31. Mise en boîte
Joy
Je suis entourée d’une sacrée brochette de beaux gosses dans cet ascenseur. C’est fou, j’ai l’impression de me retrouver coincée avec des mannequins prêts à défiler. Théo, comme à son habitude, a osé la couleur et ce pantalon rouge lui fait un popotin du tonnerre, Kenzo, malgré son jean et son tee-shirt kaki sous une veste chaude, a la classe, et Alken… Alken… Il porte un chino gris divinement bien ajusté qu’il a assorti à une chemise blanche sous son gilet, et je crois que j’ai dû baver comme un Terre Neuve en le voyant sortir de sa chambre.
Mes hormones ne savent plus où donner de la tête, je crois. D’autant plus que Kenzo est outrageusement tactile avec moi. Alors, entre ça, le souvenir de ma nuit avec son paternel, et le regard joueur de Théo qui m’inviterait presque à retenter l’expérience avec lui, les propositions croulent.
Je ris toute seule alors que les portes s’ouvrent, mais déchante rapidement en croisant ce regard si similaire au mien et qui me détaille des pieds à la tête.
— Maman ? Mais… Qu’est-ce que tu fais là ? couiné-je presque en lui prenant le bras pour m’éloigner avec elle.
— Eh bien, j’avais visé juste, Joy, je vois que tu vas te dévergonder pour fêter ta victoire, soupire-t-elle en jetant un œil derrière moi. Trois, rien que ça ? Et c’est quoi, cette tenue ?
Oh non, hors de question qu’elle me prive du plaisir de la victoire en me pourrissant. Ma robe n’a rien d’outrageux. Elle est moulante, oui, mais pas trop courte, pas trop décolletée. Heureusement qu’elle ne voit pas le dos nu, d’ailleurs, ses yeux sortiraient de leurs orbites. Vous voyez le stéréotype de la ballerine coincée ? Parce qu’on est en plein milieu de la cible. Et quelle déception je peux être pour elle, moi qui ne me suis pas cantonnée à la danse classique, qui ai osé me rebeller.
— Je lâche prise rien qu’une soirée. Mais promis, contrairement à toi, lorsque je fais ça, je sors couverte. Ça m’évite une grossesse non désirée et un gosse qui en paiera les conséquences, marmonné-je alors que je sens le bras de Théo enlacer mes épaules.
— Tout va bien, Princesse ? Bonsoir Laura, quel plaisir de vous voir, ironise mon colocataire. Traîne pas trop, ma belle, sinon on va perdre le prof avant de pouvoir danser, il est plus tout jeune, je te rappelle.
— Théo, on ne dirait pas que vous êtes gay vu comme vous collez ma fille. Et cessez donc de l’appeler Princesse, elle va se monter la tête avec des expressions comme ça !
— Maman, soupiré-je en croisant le regard froncé de Smith. Tu es venue pour quoi, en fait ? Parce que j’ai mieux à faire, là, et pas envie qu’on se prenne la tête maintenant.
— Joy, un souci ? intervient à son tour Alken avant de sourire à ma mère. Bonsoir.
— Maman, je te présente le professeur O’Brien. Alken, ma mère, Laura Santorini.
— Ah, la célèbre Laura Santorini ! Je ne comprends pas qu’une femme délicieuse comme vous n’ait pas fait une carrière plus riche encore. Votre fille est superbe, mais je vois de qui elle tient en tous cas, lui dit-il en se rapprochant d’elle.
J’hallucine complet, là. Il va vraiment draguer ma mère juste sous mes yeux ? Elle rougit en plus. Ma mère qui rougit, déstabilisée ? Ce doit être la première fois que je vois ça !
— Eh bien, je suis ravie de vous rencontrer, Monsieur O’Brien, sourit-elle en lui tendant la main. J’ai entendu parler du spectacle que vous préparez, le chorégraphe, Mohammed Benkhali, est un ami à moi. Sacré show en perspective !
— Ah oui, c’est sûr. J’espère que vous viendrez nous voir. Je vous réserverai une place si vous le souhaitez. Vous venez avec nous ce soir ? Nous allons célébrer notre victoire, une petite soirée sympa. Et si vous ne pouvez pas, vous n’avez pas à vous inquiéter, je vais chaperonner tous ces jeunes.
Encore son sourire en coin et encore une fois ma mère rougit et vient frotter nerveusement sa jupe sous le regard goguenard de mes amis. Et moi, j’hallucine tout simplement. Hors de question que je sorte en boîte avec ma mère. Plutôt arrêter la danse que de la supporter !
— Ma mère ne sort pas en boîte, marmonné-je en fusillant Alken du regard. Mon père doit l’attendre bien sagement à la maison, d’ailleurs.
— Oui, oui, c’est vrai, balbutie ma génitrice, mal à l’aise avant de me regarder à nouveau. Mais… Venez donc déjeuner avec nous demain midi. Ton père sera content de te voir.
— Je viendrai, soupiré-je, autant pour écourter ce moment que pour faire plaisir à mon père.
— Vous serez des nôtres, Alken ? minaude-t-elle tout à coup. Je suis curieuse d’en découvrir davantage sur votre spectacle à venir.
— Si ça ne dérange pas Joy d’emmener son prof chez ses parents, je suis des vôtres.
— Joy n’a pas son mot à dire, c’est moi qui invite, sourit-elle.
— Bien entendu, Maman. Bien, maintenant que tu m’as collé la honte, je te souhaite une bonne soirée. Embrasse Papa de ma part.
Je n’attends pas sa réponse et m’éloigne en direction de la sortie. Si elle savait que ce professeur m’a fait jouir bon nombre de fois, je doute qu’il serait invité à notre table. Quoique, elle semble vouloir profiter de ses talents aussi. Et lui ne dirait pas non, je suis sûre. Vivement demain, ça promet d’être sympathique !
Je suis rejointe à l’extérieur par mes trois compères et nous marchons dans un silence plutôt lourd en direction de la boîte de nuit. Il est déjà tard et nous devons faire la queue un moment durant lequel Théo ne me lâche pas et se presse dans mon dos, ses bras autour de mes épaules. Il en connaît un bout sur ma vie et ma relation compliquée avec ma mère a été le centre de bon nombre de nos conversations durant notre adolescence.
Je retrouve le sourire une fois à l’intérieur, une coupe de cocktail à la main et le rythme de la musique qui résonne dans tout mon corps. Nous trinquons à ce trophée mérité et nous installons un moment sur la banquette.
— Alors, Professeur, ça fait quoi de sortir avec les jeunes ? l’interpelle Théo, le regard joueur.
— J’ai juste hâte de danser librement et profiter de ce bon moment avec vous, répond-il tranquillement. Il n’y a pas d’âge pour respirer et vivre la danse, ajoute-t-il en me citant.
— Laisse tomber l’idée de nous chaperonner par contre, continue mon colocataire. Ce soir, on fait tout ce qu’on veut ! Et je crois qu’il vaut mieux éviter de trop danser ensemble tous les deux !
— C’est pas au programme, dis-je avant de boire une longue gorgée de mon délicieux cocktail.
— Ça vaut mieux, vous allez faire bander tous les mecs et atomiser toutes les petites culottes, ricane-t-il. C’est à peu près l’effet que vous avez fait à toute l’assemblée au concours, je crois. On aurait dit que vous faisiez l’amour sur scène !
Je manque de m’étouffer et tousse bruyamment en tentant de reprendre mon souffle. Merde, est-ce que c’était si voyant que ça ? Est-ce que notre complicité se lisait à ce point ? En tous cas, cela fait bien rire Théo. Kenzo semble moins à l’aise avec cette remarque alors que mon partenaire de danse a un sourire en coin qui me donne envie de lui jeter le reste de mon verre au visage.
— Rien que ça ? Eh bien, peut-être qu’on fait aussi cet effet-là quand on danse tous les deux sur une chanson d’amour, cher coloc, souris-je pour masquer ma gêne avant de finir mon verre d’une traite.
— Mais oui, Princesse, parce que c’est toi qui donnes l’âme des chansons ! Mais ici, rien de tout ça ! Ici, c’est moi le King ! nous sort Théo en se déhanchant sur la musique alors que Kenzo m’attire plus près de lui pour se joindre aux danseurs déjà sur la piste.
J’essaie de m’imprégner de l’ambiance joviale et propice à se lâcher, et me retrouve rapidement prise en sandwich entre mes deux amis alors que l’un des hits de l’été passé bat son plein et que les corps se déchaînent, se percutent, se frôlent et se touchent dans un désordre sans nom. Nous nous déhanchons et nous amusons comme rarement, et je fais tout pour oublier les yeux verts que je croise dès que je jette un œil en direction de la banquette. Alken nous observe, apparemment contrarié, ou du moins l’était-il avant que deux bimbos peu vêtues ne viennent s’asseoir à ses côtés. La jalousie me tord le ventre quand je constate que cet enfoiré semble apprécier la compagnie. Après avoir dragué ma mère sous mes yeux, il se laisse séduire comme ça ? Bon sang, il cherche quoi exactement ? S’il veut jouer à ça, qu’il ne doute pas que je puisse moi aussi entrer dans la danse. Puisqu’il n’a finalement aucun respect pour moi, pourquoi devrais-je en avoir de mon côté ? Dire qu’il y a moins de vingt-quatre heures, nous étions tous les deux nus et au lit. Comment peut-on passer d’un extrême à un autre en si peu de temps ?
— J’arrive, crié-je aux garçons qui s’éclatent sur la piste.
Il ne me faut que quelques secondes pour me décider, et je fonce vers notre table sous son regard satisfait. Je doute qu’il fasse cette tête bien longtemps, pour preuve il fronce les sourcils en me voyant remonter ma jupe haut sur mes cuisses avant de débarquer et de m’asseoir sur ses genoux en nouant mes bras autour de son cou.
— Mon Choupinou, je vais m’amuser deux minutes sur la piste de danse et tu veux déjà me remplacer ? Elles sont moins chères que moi, je suis sûre, ris-je niaisement. Enfin, tu sais, il ne faut pas trop abuser de la petite pilule bleue, c’est pas bon pour ton cœur fragile !
— De quoi tu parles ? tente-t-il de me dire alors que je sens son érection se dresser contre moi et que les deux nanas protestent en s’éloignant et en le traitant de connard.
— Je te montre juste que si tu veux jouer au con, on peut être deux, Smith, dis-je à son oreille en glissant ma main entre nous pour venir caresser son sexe à travers le tissu de son pantalon. Tu vois, j’apprécie moyen que tu dragues tout ce qui bouge alors que tu gémissais mon nom y a même pas vingt-quatre heures, je crois que j’ai le droit à un minimum de respect. Ma mère en plus, putain.
— Tu te fais des films, Joy. Ce n’est pas de ma faute si certaines femmes sont attirées par moi. Tu sais bien qu’elles ne représentent rien pour moi.
— Arrête tes bobards, je ne te crois pas une seconde. Tu aimes trop ça, être le centre d’intérêt de ces dames. Au final, j’ai joué l’escort pour faire fuir ces nanas, mais j’ai vraiment l’impression que tu me considères comme rien de plus que ça. A la différence près que tu ne me paies même pas. Une meuf parmi tant d’autres, entre deux coups avec Marie ou avec une autre. Je mérite mieux, je crois.
Je ne lui laisse pas le temps de répondre et me lève pour rejoindre Théo et Kenzo. Plus Kenzo d’ailleurs, parce que mon colocataire semble bien occupé avec un beau blond. La chanson qui passe est plutôt sensuelle et je glisse mes bras autour de son cou en me pressant contre lui pour onduler en rythme. Ses mains se posent sur mes hanches et le sourire qu’il me lance se veut séducteur. Malheureusement pour moi, il ne me fait pas l’effet désiré alors que je n’ai en tête que son paternel. Je m’oblige à me focaliser sur Kenzo, sur nos pas, nos corps qui s’épousent pour le bien de cette petite chorégraphie improvisée.
Je passe une partie de ma nuit à danser avec mes amis, à boire, à me laisser aller dans leurs bras pour oublier le seul avec lequel j’aimerais vraiment danser, leur seul qui me fait vibrer et la cause principale de mes tourments. Je passe une partie de ma nuit avec Théo et Kenzo alors que je n’arrive pas à me sortir de la tête, en vilaine amie que je suis, que je voudrais retourner vingt-quatre heures en arrière pour être avec lui. Rien que lui. Sans colère, sans rancœur, sans déception et sans tristesse. Foutu prof de danse, foutu comptable, et foutue moi qui ne peut pas passer à autre chose.
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