projection dans le futur
Mes clés ont encore disparu ! C’est pas possible, j’ai vérifié la cuisine, le meuble à côté de la porte, le vide-poche bien sûr, juste à côté de mes lunettes. La salle de bain, on ne sait jamais… non toujours pas. Réfléchis, caboche ! Je vais encore être en retard, il sera pas content docteur B. Il va encore me parler de mes problèmes de mémoire et essayer de me refiler une aide à domicile. Alors que je passe mon temps à lui dire que j’ai toujours été comme ça. La prochaine fois que les garçons viendront je leur demanderai de le lui dire…. Autant dire à la Saint Glinglin.
Quelle idée d’avoir déménagé si loin ! ils pouvaient pas trouver un boulot par ici ? Ou une femme qui serait venue, plutôt que de la rejoindre à l’autre bout du monde ? Quand je pense que je n’ai pas vu les jumelles depuis deux ans… elles ne se souviendront jamais de leur mamie, je ne suis jamais là. Peut-être qu’ils sont partis pour ça. Ça a été tellement dur quand ils étaient petits.
J’ai dû être une horrible mère.
J’essaie de ne pas étaler mon mascara en me séchant les yeux, je n’ai vraiment pas le temps de me remaquiller avant de partir.
On sonne.
Je n’ai pas le temps, je cherche mes clés.
On insiste.
Je râle et je vais ouvrir.
La serrure est grippée, je fais jouer la clé dans le barillet avant de laisser passer mon visage par l’entrebâillement. Un enfant. Douze ans, peut être plus. Sûrement un gamin du voisinage, son visage m’est familier. Il a l’air perdu. J’ouvre en grand et il entre, comme s’il était chez lui. Il se dirige droit vers le canapé et s’assoit. Je lui couvre les épaules de mon châle. Il me fait penser à Clément. J’essaie de mettre de côté les garçons pour m’occuper de celui-ci. Mes enfants sont adultes, ils ont complètement oublié leur horrible mère, mais là, je peux être une adulte bienveillante alors je me concentre sur le petit intru dans mon canapé.
- T’es perdu p'tit ?
- Non.
Cette voix… je l’ai déjà entendue. Un gosse du quartier, c’est sûr. Mais lequel ? Allez caboche ! Réfléchis !
- T’as besoin de téléphoner à quelqu’un ?
- Non.
- Ta mère sait que tu es là ?
- Oui.
- On se connait non ?
- Oui, depuis longtemps.
Il est vraiment bizarre ce gosse. Comme Clem. Riri aussi, mais pas autant. Réponse minimale, regard malicieux, même voix. Il ressemblait à quoi quand il était petit déjà ? Où est-ce que j’ai rangé les photos ? Si seulement Jérémy était encore là. Je suis perdue sans lui.
- Tu veux rester un peu là ?
Pourquoi je lui propose ça, moi ? j’ai rendez-vous et docteur va encore me faire la morale. Non, je vais l’appeler, lui expliquer. Un imprévu ça arrive. Même sous la forme d’un enfant qui ressemble beaucoup trop à mes fils au même âge. C’est ça. Je vais appeler. Où est mon portable ? Pas sur la table basse, pas sur le canapé, pas dans ma poche… merde, ça recommence. Allons, réfléchis, caboche ! Quand est-ce qu…
- Oui.
- Quoi ?
- Oui je veux bien rester un peu.
- Ha d'accord. Je dois appeler mon médecin, j’avais un rendez-vous. Reste là tant que tu veux, je vais chercher mon téléphone dans la cuisine et te ramener un gâteau.
- Merci m’man.
- T’as dit quoi, p'tit ?
- J’ai dit merci.
- T’as rien dit d’autre ?
- non, non.
Bizarre, je suis sûre que… mais bon, mes lunettes. Pas dans la cuisine, pas dans la salle de bain. Tant pis, je ramène des gâteaux. C’est des galettes sèches. Les enfants préfèrent les gâteaux au chocolat, mais je n’en ai plus depuis longtemps… Si Clem et Riri vivaient par ici, j’aurai plein de biscuits au chocolat pour leurs enfants.
- Tu veux que je te fasse des crêpes chaton ?
Zut, je peux pas l’appeler comme ça. On dit pas « chaton » à un enfant qu’on ne connait pas.
- Oui je veux bien ! Je peux les faire avec toi ?
- Si tu veux… ho, mais où est-ce que tu les as trouvé ?
- A côté du vide-poche, tu les poses toujours là quand tu rentres.
- Ha oui, c’est vrai ! Tu peux te laver les mains et sortir la farine s’il-te-plaît ?
- Oui m’man !
Cette fois je suis sûre qu’il a dit « m’man ». Comme Clem me le disait toujours quand il était petit. Mais je ne dis rien. Je garde cette chaleur dans mon cœur. C’est complètement insensé, il lui ressemble tellement. Il revient avec la farine, se dirige vers le troisième tiroir et prend le fouet, il sort le lait du frigo et va chercher la balance dans le placard au-dessus de l’évier.
Je ne me suis pas sentie aussi heureuse depuis longtemps.
Les crêpes sont délicieuses. On les mange avec du sucre et il les plie en carré, en prenant soin que les bords de la crêpe se rejoignent pile au milieu. C’est moi qui ais appris à Clem et Riri à plier les crêpes comme ça, parce que Riri voulait des « vraies » formes géométriques.
Il a soif.
- Clem, je n’ai plus de jus de pomme. Tu veux un verre de lait ? Clem ?
Je reviens dans le salon. Il n’est plus dans le canapé. Il se tient près de la porte, prêt à partir.
- Je dois rentrer maintenant.
Je ne veux pas qu’il parte.
- Avant de partir je dois te dire quelque chose : Riri et moi on ne s’en serait jamais sorti sans toi. Tu n’as pas été la plus parfaite des mères, mais pour nous, tu as été la mère parfaite. On ne t’a pas abandonné, on habite dans la ville d’à côté. Tu oublies beaucoup de choses, m’man. Mais je ne peux pas te laisser oublier tout ce que tu as fait pour nous. Tu t’es battue pour nous toute ta vie. On est des adultes heureux et épanouis parce que tu n’as jamais baissé les bras et que tu nous as appris à ne jamais le faire. Merci m'man. Et accepte l’aide que le médecin te propose. Nous aussi on a dû accepter ton aide, et ce n’était pas toujours facile. On sera là pour toi, comme toi tu l’as été pour nous.
Je sers dans mes bras mon petit Clem en pleurant. Il a toujours été si sensible, si doux. Le plus beau rayon de soleil de ma vie.
J’ai réussi. Ils ont réussi. J’ai gagné.
— Merci.
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