Taito : le catalogue des kagema
Plusieurs mois d’errance m’avaient enfin conduit à Edo, aux portes du quartier réservé où ce traitre de Otsuki avait fait enfermer Kairii. J’étais enfin arrivé au terme de ma quête.
Cependant, une autre difficulté m'attendait. Comment trouver Kairii dans ce labyrinthe peuplé d'une véritable multitude d'individus, tous de sexe masculin et coiffés de la même façon ? Les maisons de thé s'alignaient les unes aux autres, avec leurs étals gardées par des barreaux de bois et dans lesquels des adolescents, parfois très jeunes, attendaient le client. Devant certaines, la foule était si dense qu'il était impossible de s'en approcher. C'était là que résidait un acteur célèbre, un tayû, ou tout simplement un très beau garçon.
C'était pitié de voir tous ces jeunes vendre leur corps pour le profit de souteneurs intraitables, le kimono baissé sur leurs épaules blanches. L'excitation des hommes qui arpentaient les rues en quête de chair fraîche était à peine croyable. Mais je me rappelais que Kairii avait été littéralement harcelé dans la rue, lorsqu'il était monté à Edo. Il lui avait même fallu rappeler à un samurai qu'un passage du code des guerriers autorisait les jeunes soumis aux avances trop pressantes à « couper » leur soupirant... Une chose que les jeunes kagema enfermés dans ces bordels ne pouvaient pas faire.
— Lui, entendis-je s'exclamer un homme en pointant un adolescent du doigt alors que je m'approchais de la devanture d'une maison de thé. Ce sera mon sept cent quatre-vingt-cinquième ! Encore cinq, et après, j'arrête. Je l'ai promis à ma femme.
— Elle devrait comprendre qu'il n'y a rien de comparable au goulot bien serré d'un garçon ! répondit son compagnon en riant.
— Les femmes sont des démons, tu le sais bien. Elle est verte de jalousie. Allez, entrons. Je t'en paye un ce soir !
Les deux hommes s'éloignèrent en se congratulant sur leur amour des garçons prépubères. Je les regardai s'engouffrer dans la maison de passe, vaguement dégoûté.
— Hé, toi ! m'interpella une voix.
Je tournai la tête. Derrière les barreaux, un jeune au regard vif et intelligent me regardait.
— Tu veux entrer ? proposa-t-il en me faisant un clin d'oeil. Je te fais la totale.
Je secouai la tête.
— Non, merci, je ne suis pas intéressé.
Le garçon insista. Il vint s'asseoir près de la grille, dévoilant son épaule en tirant sur son kimono de manière bien peu subtile.
— Tiens, fit-il en me passant une feuille manuscrite. Lis.
Je la pris machinalement.
— Hanayama Tônosuke, lus-je en ignorant les fautes dans le choix des caractères, quatorze ans. Peau claire, jolis yeux... Récite des airs kodayû.
Je relevai la tête vers lui.
— Continue, me pressa-t-il. Jusqu'à la cinquième ligne.
— Iwataki Isaburô, soupirais-je, seize ans... Un danseur talentueux, qui chante des airs nage et sait parfaitement imiter les manières féminines.
Je fis mine de lui rendre le papier.
— Écoute, je ne suis pas...
— Allez ! m'encouragea-t-il en me poussant le bras.
— Yumekawa Dairoku, quinze ans. Un bon buveur, qui tient l'alcool mieux que n'importe qui. Plutôt doué au shamisen, et le plus attirant de ceux déguisés en tabiko.
Je fis une pause sur ce dernier mot. Visiblement, me faire passer pour un tabiko était une erreur grossière.
— Matsunokaze Kotonojô... Dix-sept ans. Sait bien faire le théâtre d'ombres, et sait aussi écrire des caractères chinois en crachant de l'eau sur un mur. En jongle, il rivalise sans problème avec Shio no Chôjirô.
Je soupirai à nouveau. Mais le jeune insistait, alors je lus la cinquième ligne.
—Fukakusa Kankyûrô, dix-sept ans. Dans sa façon de parler, il ressemble beaucoup à l'acteur Suzuki Heihachi. Hormis sa connaissance encyclopédique du répertoire de Chikamatsu, il n'a pas de talent particulier... mais il est incroyable au lit !
Je relevai les yeux vers lui. Le jeu ne m’amusait plus.
— C'est moi, fit le garçon en me reprenant fièrement le papier. Demande une passe avec moi, je te promets que tu ne le regretteras pas !
— Désolé, lui répondis-je alors. J'essaie de te le dire depuis le début, mais je ne suis pas intéressé... Je cherche quelqu'un en particulier. Tu peux peut-être m'aider ?
Je lui tendis une pièce discrètement. Il sortit la main pour la prendre, un peu à la manière des singes en cage lorsqu'on leur donne des cacahuètes à travers les barreaux. Elle disparut rapidement dans son kimono.
— Qui ? me demanda-t-il d'une voix déjà plus basse.
— Un garçon de grande taille, à peu près comme moi... Environ dix-sept ans. La peau très blanche, une petite cicatrice sur le coin gauche de la lèvre, et les yeux couleur de mer sous la tempête, gris avec des reflets verts... Très, très beau. Tu saurais où il travaille ?
Le garçon croisa les bras.
— Yukigiku, hein ? souffla-t-il. Je te préviens, il accepte un client sur dix. Et puis, il n’est pas si extraordinaire qu'on le dit ! C'est vrai ; il est beau, mais tu aimerais ça, toi, un partenaire qui te tire la tronche tout le long et ne desserre pas les dents ? Payer aussi cher pour ça, c'est vraiment du vol ! En plus, il est violent. Ça lui arrive de s'en prendre aux clients, quand ceux-ci ne font pas ce qu'il veut.
Mon cœur se mit à battre plus fort. C'était lui, il n'y avait pas de doute.
— Tu sais où il est ?
— La maison Kikuya, lâcha Kankyûrô. Au bout de la rue à gauche... Mais tu as peu de chances d'être reçu. Faut montrer patte blanche et bourse dorée pour pouvoir apercevoir le bout du nez de leur tayû. Même s'ils t'acceptent, rien ne dit que le drôle te donne satisfaction. Fais attention à ne pas perdre tes bijoux de famille dans l'aventure... Il a les dents acérées et la griffe leste !
— Merci, lâchai-je dans un souffle.
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