Taito : le montreur de marionnettes

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— Alors, ils t'ont refoulé ?

C’est avec ces mots que m'accueillit Kankyūrō, le sourire suave, accoudé au balcon du premier étage.

Visiblement, la fête battait son plein à l’intérieur. Kankyūrō, ses yeux malins et soulignés de cinabre plissés comme ceux d’un renard de conte, tenait d’une main les ficelles d’une marionnette d’Awashima, avec laquelle il venait visiblement d’amuser la galerie, et de l’autre, une coupelle de saké. Il paraissait légèrement ivre.

— Yukigiku était de sortie.

— Évidemment ! Un tayū comme lui n'est jamais disponible. Même si tu prenais rendez-vous, tu ne le verrais pas avant la prochaine lune ! Allez, entre et bois un coup. C’est la maison qui invite.

J'acceptai. Je payai pour passer la nuit au bordel – il fallait bien que je dorme quelque part – commandai un repas chaud et réservais Kankyūrō pour réchauffer mon lit et discuter.

— Je te préviens, lui dis-je, je ne coucherai pas avec toi. Je ne suis pas de ces pratiques-là.

— Une raison particulière ? sourit-il.

— Non. Cela me dégoûte, c'est tout.

Kankyûrô éclata de rire.

— T'es un original, toi ! T'es bien le premier client que je vois dire ça tout en se payant un kagema. Enfin, c'est comme les moines qui récitent le nenbutsu en baisant des gamins, hein ?

Je soupirai.

— Ne me compare pas à ces pervers, fis-je en le laissant me servir du saké. Je te jure que je ne suis vraiment pas intéressé.

— Mais oui, ils disent tous ça !

Je renonçai à le convaincre.

— Ça fait longtemps que tu fais ce boulot ? lui demandai-je en croisant mes bras sur mes genoux.

— J'ai commencé à neuf ans, dit-il, j'en ai dix-sept aujourd'hui... Je suis de Ōtsu, à la base. Mon père s'est endetté au jeu et il m'a placé chez un souteneur, qui m'a fait suivre une formation d'acteur de rôles féminins à la vieille capitale. Mais je manquais de talent pour ça... J'ai été racheté par un amateur de théâtre de marionnettes qui m'a emmené vivre avec lui à Miyajima. C’est comme ça que j’ai appris le répertoire de Chikamatsu. Alors que je donnais une représentation de marionnettes au sanctuaire, un seigneur de Bitchû s'est entiché de moi et m'a enlevé, avant de me jeter à la rue quelques mois après... Plutôt que de retourner chez mon patron et risquer de connaître le même sort à nouveau, j'ai survécu en vendant mes services comme indépendant aux alentours du sanctuaire Konpira de Sanuki. Dès que j'ai eu assez d'argent, je suis monté à Naniwa et j'ai vivoté un temps en bossant dans un bordel de Sumiyoshi... Puis je suis allé à Kôchi, Naruto, Awashima, Niôdô... Et je suis monté à Edo. Mon contrat expire dans 2 ans : je peux te dire que je suis impatient. Au pays, j’ai un jeune frère et une sœur qui comptent sur moi. Avec ce que j'ai économisé, je vais monter une petite troupe de marionnettes, revenir dans ma région natale, à Ōtsu, financer l'établissement de mes cadets et me trouver une femme, pour fonder une famille.

Je l'encourageai le plus chaudement possible, me sentant intérieurement désolé pour lui. Finalement, j'avais eu de la chance. Beaucoup de chance. J'aurais pu finir comme lui, et tous ces milliers de gosses obligés de vendre leur corps pour survivre, ou qui étaient tout simplement esclavagisés.

Kankyûrô tenta de me faire des avances dans la soirée, mais il comprit rapidement que j'avais été tout à fait sérieux lorsque je lui avais dit ne pas être intéressé par le sexe. Ravi de ne pas avoir à travailler, il se glissa dans le futon et me fit la conversation jusque tard dans la nuit. Il était très bavard. Lorsqu'il s'endormit enfin, pas loin du petit matin, je le laissais se blottir contre moi, tout en regrettant de me retrouver à avoir ce type de contact intime avec quelqu’un qui n’était pas Kairii.

Je me retrouvai à pleurer bêtement. Mon ami me manquait. C'était une véritable blessure béante que j'avais dans le cœur, lorsque je me rappelais qu'il n'était qu'à quelques centaines de mètres de moi, obligé de partager sa couche et d'accorder ses faveurs à un étranger. Je me sentais coupable de ne jamais lui avoir avoué mes sentiments. Je sentais vaguement, sans vouloir me l'avouer, que j'aurais pu être son premier.

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