Prologue : Le Nouveau Départ
— Joy, tu es en retard !
Comme si je ne le savais pas. Je bougonne en m’engouffrant derrière le bar et dépose mes affaires en vitesse. Il fait encore une chaleur d’enfer en ce début de soirée de Septembre et mon débardeur me colle à la peau. Roan, le patron du bar Le Nouveau Départ, la quarantaine agréable à regarder, se plante devant moi, le regard soucieux.
— Tout va bien ?
— Oui. C’était mon dernier jour à la Librairie et Faustine n’a pas voulu me lâcher la grappe, désolée. J’ai fait au plus vite.
— Je vois, sourit-il en déposant un torchon sur mon épaule. Les clients attendent et… Il est encore là.
Mon regard dévie inévitablement vers le bar. Dans la précipitation, je ne l’avais pas vu. Effectivement, le client dont il parle est présent pour la quatrième soirée consécutive. Mon patron ricane en voyant ma tête, bien conscient que le voir ici me fait plaisir. Quoi ? Si on a des yeux, c’est pas pour rien !
Le voyant me faire signe d’approcher avant de terminer son verre dans la foulée, je contourne Roan pour le rejoindre.
— Bonsoir, Joy.
Sa voix grave et rauque, sans oublier son accent, me font frissonner bien malgré moi et je tente de garder contenance. Hors de question qu’il sache tout l’effet qu’il me fait, l’Irlandais ! Il est encore très élégant ce soir, dans une chemise blanche dont il a remonté les manches, sa barbe de quelques jours est impeccable et ses cheveux un peu plus en bordel, comme s’il avait passé sa main dedans à de nombreuses reprises. Ses yeux d’un vert émeraude me dévisagent et un petit sourire naît sur ses lèvres.
— Ça y est, vous connaissez mon prénom, souris-je malicieusement.
— C’est l’avantage de se mettre au bar. Trois soirs ici, quand même, j’ai fait mieux.
— C’est donc votre passe-temps d’essayer de deviner le prénom des serveuses dans les bars ? me moqué-je gentiment.
— Quand celles-ci s’amusent à vous lancer un défi, oui.
Effectivement, il a été assez entreprenant le premier soir. Fier et sûr de lui, il pensait me coller dans son lit après avoir échangé trois mots avec moi. Celui qui a refusé de me donner son prénom puisque je ne lui donnais pas le mien, châtain aux yeux hypnotisants, a bien vite déchanté lorsque je lui ai dit qu'il fallait être méritant pour connaître ne serait-ce que mon prénom.
— Qu'est-ce que je vous sers ? lui demandé-je en récupérant son verre vide.
Il pose sa main sur la mienne, m'arrêtant net dans mon mouvement, et un frisson me traverse. Merde, est-ce que j'ai déjà dit qu'il me faisait beaucoup d'effet ?
— Un autre Whisky, s'il te plaît, Joy.
J’acquiesce et me libère de son emprise autant physique que psychologique en lui tournant le dos pour le resservir. Cet homme est certain de son charme. Il n'a pas tort, soyez-en sûrs, mais quand même ! L'entendre dire mon nom me fait bien trop d'effet, et je suis certaine qu'il a volontairement insisté dessus. Enfoiré de dragueur canon.
— Combien de boulots tu as, Joy ?
— Un seul à présent, trois jusqu'à il y a deux heures.
— Eh bien, tu n'es pas une flemmarde à ce que je vois.
Je n'ai pas le choix si je veux pouvoir reprendre mes études et avoir un toit au-dessus de ma tête. Aucune famille pour me soutenir, juste ma volonté et mon huile de coude. Et tant pis si j'ai passé les deux dernières années à faire du ménage dans des bureaux tôt le matin, à aider une petite vieille à tenir sa librairie dans la journée, et à servir ici le soir. Tant pis pour les nuits de quatre ou cinq heures, pour les weekends inexistants, pour l'épuisement qui en a découlé. Dans huit jours, j'entre dans l'école que je visais.
— Il faut se donner les moyens d'obtenir ce que l'on veut, dis-je en posant son verre devant lui.
— Tu m'accompagnes ?
— Je vous ai déjà dit que je ne buvais pas d'alcool.
— Une fraise à l'eau ?
— Je n'ai pas le temps, d'autres clients m'attendent.
— Reviens vite quand même, je pense que je vais vite avoir besoin d'un autre verre.
Je lui souris et quitte le bar pour rejoindre la salle. Les habitués m'aiment bien et j'ai droit à quelques pourboires en plus de réflexions sur mon petit jean moulant et mon débardeur, mais je ne m'en formalise plus et rigole plutôt que de rétorquer. Ils peuvent s'amuser à parler tant qu'ils ne touchent pas.
Je finis par regagner le bar alors qu'un guitariste monte sur la petite scène pour égayer cette soirée, et constate que le nouvel habitué ne me lâche pas du regard. Un sourire en coin, il me fait signe que son verre est vide et je me plante devant lui en essuyant un verre.
— Un autre Whisky ?
— Non, je vais prendre une eau pétillante citronnée.
— On se purge un peu ? souris-je en me tournant dos à lui pour récupérer une bouteille dans le placard réfrigéré.
— Hum… Oui, et on profite de la vue, surtout.
Je me retourne vivement et le regarde, ahurie. Il a repéré où étaient les consos pour me faire me pencher sous ses yeux, sérieusement ? Oui, si j’en crois son sourire en coin lorsqu’il plonge à nouveau ses mirettes dans les miennes.
— Quoi ? J’ai bien compris que je ne finirai pas dans ton lit, il faut bien que je me console comme je peux, Joy.
Ah, ça, tu peux être sûr que ce ne sera pas dans mon lit. Personne n’entre dans mon chez-moi et ce n’est pas près de changer. Je secoue la tête, dépitée par son comportement, et lui sers sa boisson.
— Tu peux m’accompagner, du coup. C’est moi qui offre.
Bien, maintenant je me demande s’il a choisi cette consommation parce qu’il a vu que c’était ce que je buvais la plupart du temps. Ce mec est trop bizarre, je vous le dis ! Trop bizarre et diablement sexy.
— Vous savez, je n’ai jamais dit qu’il ne se passerait rien entre nous, dis-je en m’accoudant au bar, face à lui.
Ses yeux s’ouvrent davantage et son intérêt semble tout à coup décuplé. Voilà, Monsieur pense que c’est dans la poche. A cause de ma phrase ou de la vue sur ma poitrine ? Un mix des deux ? Allez savoir…
— Seulement, je crois que tu pourrais être mon père, tu vois ? lui dis-je en passant volontairement au tutoiement. Ça me pose question, forcément.
Douche froide pour le beau quadragénaire alors que j’entends Roan pouffer pas loin. Le barbu se redresse sur son tabouret de bar et me fusille du regard.
— N’importe quoi, je ne suis pas si vieux que ça, voyons, bougonne-t-il.
— Quel âge avez-vous ? Et quel est votre prénom ? dis-je en marquant notre différence d’âge par un nouveau vouvoiement.
— Et toi, quel âge as-tu ?
Je souris et me penche sur le côté en voyant un client me faire signe. Cette conversation n’est pas finie et j’ai hâte qu’elle se poursuive. Je récupère mon torchon et contourne le bar jusqu’à me planter aux côtés de mon nouveau client habitué, avant de poser ma main sur son épaule et de me pencher à son oreille.
— J’ai vingt-quatre ans, Monsieur, et je suis quasi certaine que vous avez le double de mon âge ou presque. En soi, ça ne me dérange pas. Avouons-le, vous êtes charmant. Mais vous, ça vous fait quoi de savoir que vous pourriez coucher avec une gamine de l’âge de votre fille ?
Je recule déjà lorsqu’il attrape mon bras et me maintient près de lui, plongeant ses beaux yeux dans les miens.
— Je n’ai pas de fille de cet âge, Joy, et entre nous, je peux t’assurer que ton âge n’est pas une barrière pour moi. Tu n’as pas envie de t’amuser avec un homme d’expérience ?
Je secoue la tête en souriant. Les mecs sont vraiment du genre à ne pas douter d’eux. Quoi qu’en y réfléchissant bien, sa proximité m’est plutôt agréable et réveille des envies que je ne me suis pas autorisée à assouvir depuis un petit moment.
— Joy, tout va bien ? me demande Roan en se plantant de l’autre côté du bar, face à nous.
— Tout va très bien, Patron, dis-je alors que mon peut-être futur coup d’un soir me relâche sous le regard noir du mâle Alpha de la maison.
— Je n’ai pas l’intention de lui faire de mal, ne vous inquiétez pas pour ça, marmonne l’Irlandais.
— Non, il me propose surtout de me faire du bien, ris-je en faisant un clin d'œil à mon protecteur.
— Pas pendant le service, la Brunette, je te rappelle.
— Evidemment, m’offusqué-je, j’ai une tronche à aller tirer un coup vite fait dans les chiottes, sérieux ?
— Non, Princesse, rit-il, dans la ruelle derrière, éventuellement.
Je lui balance mon torchon alors qu’il éclate de rire bruyamment, faisant se retourner plusieurs clients dans notre direction. Mon potentiel camarade de jeu, lui, tire une tête pas possible. Quoi, il est choqué ?
— La seule chose que j’ai faite dans ta ruelle, c’est repousser un taré bourré qui voulait profiter de moi.
— Et il a goûté à tes poings et ton pied dans ses burnes, je sais, s’esclaffe encore Roan.
— Il l’avait cherché !
— Evidemment, personne ne touche à Joy si Joy n’est pas d’accord, se moque-t-il gentiment. Allez, assez plaisanté, je ne te redirai pas une fois de plus combien je suis fier de savoir que tu l’as laissé sur le carreau, ce petit con. Il le méritait amplement. Et vous, faites gaffe à ce que vous faites à la petite Joy, parce qu’elle a une bonne droite, et moi aussi. Maintenant que je vous ai menacé, je vous paie le prochain verre, cadeau de la maison.
Le quadra dont je ne connais même pas le prénom commande une nouvelle boisson sans alcool à mon patron pendant que je retrouve la salle pour faire mon boulot. Je fais moults allers-retours entre le bar et la salle, et soupire de soulagement en buvant d’une traite le verre d’eau que je me suis servi plus tard dans la soirée. Le charmant quadra est toujours posté et son regard est posé sur moi. Je prépare les commandes prises en constatant, à travers le miroir, qu’il ne me lâche pas des yeux et suit mes mouvements. Quand nos regards se croisent dans la glace, son sourire me donnerait presque envie de serrer les cuisses pour éteindre le feu qu’il allume en moi. Bordel, je crois qu’il a eu ce qu’il voulait. Et le pire, c’est qu’il semble en avoir conscience.
— Tu bosses demain soir ? me demande-t-il avant que je ne quitte le bar, le plateau à la main.
— Oui, pourquoi ?
— Je dois revenir encore un soir ou je peux te proposer d’aller chez toi dès cette nuit ?
Je prends une seconde pour peser le pour et le contre et l’observe sans vergogne. Il a vraiment quelque chose, ce petit truc qui me donne clairement envie d’en voir davantage, de virer les fringues pour y découvrir ce qui se cache dessous, notamment.
— J’habite loin, et si on allait plutôt chez toi ?
Il me regarde quelques secondes, indécis et presque surpris que j’accepte sa proposition.
— Va pour chez-moi, dit-il finalement en me lançant un sourire à tremper les petites culottes.
— Ça me va.
C'est à ce moment-là que, sans le savoir et bien malgré moi, j'ai mis en péril tout mon projet de vie. J’ai, je crois, tendu le bâton pour me faire battre, ou l’ai collé toute seule comme une grande dans mes roues. J’aurais peut-être mieux fait de rester couchée, aujourd’hui.
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