupilles minuscules fixées sur un point invisible. Très mal à l'aise, il avait rompu la transe du kagema par un rire.
— Yuki-kun... Je sais que tu aimes quand je te prends. Je l'ai bien vu la dernière fois, et je m'en suis encore aperçu cette nuit. Soyons bons amis, d'accord ? Je te rachèterais si je pouvais, tu le sais. Viens contre moi.
Kairii baissa la tête. Il n'avait guère le choix. Il vint s'asseoir près du samurai, qui le prit dans ses bras immédiatement.
— Je t'aime, Yuki, souffla-t-il. À en mourir. Aucun jeune samurai, si noble fût-il, n'a jamais éveillé de tels sentiments en moi. Tu n'es peut-être qu'un prostitué, mais pour moi, tu vaux plus que n'importe quel jeune guerrier.
Sakabe lui fit encore l'amour, jusqu'à ce que le soleil soit déjà haut dans le ciel. Il fit de même sans discontinuer toute la journée et la nuit suivante. Le dernier matin, épuisé par ce rythme infernal, Kairii s'endormit sur place, contre lui. Lorsqu'il se réveilla, plus tard dans l'après-midi, il constata qu'il était nu, recouvert du haori du samurai et de la couette du futon. La voix de Sakabe lui parvenait de la pièce d'à côté : il était en train de jouer au shogi avec un jeune apprenti, qu'il battait à plate couture.
— Ah ! faisait-il de sa voix chaleureuse, virile et grave. Ne sois pas vexé, Tamanosuke. En tant que guerrier, je joue aux échecs depuis que je suis tout petit. C'est normal que je gagne. C'est déjà extraordinaire que tu saches jouer !
Kairii s'était levé et rhabillé. Il arriva dans la pièce, le haori du samurai sur ses épaules.
— En effet, c'est facile de gagner contre un gamin sans expérience, fit-il en venant se planter devant Sakabe. Tama-kun, pousse-toi. Je vais prendre ce samurai à un contre un.
Sakabe jeta un regard brûlant à Kairii. Yukigiku était véritablement le seul kagema capable de soutenir une énormité pareille... « Prendre » un samurai !
Néanmoins, il le laissa faire. Yukigiku était plein de surprises. Il jouait peut-être bien... Après tout, le petit savait jouer. C'était rare, chez les gens du peuple.
— Qui a appris à cet enfant à jouer ? demanda Sakabe en plaçant ses pions.
— C'est moi, confirma tranquillement Kairii. Si vous voulez, je vous donne une leçon aussi.
Le samurai éclata de rire.
— Arrête-toi un peu, tu veux, Yuki. J'aime ton arrogance : je la trouve très séduisante. Mais là, tu vas trop loin.
— Vous dites ça à chaque fois, répliqua le garçon avec un sourire en coin. Mais je sais qu'au fond, vous ne demandez qu'à ce que je vous domine. Tout le monde me le demande, vous savez... Secrètement, et silencieusement.
Les joues cramoisies, Sakabe releva ses yeux noirs sur Kairii. Il ne savait pas si la chaleur qu'il ressentait était de la honte ou du désir... Yukigiku lui faisait parfois cet effet-là.
À sa grande surprise, le kagema le battit à plate couture. Sakabe, qui n'avait jamais perdu que contre des maîtres en la matière, fut si étonné qu'il en oublia d'être en colère. Il étudia attentivement les pions, cherchant à retrouver les combinaisons utilisées par Kairii.
— Alors, vous la voulez, cette leçon ? fit ce dernier en attrapant la pipe allumée que le jeune Tamanosuke lui tendait.
Sakabe fut obligé d'admettre que c'était bien le cas.
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