Chapitre 20
La mare secrète
Rose
J’ai l’impression d’errer dans cette maison comme un domestique sans ses nobles… Je m’ennuie comme rarement cela a été le cas. Jeanne et Marcus sont au premier étage, occupés à écouter Aimée leur raconter comment Napoléon a sauvé la Terre. Oui, je sais que j’en fais trop, mais nous n’en sommes pas loin. Thérèse est partie au marché avec son époux, Léon est occupé avec le palefrenier et je ne saurais dire où se trouve Louis. Sans doute caché je ne sais où avec Babeth, à faire je ne sais quoi… Quant à Philippe, il est enfermé dans le bureau de mon père depuis des heures, et je me demande bien ce que le domaine requiert pour qu’il soit si occupé.
Après un nouveau tour du rez-de-chaussée, ma curiosité atteint son apogée et je frappe à la porte avant d’entrer sans attendre de réponse de la part de mon tuteur. Philippe est installé derrière le bureau et lève le nez du document qu’il lisait pour m’offrir un sourire si léger que je ne suis pas certaine qu’il soit réel. C’est rare de le voir se dérider et cela me donne parfois envie de changer les choses…
— Est-ce que je vous dérange ? Je suis curieuse de savoir ce qui peut bien vous retenir dans cette pièce par ce si beau temps.
— Vous ne me dérangez pas, non. Une petite pause est la bienvenue. Quant à ce que je fais, si vous croyez que tout se fait magiquement ici, vous vous trompez. Il faut tenir le budget, faire les commandes, les approvisionnements, payer les domestiques, faire l’entretien du château… Un domaine comme le vôtre, ce n’est pas une sinécure.
— Des problèmes d’hommes, somme toute, me moqué-je en balayant l’air de ma main, je doute de pouvoir y comprendre quoi que ce soit, je ne suis qu’une femme. De ce domaine, je ne connais que les moindres recoins après tout.
— Je ne dirais pas des problèmes d’hommes. Normalement, beaucoup de ces tâches sont réservées à la maîtresse de maison, mais je ne souhaite pas vous importuner avec tout ça. Une fois mariée, vous aurez bien le temps de vous y intéresser. Profitez pour l’instant, tant que vous pouvez.
Je lève les yeux au ciel et soupire théâtralement en m’asseyant sur le rebord du bureau. Je suis bien contente de n’avoir enfilé qu’une robe toute simple ceinturée sous la poitrine et sans aucun corset ni jupon aujourd’hui, sans quoi j’aurais inévitablement fait tomber je ne sais combien d’objets présents derrière moi.
— Vous est-il venu à l’esprit que j’aurais aimé commencer à le faire dès maintenant pour ne pas me faire avoir par un futur époux qui préférerait utiliser mon héritage aux jeux ou aux bordels plutôt qu’à entretenir la maison de mes défunts parents, Monsieur ?
Il lève un sourcil, visiblement vraiment surpris par mes propos, ce qui me fait penser que la réponse à ma question est évidente.
— J’avoue que ça ne m’est pas venu en tête, non. Je ne vous croyais pas intéressée, pour tout vous dire. J’imagine votre vie, protégée, en exil, loin de tous ces tracas. Mais si vous le souhaitez, nous pourrons prendre du temps pour que je vous explique ce que je fais. Et tout ce que je découvre, car le domaine a été longtemps laissé à l’abandon, soupire-t-il en posant sa plume pour se redresser et me regarder.
— La situation est-elle catastrophique ?
— Elle n’est pas saine mais avec un peu de rigueur et du suivi, on devrait pouvoir la redresser. La gestion, ce n’est pas un art compliqué. Comme pour la guerre, il y a quelques règles à suivre, et le reste suit tout seul.
— Comme guillotiner les rebelles qui refusent de courber l’échine ? grincé-je en me relevant. Rassurez-moi, je ne risque pas le même sort que mon père pour oser vous tenir tête ?
— La guillotine n’est pas l’outil le plus merveilleux de la Révolution, malheureusement. Elle coupe les têtes sans jugement, au hasard des juges qui ont oublié toute notion de justice. Je n’ai jamais été d’accord avec cette machine horrible… Et les faits m’ont donné raison. En tout cas, avec moi, vous ne risquez rien, à part vous ennuyer avec les chiffres.
— Je ne sais pas ce qui est pire, les chiffres ou… non, la plaisanterie n’est pas drôle… grimacé-je. Dites-moi, cher tuteur… vous qui avez conclu que le domaine a passé quelques années sans gestion, avez-vous découvert la mare aux grenouilles cachée sur le terrain ? Vous savez, celles que l’on entend sans jamais les voir…
— Une mare aux grenouilles ? Non, je ne vois pas de quoi vous voulez parler. Mais c’est vrai qu’on les entend bien quand on traverse vos terres, un vrai concert de coassements.
— Combien de temps vous faut-il pour abandonner ces chiffres ennuyeux et sortir prendre le soleil ? Vous ne connaissez même pas le domaine, comment pouvez-vous imaginer le gérer comme il se doit ?
— Je vous l’ai dit, je suis quelques règles simples que l’on m’a apprises. Mais vous avez raison, ce serait bien que je connaisse mieux la géographie des lieux. Vous voulez me servir de guide ?
— Je ne suis pas sûre de vouloir vous montrer tous ses secrets, souris-je. Nul doute que je n’aurais plus un endroit où me cacher si je vous fais faire le tour avec mes yeux d’enfant.
— Eh bien, peut-être pas tous vos secrets alors, mais cette mare m’intéresse beaucoup. Allons-y, si vous êtes prête. Moi, je le suis, conclut-il en se levant.
Je crois que j’ai parlé un peu trop vite… J’adore me réfugier près de cette étendue d’eau, encore plus aujourd’hui qu’avant la mort de mes parents. S’il connaît sa localisation, il viendra m’y chercher sans hésitation. Pour autant, je lui fais signe de me suivre et une fois dehors, nous marchons quelques minutes dans un silence reposant, uniquement brisé par le bruit du vent dans les arbres où les oiseaux vivent leur vie sur le domaine. Après avoir fait le tour du jardin de ma mère, je me glisse entre deux buissons qui mènent sur un chemin légèrement pentu que je descends juste devant lui, ralentissant la cadence au cas où il lui serait plus difficile de marcher dans ces conditions.
— Alors, qu’en pensez-vous ? lui demandé-je lorsque nous débouchons sur une petite mare entourée d’arbres, où les coassements des grenouilles se taisent presque instantanément à notre approche.
— Eh bien, je ne la pensais pas si grande ! C’est joli avec toutes ces fleurs de lotus.
— Ça l’est, oui… Nous venions souvent pique-niquer ici avec mes parents, et ma mère et moi passions l’après-midi à lire, installées sur l’herbe. C’est très reposant, ici.
— J’imagine. Je vous vois bien installée là-bas, à l’ombre du saule pleureur pour y lire des romances, indique-t-il en montrant le bel arbre qui se trouve de l’autre côté de la mare.
— Hum… Si je vous dis que j’étais plutôt du genre à dévorer Robinson Crusoé ou Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau, vous me croyez ? En vérité, ma mère me faisait lire ce qu’elle venait de terminer, la plupart du temps. J’aimais beaucoup la poésie, comme elle. Il y a bien longtemps que je n’ai pas ouvert un recueil, soupiré-je alors que nous nous tournons simultanément en direction des voix qui nous parviennent. Il faut croire que mon lieu secret est découvert par toute la famille Maynard.
— Vous êtes pleine de surprises, vraiment, murmure-t-il. Et désolé pour la famille, ils ont dû suivre les traces que nous avons laissées.
— Vous savez, ça vaut parfois la peine de creuser un peu les personnes qui vous côtoient, Philippe. Vous pourriez être agréablement surpris, souris-je en m’éloignant rapidement. Les gens sont plus que des corps et une apparence !
Je me précipite en direction de Marcus et l’attrape alors qu’il cherche à s’enfuir en riant.
— Votre séance de torture est terminée, les enfants ? Vous pouvez nous laisser, Aimée, je vous promets de leur apprendre le nom de quelques fleurs ou insectes. Profitez de votre fin de journée.
— Oh, mais je pensais profiter de cette sortie dans la nature pour passer un peu de temps avec les enfants et leur père dans un contexte un peu plus détendu… Monsieur Philippe, que voulez-vous que je fasse ? demande-t-elle en m’ignorant ostensiblement.
— Allez donc vous détendre avec les autres domestiques, vous méritez bien une pause loin des cris et des questions des enfants, non ? continué-je malgré son comportement légèrement hautain envers ma petite personne vexée.
Oui, moi aussi je peux marquer mon territoire. Du moins, quel territoire ? Elle en employée, moi en maîtresse de maison ? Si je n’aime pas vraiment cela d’ordinaire, j’avoue qu’elle me cherche.
— Nous, on crie pas, s’indigne Marcus, même quand elle nous torture !
— Tais-toi, réplique sa sœur, Rose a raison, on n’arrête pas de l’embêter, Aimée. Un peu de repos lui fera du bien, n’est-ce pas, Papa ?
Philippe a l’air un peu perdu par tous ces échanges mais je pense qu’il se range finalement à l’avis de Jeanne et il fait un sourire un peu gêné à la gouvernante.
— Allez-vous reposer, Aimée, vous le méritez bien. Nous allons gérer cette sortie, ne vous inquiétez pas.
“Nous allons gérer cette sortie”... Et pourquoi pas leur mettre un harnais et balancer un “je les emmène en balade et vous n’aurez qu’à les brosser à notre retour”, tant qu’on y est ? Passer du temps avec ses enfants semble si peu habituel pour cette famille, la preuve en est la gouvernante qui ne semble même pas savoir ce qu’est une pause, en vérité… C’est triste, car je donnerais cher pour avoir toujours mes parents et pouvoir profiter de leur compagnie.
— Bien… Et si nous profitions des lieux ? Il y a des cachettes fabuleuses et quelque chose me dit qu’on pourrait faire tourner votre père en bourrique pendant un petit moment, lancé-je sans baisser la voix afin que Philippe m’entende. Un cache-cache vous tente ?
— Oui, cache-cache ! s’enthousiasme le jeune garçon. C’est vous, Père, qui comptez et nous, on va se cacher ! Vous ne trouverez jamais ! Tu vas nous aider, Rose ? ajoute-t-il précipitamment, visiblement inquiet de s’être avancé dans ses affirmations.
— Bien sûr, tout pour faire vivre un enfer à votre père, ris-je en m’approchant de Philippe. Alors, est-ce que vous jouez ? Cela ferait plaisir aux enfants, je crois… et à moi aussi.
— Je dois compter jusqu’à combien ? demande-t-il sans rechigner plus que ça. Cela fait une éternité que je n’ai pas joué à ça. Et… si je trouve quelqu’un, il ou elle m’aide à trouver les autres, c’est bien ça ?
— Evidemment ! souris-je. Vous n’avez qu’à compter jusqu’à trente, ça devrait suffir ! Allons-y les enfants !
Je pousse les petits en direction d’un bosquet et fais demi-tour pour déposer un baiser sur la joue de Philippe, qui s’immobilise et arrête de compter quelques secondes pour plonger son regard dans le mien. J’ai décidé d’être encore davantage une surprise pour lui, en plus de le faire tourner en bourrique, et ça commence maintenant. Je crois que c’est une réussite, quand bien même il semble ne plus savoir quoi penser ou faire. Je ne lui laisse pas non plus le temps de me gronder d’avoir osé avoir un contact physique avec lui. Je serre sa main dans la mienne une seconde puis fais demi-tour.
— Ne trichez pas ! crié-je en m’éloignant pour rejoindre les enfants.
Un cache-cache… Pourquoi ai-je lancé cette idée ? Moi-même, je n’y ai pas joué depuis bien longtemps, et mon père était très doué pour me trouver, d’ailleurs. Espérons que les arbustes et arbres aient bien poussé durant ces dernières années pour que nous puissions passer inaperçus. Tant que les enfants s’amusent, j’ai gagné ma journée.
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