Taito : le fils de la dame des neiges III
Je repoussai le corps de l’intendant sur le côté, avant de me hâter de récupérer les vêtements qu'il n'avait pas encore enlevés. Je les mis sur les miens, m'emparai de la clé, ceignis mes armes puis dissimulai le cadavre encore chaud sous le kotatsu.
J'avais vraiment de la chance. Les conjectures étaient, en fait, parfaites. Sadamaro absent, un intendant qui pensait avec ses gonades plutôt qu'avec sa tête, un nouveau garde qui ne connaissait pas le visage du premier... Il ne me manquait plus qu'à aller délivrer Kairii.
Je trouvais le grenier facilement. Mon déguisement me permit de me glisser le long des couloirs glauques du quartier de plaisir et de pénétrer dans la cour du donjon, où se dressait, un peu excentré et collé à un pan de muraille, un grenier à riz qui servait d’ultime bastion pour les trésors du seigneur lors des sièges. C’était là-dedans qu’on avait enfermé le pauvre Kairii. Je me coulais dans les ténèbres de la cour aussi naturellement que de l’encre noire sur le papier, profitant de cet intermède pour jeter le masque du jeune prostitué et revêtir celui de l'intendant arrogant et lubrique. Un véritable travail de composition.
— Je viens voir le prisonnier, annonçai-je au garde en reprenant les mots mêmes de l'intendant. Je lui jetai de l'argent au passage.
L'homme ramassa les pièces, mais il leva un sourcil dubitatif.
— Vous n'allez pas vous amuser avec lui, jeune seigneur, objecta-t-il.
— Pas grave. Ouvre quand même.
Je lui tendis la clé et sortis encore deux pièces de plus, pour faire bonne figure. L'homme soupira, et il céda.
— Puisque vous insistez... Je vais vous conduire à lui. Mais ne dites à personne que je vous ai donné ce garçon, hein. Si ça se savait, j'aurais des problèmes !
Le grenier à riz était une cave sinistre qui ressemblait fortement à l'image que je me faisais des prisons d'Edo. Là, dans une réserve dont l'entrée était barrée par une solide clairevoie à barreaux, se trouvait Kairii. Cela faisait un an que je ne l'avais pas vu, et j'étais pris d'une émotion indescriptible à cette idée. Enfin, mon ami et moi allions être réunis à nouveau.
J'eus besoin de toute ma force d'âme pour ne pas hurler en le voyant. Ses bras étaient attachés en l'air, ses tibias ficelés à ses cuisses et son kimono ouvert, poisseux de sang et de sueur, ne couvrait pratiquement rien de son anatomie. Je n'osais même pas regarder entre ses jambes, redoutant ce que j'allais y voir. Le reste était suffisamment éloquent... On lui avait planté des clous sous les ongles et des aiguilles dans les mamelons. Sa peau blanche était couverte de traces de coups, de brûlures et d'estafilades. Un épais bâton de bambou était passé entre ses dents et maintenu par une corde sur sa nuque, l'empêchant de parler. Dans une odieuse parodie de séduction, on avait piqué une fleur de lys dans ses cheveux de jais, qui retombait tristement, à moitié fanée. J'aperçus aussi des traces de carmin sur sa bouche et au coin de ses yeux de chat. Il ressemblait à une poupée cassée, une marionnette de théâtre suspendue par ses fils, qu'on aurait revêtue de parures luxueuses avant de lui tordre les membres.
Mais il avait toujours le même regard. Relevant la tête, il me fixa pendant quelques secondes, puis sans bouger, il déplaça ses pupilles sur le garde. L’absence de haine dans son regard glacial était plus effrayant que si on avait vu de la colère, et j’entendis le garde jurer.
— Il a beau avoir la peau blanche et une couleur d'iris inhabituelle, moi, ce garçon me fait froid dans le dos, fit-il en sortant de la pièce. On dirait qu’il est pas humain. Le seigneur Otsuki lui-même trouve ce regard sinistre : il lui bande toujours les yeux lorsqu'il fait son affaire. Prenez votre temps, mais ne le détachez surtout pas. Il a déjà tué des gens. Cela fait plusieurs jours qu'on ne lui a rien donné à manger, mais on ne peut jamais être sûr de rien. Les maltraitances ne lui font rien. Sans vouloir vous décourager, il a arraché le pénis d'un homme, il n'y a pas si longtemps !
— Merci, je suis au courant, fis-je en claquant la porte.
J'attendis qu'il s'éloigne avant de me précipiter pour détacher mon ami, essayant d'ignorer les instruments de torture ignobles qui se trouvaient sur le sol.
— Kairii-dono, lui murmurai-je en retirant son bâillon. C'est moi, Taito. Je suis venu pour vous sortir d'ici.
Il ne répondit rien, gardant la tête basse pendant tout le temps où je défaisais ses liens. Il avait l’air épuisé. Mais lorsque j'eus fini de détacher ses poignets, il posa sa main gauche sur mon sabre, les aiguilles encore plantées sous les ongles.
— Donne-moi ton arme, m'ordonna-t-il d'une voix aussi métallique que posée.
— Attendez, j'ai pas encore fini, répondis-je en m’affairant sur la corde qui pendait toujours autour de son cou.
Je n’osais pas le regarder.
Mais Kairii me poussa et se leva, l'une de mes épées, dégainée, à la main. Son kimono était encore ouvert, ce qui ne l’empêcha pas de se jeter sur la porte.
Je le laissai faire, résigné, le regardant mettre un premier coup d’épaule contre le bois de cyprès, puis un deuxième. Enfin la porte céda, et Kairii tomba nez à nez avec le garde stupéfait.
Ce dernier n’eut pas le temps de crier. Deux secondes après, il se retrouvait à genoux par terre, tentant de ramasser ses intestins à deux mains. Kairii remonta plutôt tranquillement au premier étage, et je suivis derrière lui. Il massacra tous les intendants qui croisèrent son chemin, puis ce fut le tour des premiers gardes. Les mignons un peu malins en profitèrent pour se faire la malle. Enfin, des renforts accoururent. Je me précipitais pour seconder mon ami, sabre au clair, alors qu’il continuait son inexorable et meurtrier parcours.
J'avais voulu opérer discrètement, mais je ne pouvais pas en vouloir à Kairii de laisser éclater sa rage. J'étais presque dans un état similaire moi-même. Je savais que plus rien ne serait comme avant : on nous avait volé notre innocence, à tous les deux. La soif de sang de mon ami allait réellement devenir inextinguible, et il allait s'enfoncer encore plus dans les ténèbres. Je n'avais plus le choix, maintenant. Soit je m'y jetais à ses côtés et déclarais la guerre au monde entier, soit je m'opposais à lui. Je décidais, provisoirement du moins, d'opter pour la première option. Je l'aidais donc alors qu'il massacrait allégrement, marchant derrière lui pour le seconder. Il était dans un tel état de transe meurtrière qu'il avait oublié toute prudence, se jetant au feu tête la première et sabre en avant. Le chaos créé par un départ d'incendie et la révolte des mignons qui voulaient profiter de la situation nous donnèrent un fier coup de main. Je suivais derrière, déterminé à ne pas perdre mon compagnon d'une semelle.
Malheureusement pour lui, le jeune seigneur Otsuki rentra de son escapade au quartier réservé avant le petit matin. Sans aucune escorte. Parfois, le destin ne tient qu’à un fil, comme si les dieux et les bouddhas se jouaient de nous… Kairii et lui tombèrent nez à nez, au détour d'un couloir.
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