Taito : regrets

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Kairii et moi fîmes la route en silence. Je ne savais plus quoi faire pour récupérer la joyeuse complicité que j'avais autrefois avec lui. Je haïssais Otsuki Soratarō pour avoir fait tant de mal à mon compagnon. Même s'il avait connu la fin atroce que ses crimes méritaient, j'aurais presque voulu participer moi-même aux tourments qu'il subissait sûrement en enfer.

Contrairement à ce que Kairii croyait, son séjour forcé dans les quartiers de plaisir ne l'avait pas abimé à mes yeux. Mon amour pour lui était trop fort, et comme l'avait élégamment souligné le seigneur qui nous avait reçus, il dépassait la simple attirance physique. J'aurais donné sans hésiter ma vie pour mon ami. Je ne pouvais tout simplement pas envisager mon existence sans lui. Seulement, je ne savais pas comment lui dire. J'avais peur de le blesser encore plus en lui dévoilant mes sentiments.

J’écrivais tout cela, à l’époque. Je couchais mes tourments sur le papier, sous forme de poèmes en chinois que personne d’autre que moi ne pouvait lire. Les larmes ruisselèrent sur mon visage, un soir où je jouais de la flûte pour Hanai et ses amis. Je m’étais rappelé de cette soirée avec Kairii, ce fameux soir où il avait lui-même versé une larme. Parce que je continuais à jouer, personne n’avait fait mine de remarquer ma soudaine montée d’émotion... Sauf Hanai. Stupéfait, il avait posé sa coupe de saké. Le regard habité, il s’était levé et m’avait pris dans ses bras.

— Taito-kun, avait-il murmuré dans mon oreille.

Pendant la nuit, il s’était montré encore plus passionné que d’habitude. Hanai, avec le sixième sens de ceux dont l’amant soupire après un autre, savait que c’était Kairii qui me faisait pleurer. Mais heureusement, il ne me demandait jamais de parler de lui. Il faisait bien : j’aurais rompu notre association immédiatement.

*

Les mois passèrent, comme des feuilles sur un cours d’eau. Kairii, qui avait repris l’habitude de travailler seul, était devenu bien moins regardant sur les assassinats, et il tuait sans état d'âme tout ce qui se trouvait sur son chemin. Honnêtement, j'étais comme lui. En plus des commandes faites à Kiyomasa, il m'accompagnait sur les miennes, ce qui fait que nous nous retrouvions régulièrement pour collecter les têtes d’une dizaine d'hommes par trimestre, au bas mot. Nous étions les chiens du shogun, chargés de tout le sale travail que personne ne pouvait faire sans se salir les mains. Pour moi, fils d’un déchu sans statut, c’était la logique des choses. Mais pour Kairii ? Je trouvais cruel que le shogun les utilise, lui et Kiyomasa, alors qu’ils étaient les deux seuls survivants d’un clan autrefois prestigieux.

C'était une belle matinée de juin. Nous venions d’affronter une ligue coupable de commerce illégal, après l’avoir poursuivie toute la nuit. Nous les avions rejoints sur les bords d'une rivière et engagé le combat. L'affrontement, dans le noir, s'était révélé à notre avantage : Kairii venait de collecter la tête du dernier homme, et le soleil montait haut dans le ciel.

Mon compagnon rengaina, après avoir essuyé sa lame sur le coton rugueux de son kimono. Les traces de sang ne se voyaient pas, car le tissu était teint d'un indigo sombre et de brou de noix, produisant une couleur très foncée qui était, à l'époque, ce qui se rapprochait le plus du noir. Cependant, l'odeur restait. Après plusieurs semaines à pister ce groupuscule que nous venions d'éliminer dans les montagnes, sans compter le sang qui avait éclaboussé nos habits, nous sentions aussi mauvais que deux sangliers.

— Il va falloir qu'on trouve un endroit où se laver avant de reprendre la route, Kai, dis-je à mon ami.

Il hocha la tête.

— Se raser, aussi, ajoutai-je en touchant mes joues.

Les joues et le menton de mon ami étaient également envahis par un début de barbe. Il était méconnaissable, tout comme je devais l'être également.

— Ça, c’est pas urgent, répondit-il. Je me raserai à la maison, à la fin de la mission.

Je m’efforçai de sourire.

— Tu veux avoir l’air d’un vieil ermite ?

Il me répondit par un sourire cruel, qui dévoila ses dents blanches.

— Bon, bah je vais faire comme toi alors, décidai-je.

Le soir, aux bains de l’auberge sale où nous nous étions arrêtés, je regardais Kairii se raser entièrement. Il ne laissa que deux centimètres de cheveux sur sa tête, à l'exception du devant où il garda un semblant de maegami, ces mèches plus longues que portaient les jeunes bushi. Le regard déterminé que me jeta mon ami me fit penser qu'il croyait que je jugeais regrettable la disparition de sa belle chevelure. Mais en fait, j'étais secrètement retourné par la masculinité de cette nuque rasée. Simplement, je ne le lui disais pas. Après tout ce que Kairii avait enduré... J'étais sûr et certain que des commentaires appréciateurs sur son aspect physique était la dernière chose qu'il avait envie d'entendre.

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