24. Privés de dessert
Alken
Je suis sur un petit nuage. Je vole dans une atmosphère aux mille couleurs et j’ai l’impression que trois lettres se promènent dans les sphères au milieu desquelles je vole. J comme la joie que m’apporte une séance de danse avec la jolie brune. O comme l’oubli de tout ce qui n’est pas nous quand nos corps se collent et se répondent. Y comme le Yin et le Yang, l’attrait contre lequel il est si compliqué de lutter et l’interdit d’une relation prof-élève. Joy. Encore et toujours Joy. Quelle idée de nous avoir demandé de danser ensemble pour un concours ! Quand je vois l’intensité et les émotions de ces moments partagés à deux, je me demande comment je vais faire pour résister à la tentation de lui sauter dessus. Combien de fois pendant un porté ou une accolade ai-je dû me rappeler que je n’étais pas Smith avec ma compagne, mais bien Alken O’Brien, professeur de danse contemporaine qui risque son travail et sa carrière s’il dérape avec une élève ?
Ces trois dernières heures ont été magiques et mon corps tout entier est en train de m’incendier et de reprocher à mon cerveau cette résistance à cette envie d’union. Je suis à deux doigts de retirer tous mes vêtements et de venir prendre possession du corps de Joy qui m’a fait sentir à de multiples reprises pendant notre entraînement à quel point elle aussi était à fleur de peau, frémissante de désir.
Alors que je récupère mes affaires et que j’essaie de traîner pour lui laisser le temps de quitter la pièce, je sens au contraire qu’elle reste près de moi. Je me résous alors à tourner la tête pour voir ce qu’elle attend et surprends son regard enfiévré qui ne me quitte pas d’une semelle.
— Ça va, Joy ? Finalement, c’est moi qui t’ai épuisée ? On se dit jeune et résistante et on ne tient pas le choc face à un quadra bien conservé ? tenté-je de dire pour détendre un peu l’atmosphère.
— Ça va, oui. Je… Je me disais juste qu’on avait dix fois plus de chances de gagner le concours ensemble, c’est tout.
— A ce point-là ? Enrico est pourtant un grand danseur qui ne fait pas toutes les erreurs que j’ai pu faire. Tu arrives quand même bien à me déconcentrer, je te signale.
— Enrico danse superbement bien, mais… Je ne sais pas, c’est froid, presque mécanique. On n’arrivait pas à se trouver, tu vois ?
— Oui, j’avais bien vu. Dire que tu ne dégages pas d’émotions, c’est qu’il y avait un souci. On se revoit samedi après-midi ?
— Je bosse à dix-sept heures, pas trop tard alors ?
— Treize heures, et on fait juste deux heures. À samedi, Joy.
Au lieu de sortir, elle fait un pas vers moi. Un petit pas pour la danseuse, un grand pas pour reprendre notre relation là où on l’a laissée un matin de rentrée scolaire. Je n’ose pas bouger de peur de rompre le charme quand tout à coup, la porte s’ouvre à nouveau sur Marie qui débarque sans prévenir.
— Ah, tu es encore là, beau gosse ! Je t’attendais à l’accueil, sourit-elle en approchant.
— Oui, Marie, on s’organisait pour nos prochains entraînements. Il ne va pas falloir qu’on chôme si on veut réussir. Tu es sûre que tu veux toujours aller à ce dîner ? Je suis un peu fatigué, moi.
— On passe directement au dessert alors, pas de problème pour moi, minaude-t-elle en venant se presser contre moi.
— Je vous laisse, moi, soupire Joy en récupérant ses affaires. Amusez-vous bien les tourtereaux.
— Joy ! commencé-je dans le but de la retenir mais vite stoppé dans mon élan par Marie qui s’accroche à mon épaule. Non, rien. A samedi. Merci pour cette répétition, c’était vraiment super.
— Ouais, c’était génial. A samedi, me répond-elle d’une voix blanche en sortant de la salle.
— Ah ! Enfin tranquilles, mon Chou, continue Marie qui me tape vraiment sur les nerfs.
— Tu pouvais pas attendre un peu pour me sauter dessus ? l’attaqué-je un peu plus brusquement que je ne le voulais. Devant une élève, il faut qu’on se tienne un peu.
— Crois-moi, si j’avais vraiment voulu te sauter dessus, tu serais déjà nu et moi à genoux, Alken, sourit-elle en faisant claquer l’élastique de mon jogging.
— Je croyais qu’on avait une réservation, m’empressé-je de lui répondre pour essayer de la calmer un peu alors qu’elle joint le geste à la parole.
Elle a en effet constaté la présence de mon érection dont elle n’est pas du tout responsable même si elle doit forcément s’imaginer le contraire, et je sens ses doigts s’en saisir. Je ne peux m’empêcher de fermer les yeux et de gémir avant de me reprendre quand mon cerveau se rend compte que ce n’est pas Joy qui est en train de me caresser. Je saisis alors gentiment sa main.
— Je suis vraiment fatigué, Marie. Si tu me fais jouir maintenant, je n’aurais plus rien pour après le dîner. Ce serait dommage, non ?
— Je suis sûre que la douche va te redonner de l’énergie, me répond-elle en continuant à me branler. Et puis tu n’as pas vu ma petite tenue, mon Chou.
— Marie, je t’ai demandé d’arrêter ça, insisté-je en repoussant à nouveau sa main qui continue à jouer avec mon sexe qui débande malgré ses caresses. Je vais aller prendre ma douche, j’arrive tout de suite. Tu m’attends dans ton bureau ou dehors ?
— Très bien, soupire-t-elle en se relevant. Mais ne viens pas te plaindre si c’est moi qui n’ai plus envie plus tard. Je t’attends à l’accueil, il pleut des cordes.
Si seulement elle pouvait ne plus avoir envie, mais vu qu’elle est chaude comme la braise, je pense que je vais passer à la casserole ce soir. Je vais prendre rapidement ma douche et en profite pour imaginer cinquante scénarios qui me permettront d’échapper à la soirée en présence de la secrétaire en manque de sexe. C’est fou qu’on en soit arrivé là quand même. Le souci, ce n’est pas Marie. Elle est vraiment mignonne, n’a pas froid aux yeux au lit et est plutôt agréable, mais mon esprit n’est juste pas disponible pour elle. Alors que je m’habille, je me suis résigné à faire contre mauvaise fortune bon cœur et essayer d’être le moins désagréable possible avec elle.
Je récupère un parapluie et nous allons bras dessus, bras dessous, dans un petit estaminet à proximité pour le dîner. C’est un de ces petits restaurants typiques du nord où on mange des plats locaux et où la bière du coin est souvent savoureuse. J’essaie de répondre le plus sympathiquement possible aux questions et remarques de Marie, mais j’ai du mal à me concentrer sur la conversation, mon esprit revenant sans cesse à la danse et à ces moments hors du temps que j’ai passés avec Joy.
— Alken, je suis là, tu sais ?
— Hein ? Excuse-moi, je pensais à la chorégraphie pour le concours. Tu sais comment c’est quand on commence un nouveau projet. Difficile de penser à autre chose.
— Si j’avais su, je n’aurais pas proposé mon idée, marmonne Marie. Je sens que je vais le regretter.
— Ton idée ? Laquelle ? dis-je complètement perdu, pensant que j’ai raté un épisode dans la discussion.
— Dis-le si je te fais chier, hein, ça ira plus vite. Pour ton information, j’ai un cerveau et un cœur, pas juste un clitoris et des seins !
— Je sais, Marie. J’ai juste pas le cœur à ça en ce moment. Je te l’ai dit, non ? J’ai du mal à passer à autre chose depuis mon ancienne relation. Ce n’est pas toi, c’est moi, le problème.
— Donc je me cantonne à quoi, moi, tu m’appelles quand tu veux baiser et j’écarte les cuisses ? Je veux bien, mais un minimum de considération, ça ne fait pas de mal non plus !
— Si je peux me permettre, je pense que ce n’est pas moi qui t’ai rappelée ces derniers temps. J’ai essayé à de nombreuses reprises de te prévenir. Peut-être que je n’aurais pas dû céder à tes charmes, Marie. Tu es une femme délicieuse, tu sais ?
— Tu me plais, Alken, j’adore prendre du bon temps avec toi. Alors, oui, je t’appelle. On ne peut pas dire que tu rechignes à venir me voir ou m’accueillir chez toi. Donc, quel est le problème ? Je ne t’ai pas demandé de vraie relation, pas proposé le mariage, juste un peu plus que simplement du cul. C’est envisageable ou c’est déjà trop te demander ?
— Honnêtement, Marie ? C’est peut-être déjà trop, oui. Tu sais, on ne se reconstruit pas en si peu de temps.
Enfin, on pourrait, mais il faudrait le vouloir. Et là, clairement, je ne suis pas prêt à tirer un trait sur Joy. Quand on passe trois heures à se désirer et à se chauffer comme on l’a fait, quand on a l’impression qu’on va se consumer juste en échangeant un regard, difficile de se passer de ce genre de sensations. Ça fait de moi un salaud de continuer à voir Marie, mais ce n’est pas faute d’avoir essayé de mettre un terme à notre relation.
— Donc on baise et puis c’est tout ? me demande-t-elle d’une voix blanche.
— Si ça te fait plaisir, oui. Sinon, on peut arrêter. Je veux juste te faire plaisir, c’est tout. Désolé si je m’y prends mal.
— Tu t’y prends très mal, en effet. On va arrêter là ce dîner alors, et chacun va rentrer chez soi. Réfléchis un peu de ton côté, je vais faire de même.
— Si c’est ce que tu veux, dis-je tristement. Je vais aller payer au bar et je te raccompagne chez toi. A cette heure-ci, les métros ne sont pas sûrs.
— Parce que ma sécurité t’intéresse ? rit-elle. C’est la meilleure, celle-là.
— Ça ne sert à rien de faire un scandale ici, Marie. On est des adultes, non ? Et quand un truc ne marche pas, on arrête et puis c’est tout. Bref, tu veux rentrer seule ? Je respecterai ton choix.
Je me lève pour aller régler l’addition en me disant qu’elle aurait pu au moins attendre que je finisse mes frites, mais je me fais une raison. Si je m’en sors sans chocolat et avec quelques frites dans mon assiette, ce sera mieux qu’avec un scandale dans le restaurant. Je reviens vers Marie qui se lève à son tour et me jette un regard froid et meurtri.
— Je vais rentrer seule, ce soir, je crois que ça vaut mieux. Je risquerais de dire des choses que je ne pense pas. Tu m’as blessée, Alken, je ne sais pas si tu en as conscience, mais… Bref, on en rediscutera, j’imagine.
— Je le sais. Ce n’était pas mon intention, vraiment, Marie. Merci pour ta gentillesse en tous cas et pardonne ma goujaterie qui n’était pas volontaire. A demain au travail alors.
Fâchée, elle me jette un regard triste avant de sortir devant moi. Elle se dirige vers le métro alors que je vais reprendre ma voiture sur le parking de l’école. Seul. Je m’en veux un peu et je suis triste pour Marie. Même si je ne lui ai jamais rien promis, je peux comprendre qu’elle ait gardé de l’espoir et se soit nourrie des illusions rendues possibles par nos orgasmes répétés. Il n’y a pas à dire, c’est une jolie femme, le sexe était vraiment pas mal, mais il manque quelque chose quand je suis avec elle. Une petite étincelle qui pourrait tout changer. Et cette étincelle, je crois qu’elle s’appelle Joy. Tant pis pour les autres femmes.
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