Taito : la rencontre
J'espérai maintes fois trouver les soldats – si on peut appeler ainsi des hommes effectuant une aussi honteuse besogne - qui escortaient Kairii sur la route. Mais j'avais beau me presser, je ne pouvais pas les rattraper. À la suite d'une enquête systématique sur la route de Tôkai, j'appris que ces derniers traitaient Kairii comme un condamné à mort, qu'ils devaient soi-disant conduire à Kyôto.
— C'est une honte qu'un garçon aussi jeune et avec une telle allure soit condamné à être décapité, me confia une aubergiste à qui je posais la question. Il aurait offensé un seigneur haut placé... Drôle d'histoire, non ?
Mais en réalité, Otsuki Sadamaro n'avait aucune intention de tuer Kairii. Il voulait l'emmener à Kyôto, loin de l'influence des Tokugawa, et l'enfermer dans sa résidence d'Higashiyama parmi ses mignons pour pouvoir en jouir tout son soûl.
Je me pressai donc pour gagner l'ancienne capitale au plus vite. Mais alors que j'allais dépasser le lac Biwa, je fus témoin d'un drôle d'évènement.
— Avez-vous vu une troupe d'hommes en armes trainant avec eux un prisonnier, un jeune homme d'une beauté éblouissante, à la peau blanche et aux yeux gris ? demanda abruptement un samurai en déboulant dans l'auberge où je fumais au coin du feu.
Ayant vécu parmi la plèbe, je savais que les meilleures informations se recueillaient non pas en soudoyant des puissants dans le secret des alcôves, mais en se mêlant à la populace et en écoutant ce qui se disait. Une fois de plus, les événements me prouvaient que j'avais bien raison.
— Un garçon aux yeux gris ? répéta l'aubergiste en se grattant la tête. Vous voulez dire, un aveugle ?
Le samurai agita sa main avec impatience.
— Non. Je parle d'un garçon dont les iris ont une couleur inhabituelle, très claire, mais qui voit parfaitement. Grand, les cheveux non rasés... Très beau, ajouta-t-il après une hésitation. Vous n'avez pas vu un tel garçon ?
L'aubergiste secoua la tête.
— Non, Messire. Sinon, je crois que je m'en souviendrais.
L'homme lui jeta une pièce, remerciant rapidement pour sa peine. Je l'observais rapidement : il était grand et bien bâti, avec un visage empreint de force et de détermination, ses cheveux, non rasés également, attachés sur le haut de son crâne comme les généraux de l'époque Muromachi. Il quitta l'auberge d'un pas assuré, la main sur la poignée de son sabre, jetant sur moi un regard bref en passant.
Je me levai quelques secondes après qu'il soit parti. Je le suivis, discrètement, dans la rue : sa haute silhouette, son chapeau de jonc tressé et le sabre qui pointait sur le côté de son haori étaient facilement reconnaissables. Finalement, les passants se firent plus rares, les maisons et les étals furent remplacés par les hauts cyprès qui bordent la route reliant les deux capitales en longeant la mer. Les bruits de la ville avaient fait place au cri irrégulier des oiseaux, puis au silence profond et épais de la forêt.
J'avais perdu l'homme de vue. Je continuai néanmoins, persuadé qu'il ne pouvait pas être loin. C'était le cas en effet : il m'attendait au détour d'un chemin ombragé, le sabre au clair.
— Nomme-toi, m'ordonna-t-il, et dis-moi pourquoi tu me suis !
Je m'arrêtai à quelques mètres de lui. Bien campé sur mes jambes, le regard sur le sien, je baissai légèrement le menton dans la posture menaçante d’un animal prêt à attaquer.
— Je vous ai entendu dans l'auberge, lui dis-je. Vous cherchez un jeune homme aux yeux gris.
— Ton nom ! insista-t-il avec obstination.
Les fonctionnaires voulaient toujours un nom. Mais je n'en avais pas. C'était difficile de le leur faire comprendre : pour eux, la majorité de la population, sans nom de famille, n’appartenait pas au genre humain. Le fait de porter un sabre me rendait visible à leurs yeux, et ils ne pouvaient admettre qu'étant comme eux, je n'ai pas de nom de famille.
— Je m'appelle Taito, admis-je. Je suis d'origine populaire : je n'ai donc pas de patronyme. Et vous ?
L'homme rengaina.
— Pourquoi te dirais-je mon nom ? Tu n'es qu'un manant. Pourquoi portes-tu un sabre, d'ailleurs ? Ne sais-tu pas que le shogun vous a interdit l'usage des armes, à vous autres ?
Je ne répondis pas. L'homme n'insista pas : c'était un rônin. Il n'était pas dans une situation sociale si prestigieuse lui-même.
— Tu as mentionné ce jeune aux yeux gris... Pourquoi ? me demanda-t-il.
— Je voudrais savoir pourquoi vous le cherchez.
— Pourquoi te le dirais-je ?
— Si vous me le dites, je pourrais éventuellement vous donner quelques informations à son sujet, répondis-je en le regardant de biais.
L'homme me rendit mon regard, puis il fit mine de dégainer. Je le vis venir bien avant qu'il ne bouge lui-même : j'évitai son attaque avec facilité, me perchant dans l'arbre le plus proche. Désorienté, il me cherchait des yeux dans toutes les directions.
— Un saltimbanque traîne-sabre... ! cracha-t-il avec mépris. J'aurais dû m'en douter. Où es-tu ? Montre-toi, si tu as un minimum de sens de l'honneur !
— L’honneur n’a pas la même valeur pour un manant, répondis-je, non sans mauvaise foi.
Je le toisai du haut de mon perchoir, accroupi. Me relevant, je poussai une châtaigne du bout du pied, la laissant s'écraser sur la mousse en bas. Il leva la tête.
— Descends, m'ordonna-t-il en m'apercevant. Je ne t'attaquerai pas, tu as ma parole de samurai !
— Vous êtes un rônin, un samurai sans maître ni emploi, objectai-je en croisant les bras. Votre parole ne vaut plus bien cher.
— Je viens d'obtenir un poste chez le seigneur Maeda de Kaga, protesta-t-il. Et puis, comment oses-tu mettre la parole d'un bushi en doute ? Que j'ai été samurai un jour devrait te suffire !
— Des gens comme vous ont tué mes sœurs, lui appris-je. D'autres gens comme vous ont poussé mon père au suicide... Enfin, d'autres gens comme vous ont profondément offensé mon meilleur ami. Sans compter toutes les exactions commises sur mes pairs, les « manants »... Avec tout ça, comment pourrais-je accorder quelque valeur à la parole d'un samurai ? Ce serait stupide de ma part.
Le rônin me regarda attentivement. Voyant qu'il était en train de réaliser que ce n'était sans doute pas avantageux de faire de moi un ennemi, je sautai de mon poste d'observation, retombant souplement sur la mousse.
— Tu es drôlement jeune, pour un espion ou un tueur à gages, remarqua-t-il.
— Beaucoup de gens disent ça, oui.
— Mais tu n'as pas l'air d'être un débutant au maniement des armes... fit-il en fixant mon visage, dont il ne pouvait voir que les yeux et la cicatrice qui me barrait l'arcade. Tu as un maître ? De quelle école as-tu appris l’escrime ?
— Je ne suis pas un débutant au corps à corps non plus, lui appris-je sans répondre à sa question. Quant à mon maître, son nom ne vous dira rien.
Un silence pesant tomba entre nous. C'était maintenant qu'allait se décider la suite : l'affrontement, ou un échange plus ou moins cordial d'informations.
— Dis-moi ce que tu sais sur ce jeune homme aux yeux gris, me lança-t-il finalement.
— Vous d'abord.
Il soupira.
— Bien... Qu'est-ce que tu veux savoir ?
— Votre nom, et pourquoi vous le recherchez.
— Je m'appelle Sakabe Hideki, m'apprit-il avec un soupir. Je suis un samurai originaire du fief de Satsuma... Et ce jeune homme dont tu parles est mon amant. Je l'ai connu au quartier réservé de Hongô il y a quelques mois, lors d'une visite à Edo. Je me suis mis à le fréquenter...
Je lui coupai la parole.
— Quand vous dites fréquenter, vous voulez dire que vous avez payé un souteneur pour pouvoir posséder sexuellement un adolescent sans son consentement, n'est-ce pas ? Parlons juste et bien. Fréquenter un tiers, cela signifie qu'il a un accord entre les deux parties, et ce n'est pas le cas ici.
L'homme me jeta un regard noir. Mais il ne nia pas.
— En effet... Je prenais ce jeune homme pour un acteur, et j'ai été conquis par sa beauté et son caractère hors du commun. Puis j'ai appris qu'il était issu d'une illustre famille de bushi, que c'était un samurai comme moi, qu'un serment d'honneur avait forcé à la prostitution, comme Jigoku-dayû, la courtisane des Enfers... Cette révélation m'a causé un grand choc, mais ne m'a pas tellement surprit : ce garçon m'avait effectivement montré qu'il avait un cœur de guerrier. J'ai donc décidé de lui présenter mes excuses pour mon comportement inacceptable et de lui obtenir réparation en devenant son nenja de manière officielle, puis de l'aider à laver son honneur et lui obtenir un poste à Kaga. Mais entre-temps, il a provoqué un grave incident, et a été emmené hors d'Edo par son danna, un seigneur sans scrupule ni honneur qui le garde en otage et le force aux pires humiliations.
J'avais écouté ce récit avec un visage indifférent, cachant la colère qui ravageait mon cœur. Cet homme était l'un de ceux qui avaient profité ignominieusement de Kairii. Qui plus est, c'était un client régulier, qui avait dû l'humilier avec ses histoires d'honneur et de samurai, ignorant stupidement qu'il en était un lui-même, et le traitant comme un bel objet coûteux tout juste bon à recevoir sa queue. Maintenant qu'il apprenait que le garçon qu'il avait violé avait un nom et une personnalité, il avait décidé qu'il était finalement digne de son amour et du sacrifice de sa vie.
Je haïssais déjà cet homme, et j’étais déterminé à le tuer.
— Vous qui avez fréquenté Yukigiku pendant tout ce temps, lui dis-je, vous devez savoir qu'il ne pardonnera pas aussi facilement. La première chose qu'il fera en vous voyant sera de tirer son sabre et de se ruer sur vous pour vous étriper.
Sakabe releva la tête.
— Qu'à cela ne tienne. Si c'est sa décision... Je serais ravi de mourir de sa main ! En échangeant son serment de fidélité avec Ranmaru, Oda Nobunaga a dit lui-même être prêt à mourir si cela pouvait lui permettre de passer une seule nuit d'amour avec lui. Yukigiku m'a octroyé ses faveurs pendant bien plus d'une nuit, j'estime donc pouvoir le repayer avec ma vie.
— Ses « faveurs », dites-vous... Savez-vous seulement pourquoi il subissait tout ça sans rechigner ?
— Je le sais. Son compagnon d'armes avait été pris en otage, et on menaçait de le tuer, répondit Sakabe en me regardant droit dans les yeux. Un certain « Tai », à ce qu'il paraît... Sacrifier son honneur pour préserver la vie d'un camarade est un choix difficile, même pour des guerriers vétérans. Et pourtant, Yukigiku l'a fait sans hésiter. C'est sans nul doute le type de compagnon que tout guerrier aimerait avoir à ses côtés sur le champ de bataille ! Je l'admire pour cela, et je ne trouverai pas déshonorant de mourir pour lui.
Sakabe Hideki savait donc qui j'étais pour Kairii. Tant mieux : ça allait être plus facile de le tuer.
— Très bien, fis-je en tirant mon sabre. Voyons si vous êtes véritablement un homme de parole... Je vais tenir la mienne d'abord : selon mes informations, Yukigiku doit être emmené à Kyōto. Ensuite, apprenez que je suis ce compagnon d'armes dont vous parlez, et que j'ai juré devant les dieux de tuer tous les porcs qui avaient osé profiter de la situation pour poser la main sur lui. Vous en faites partie, Sakabe Hideki. Kakuho shiro.
Il me regarda, surpris. Mais loin de se démonter, il croisa les bras sur son torse.
— J'accepterais volontiers ton offre de duel, mais ne crois-tu pas que cela serait insultant envers Yukigiku que de lui voler l'opportunité de recouvrer son honneur lui-même ? Si vraiment il n'a aucun sentiment positif à mon égard et souhaite ma mort, alors il est juste qu'elle survienne de sa main. Laisse-moi-le retrouver et-le lui demander de vive voix. Je ne m'opposerai pas à sa décision : la vie m'importe peu, si elle se déroule sous son mépris.
Je fronçai les sourcils. C'était justement ce que je voulais éviter. Il y avait un petit risque, quoiqu'infime, pour que Kairii ne tue pas cet homme... Après tout, j'avais moi-même pris du plaisir dans les bras de Hanai Sozaburô. Maintenant que je connaissais ce sentiment, je savais que la situation était bien plus compliquée qu'elle m'était apparue alors que je n'avais encore aucune expérience des usages et codes du shūdō. Tout n'était pas noir ou blanc, malheureusement.
— Si tu désires me tuer pour des motifs personnels, sourit insolemment Sakabe, alors c'est une autre histoire. Je te laisserai m'affronter... Après avoir retrouvé Yukigiku et lui avoir présenté mes excuses en bonne et due forme. Je baisserai la tête devant lui : s'il la coupe, nous n'aurons pas à nous battre. S'il me la laisse et accepte que je sois son nenja, tu as ma parole que je te donnerai ta chance.
Sa prétendue grandeur d'âme, son arrogance de noble sûr de son fait faisaient monter en moi une rage qui m’étonnait moi-même. Mais il avait raison : je ne pouvais pas ôter à Kairii la possibilité de se venger. C'est lui qui avait été offensé, pas moi. Je rengainai donc mon sabre.
— Je le trouverai avant vous, lui lançai-je avant de partir. Quoiqu'il arrive... Rendez-vous l'an prochain à cet endroit même, si vous êtes encore en vie !
Sakabe hocha la tête, un sourire satisfait sur son visage mal rasé. Puis il ressera les liens de son chapeau de paille et, sur un dernier salut, fit mine de s'en aller. Ce n'est qu'après avoir fait quelques pas qu'il me lança cette dernière pique :
— Au fait, Tai... si tu désires m'affronter, je te conseilles de changer de sabre. Quoique puisse être tes talents en escrime, une lame de si piètre facture ne tiendra pas longtemps contre la mienne. Sur ce... à dans un an.
Je le regardais s'éloigner d'un pas nonchalant. J'avais les doigts si crispés sur la poignée de mon sabre que j'en eus mal aux phalanges pendant deux jours, après cela. Mais sur le moment, je ne pensais qu'à une chose : me retenir de courir après cet imbécile et de le décapiter sur le champ. Ah, que ne l'eus-je fait alors !
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