Kairii passa les premiers jours suivant sa libération dans un semi-coma nébuleux. Comme un arbre éprouvé par le gel au plus fort de l’hiver, son corps et son esprit répondaient en se mettant en sommeil. Il ne rêva même pas. Ou, plus exactement, il ne se souvint pas de ses rêves.

Puis, un matin, il ouvrit les yeux, l'esprit complètement clair. Il n'y avait pas d'autre bruit dehors que celui du vent d'avril qui faisait bruisser les feuilles... Pas de cris de vendeurs ambulants, de grognements de samurai, de grattements de rats, de râles de plaisirs ou de douleur... Que le bruit du vent et le gazouillis des oiseaux. Le coton de son lit, si familier, frotta doucement contre sa peau lorsqu'il remua le bras. Ses membres... Ils n'étaient pas attachés. Sa bouche... Elle était vide, libérée de toute entrave. Son anus... Il lui faisait encore un peu mal, mais il ne contenait plus l'atroce instrument qu'on lui avait laissé nuit et jour, là-bas... Il n'était plus dans cette cave humide. Il n'était pas non plus dans les appartements luxueux du Kikuya, ni dans la chambre d'un riche seigneur, attendant que celui-ci arrive pour écarter les jambes.

Il était chez lui. Libre.

Précipitamment, Kairii se retourna. Derrière lui se trouvait Tai, endormi, son pouce devant sa bouche ouverte. Tai... Vivant. Intact, et libre lui aussi.

Kairii sentit ses yeux se mouiller. Il voulut toucher son ami, mais le brusque souvenir des garçons au lit avec les hommes, souriant et grimaçant sous leurs caresses, l'en empêcha. Il se revit avec le sexe des clients dans la bouche, à quatre pattes sous eux, en train de se faire embrasser, toucher, lécher par eux... Il se voyait comme s'il était en train de s'observer lui-même, debout dans une pièce à contempler un adolescent pâle en train de se faire besogner brutalement, de sucer le sexe d'une femme âgée ou de déflorer une toute jeune fille. Il se souvint du terrible plaisir qu'il avait pris à torturer, à menacer, à imposer sa loi aux autres garçons et à tout Yushima, à quel point il avait apprécié être regardé et admiré par cette assemblée de pantins pervers qu'étaient les amateurs de wakashû kabuki, à la joie secrète éprouvée face aux innombrables rixes et suicides qu'il avait provoqués, et même à la jouissance qu'il avait ressentie en étant, tremblant de colère et de rage, sodomisé par ce rônin au gros sexe, qui le vénérait tout en le traitant comme sa chose.

Sans parler des plaisirs morbides auxquels il s'était livré, nuit après nuit, en buvant le sang des clients.

Un terrible sentiment de honte le prit alors. C'était comme une douleur fulgurante, qui lui fit ouvrir la bouche et pousser un cri muet. Il se retourna, incapable de faire face à la vision de son ami au visage si paisible et innocent. Tai l'avait cherché dans tout le pays, trouvé et sauvé : il était sorti grandi de cette aventure. Mais lui, Kairii, il était souillé. Irrémédiablement.

Il se leva. Il était tôt : Kiyo dormait encore. Les yeux de Kairii tombèrent sur son sabre et son wakizashi, posés au-dessus de son oreiller. Depuis combien de mois n'avait-il pas tenu ses armes dans sa main ? Avait-il seulement le droit de les toucher encore ? Son attitude pendant toute sa captivité n'avait rien eu d'héroïque. Il s'était soumis à la volonté de ses ravisseurs, avait offert son anus aux clients... D'innombrables hommes l'avaient connu charnellement, avaient déversé leur semence en lui, les mains agrippées à ses hanches tandis qu'il attendait, les fesses en l'air comme la plus soumise des chiennes. Pour obtenir de menus avantages, il avait usé de son charme, feint le plaisir et la faiblesse, et même couché gratuitement... Il s'était vengé de Sadamaro, certes. Mais ce dernier avait gagné. Il avait fait de lui un soumis, un faible, une putain mâle.

Sun Tzu préconisait le recours à tous les moyens possibles pour gagner. Mais Yamamoto Jochô, le théoricien du code d’honneur des guerriers, disait qu'entre vivre dans le déshonneur et mourir dans la dignité, un guerrier devait toujours choisir la mort. Lui aussi, il avait eu le choix entre s'accrocher à son but – la survie à n'importe quel prix, celle de Tai et donc la sienne – ou à son honneur. Il avait choisi la première option, en recourant à toutes les stratégies possibles et inimaginables, en jetant à la poubelle sa dignité durement acquise d'être humain libre et conscient. Mais qu'est-ce qui faisait la différence entre un animal et un humain ? Les idéaux, précisément. En jetant ces derniers au ruisseau, il était tombé plus bas qu'une bête. Il était retombé au statut d'objet.

Laissant de côté sa paire de sabres, Kairii sortit de la maison. Il marcha pieds nus dans l'herbe, appréciant la chaleur du soleil matinal sur sa peau blanche. Il espérait qu'elle deviendrait aussi brune que la corne des pieds de sa jument. Les mains dans son yukata, il se dirigea vers la rivière.

L'eau était si claire qu'il pouvait se mirer dedans. Il observa son visage aux joues creusées, ses cheveux ras. Ah oui, il les avait coupés... Il passa la main sur son crâne, touchant les mèches plus longues devant et celles, sur sa nuque, qu'il avait oublié de couper. Il était laid. Son reflet lui répondit avec un sourire cruel, satisfait : c'était mieux comme ça.

Kairii passa une bonne partie de la matinée assis, immobile, sur le bord de la rivière, à observer pensivement la nature autour de lui. Sur ses genoux était posé le couteau qu'avait laissé Shuri, dont il ne se séparait plus jamais. C'était peut-être cela, le message que le jeune et fier guerrier avait voulu lui faire passer.

Tu es tombé plus bas que tout, Naguki Kairii. Tu ne mérites plus de porter les armoiries de ce clan illustre qu'ont servi mes ancêtres. Suicide-toi. Je te laisse mon couteau pour que tu puisses le pousser sur ton larynx.

Beaucoup de ses admirateurs, à Yushima, s'étaient suicidés en s'ouvrant la gorge... C'était comme si c'était lui qui y avait poussé le couteau.

Kairii se saisit du sien. Il était temps d'en finir. Dans l’autre monde, il le savait, il n’y aurait que l’oubli.

Une main solide sur son poignet l'arrêta, au moment où il s’apprêtait à plonger la lame dans sa propre gorge.

C'était Kiyo. Ce dernier lui arracha le couteau des mains, et le jeta sur les cailloux de la berge avant de le fixer, les bras croisés.

— Je ne te laisserais faire ça qu'une fois que tu auras accompli ton devoir envers moi, Kairii, gronda celui-ci en lui jetant un regard sévère.

C'était le premier mot qu'il lui adressait depuis six mois.

L'adolescent baissa les yeux. Il avait complètement oublié la promesse qu'il avait faite à Kiyo. D'ailleurs, il avait complètement évacué l'existence de ce dernier.

— La parole que tu m'as donnée, ajouta celui-ci, c'est comme une promesse faite à toi-même. Sans ce serment de vengeance que j’ai fait devant les ancêtres, tu n’existerais pas.

— Désolé, murmura Kairii en réponse. J'avais oublié.

Kiyo le regarda à nouveau, puis il dirigea son regard intense sur la rivière.

— Tu seras bientôt assez fort pour retrouver Hachiyômaro. Tant que lui respire encore, les Kuki ne seront pas vengés. Quand tu m’auras ramené sa tête, je te libérerais de ton serment... Tu pourras devenir moine, te planter un couteau dans la gorge, disparaitre avec Tai ou quoi que tu veuilles faire d'autre. Mais en attendant... Tu restes là, en vie, et prêt à t’acquitter de ton devoir. Compris ?

Kairii baissa le menton.

— Compris.

— Bon. Ramasse ton couteau, et rentre à la maison, fit Kiyo en grattant sa barbe poivre et sel. Tai-chan vient de préparer le petit-déjeuner.