Taito : Suicides amoureux à l'aube de la fête de Kôshin II
Ne fais pas ça, Kairii, murmurai-je silencieusement, espérant que mon ami ne se croie pas acculé au point de tout gâcher. On avait dû lui retirer ses armes, et la vue de ces sabres de gimmick sur scène devait être d'une cruelle ironie pour lui.
« Quiconque désire mon frère doit se préparer à le rejoindre dans la mort » clamait Hanbei d'une voix de stentor à l'attention des nobles prétendants à l'amour du jeune Koshichirô. Ce n'était pas un mauvais acteur. Il avait dû, lui aussi, être beau dans sa jeunesse, et connaître son heure de gloire.
L'acteur qui jouait le rôle du jeune écuyer secrètement amoureux s’avança pour saisir la paire de sabres. Le narrateur, accompagné de trois lugubres notes de shamisen, se mit alors à hululer.
« Voilà qui fait honneur aux principes les plus hauts du nanshoku ! Qu'y a-t-il de plus louable et beau que la camaraderie virile entre deux jeunes guerriers, prêts à mourir l'un pour l'autre ? »
Je trépignai sur mon siège, révolté qu'on puisse dévoyer ainsi des principes aussi nobles que ceux du bushidô. De jeunes prostitués mâles qui jouaient des samurai condamnés à s'ouvrir le ventre, excitant ainsi les instincts les plus vils de l'homme... Il se trouvait qu'aujourd'hui, l'un de ces acteurs était justement un guerrier ayant dédié sa vie à une cause honorable, et on avait sournoisement utilisé son sens du sacrifice pour le trainer là, le forçant aux plus dégradantes bassesses. La pièce faisait un cruel écho à la situation que nous vivions, Kairii et moi, et je me détestais de la trouver belle.
« Le ciel distant est si effrayant ! continuait le narrateur en citant l'écrivain Saikaku. Comme ce garçon ressemble aux jeunes éphèbes si aimés des nobles d'antan ! La senteur d'encens de ses cheveux... Le clair de lune sur sa peau... Les yeux comme deux billes d'opale, et la longue et souple silhouette qui rappelle le roseau sur les bords de la rivière Kamo. Qu'est-ce qui pourrait susciter plus de fascination ? »
Je me levai, la main sur la poignée de mon sabre. Je ne supportais plus d'entendre ce héraut vanter les charmes de Kairii à la criée comme il le faisait. On se serait cru sur le marché aux poissons, lors de la mise aux enchères d'un thon rouge fraichement pêché et jeté encore saignant sur l'étal. Je savais que les duels et autres échauffourées entre spectateurs surchauffés n'étaient pas rares dans ce genre d'établissement. Il était aisé de comprendre pourquoi. Mon sang bouillait dans mes veines, et le public excité semblait dans le même état que moi. Si grabuge il y avait, la milice du quartier allait rappliquer, mais j'étais persuadé d'avoir le temps de filer, avec mon ami. Je m'avançais donc, déterminé à sauter sur la scène pour arracher Kairii à la lubricité populaire.
Cependant, d'autres spectateurs, excités par la tension dramatique de la pièce et la perspective de voir l'objet de leur adoration baisser le rideau tantôt, se mirent à invectiver les acteurs.
— Montre tes yeux, le beau gosse ! Je n’ai point payé si cher pour ne voir que ton profil ! hurla un homme en se levant.
— On dit qu'il a les yeux gris ! Je veux voir ses yeux gris ! renchérit un autre.
Un homme sauta sur la scène, attrapant le visage de Kairii pour le forcer à regarder vers lui. Ce dernier, qui jusqu'ici continuait à jouer, imperturbable, fronça les sourcils et frappa violemment l'agresseur du pied, le renvoyant parmi les spectateurs médusés.
— Il a vraiment les yeux gris ! cria l'un de ces idiots.
C'était le moment que j'attendais. L'incident avait provoqué un tel remue-ménage dans la fosse que les acteurs remballaient. Je me frayais un chemin pour rejoindre la passerelle menant aux coulisses, profitant du vacarme pour appeler mon ami.
— Kairii-dono ! l'appelai-je désespérément. Kairii-dono !
Par-dessus la foule, j'aperçus Kairii qui tournait la tête dans ma direction, les yeux agrandis. Il avait reconnu ma voix. Mais une foule compacte me barrait la route, et la police du quartier réservé était déjà sur place.
— Kairii-dono ! lui criai-je, les mains en porte-voix. Je me suis enfui ! Je vais vous sortir de là, je le promets sur ma vie !
Le bref sourire qu'il eut en m'apercevant me réchauffa le cœur. Je le vis déplacer son regard sur le côté, cherchant visiblement un moyen de fausser compagnie à la troupe et au service d'ordre qui repoussait les acteurs vers le fond du théâtre. Mais il disparut bientôt dans les coulisses, entrainé par le mouvement de foule et les autres acteurs, pressés de quitter cette vision des six enfers. Les clients, fous de rage, étaient en train de tout casser.
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