40. Seul et ignoré
Alken
Ce mercredi matin, j’ai ma matinée de libre car les élèves de première année sont en partiels. Ils ont l’épreuve de danse classique, ce qui m’assure au moins que je ne vais pas tomber sur mon ex-femme à la recherche d’une nouvelle relation avec moi. Comme si j’étais prêt à replonger dans les affres de ce que nous avons connu il y a encore quelques mois !
Depuis que j’ai mis un terme à ma relation avec Marie, je ne me concentre plus que sur Joy. Enfin, se concentrer est un bien grand mot vu comment elle parvient à ne pas faire avancer notre relation personnelle. Sur le plan de la danse, il n’y a aucun souci. Le trio que nous formons avec Kenzo est bien rodé et nous sommes prêts pour le spectacle de Noël. Ces moments de danse en commun sont toujours aussi magiques et satisfont tous mes besoins émotionnels. Par contre, et je pense qu’elle a raison, aucune avance, aucun signe sur le plan personnel. Comme si les moments magiques que nous avions connus n’existaient pas.
Toutes les autres femmes ne m’intéressent même plus. Et pourtant, j’en ai des sollicitations, en ce moment. Depuis que j’ai lancé ma procédure de divorce, on dirait que j’ai une aura qui s’est déclenchée autour de moi. Un peu comme dans la publicité pour ce déodorant qui montrait un homme attirer toutes les femmes juste avec son odeur. J’ai l’impression qu’elles se sont toutes donné le mot pour m'offrir des vues sur leurs décolletés tous plus plongeants les uns que les autres ou pour venir me dire un mot gentil, me solliciter pour un moment en commun. Il me semble que même Marie n’a pas perdu espoir car elle s’est remise à me faire des sourires et à minauder en ma présence. Et tout ça ne m’intéresse même plus. La seule avec qui j’aimerais vivre une relation, c’est Joy et en raison de ce foutu règlement, elle n’est pas disponible. Je suis donc obligé de prendre mon mal en patience.
Alors que j’achève mon petit tour du parc de l’école dans le froid de ce matin de décembre, j’aperçois Elise qui me fait des grands signes et je m’empresse de venir la rejoindre.
— Alken, regarde qui est venu faire une interview de Joy et toi ! C’est Daniel Specewitz, de la Revue Internationale de la Danse en personne ! Tout ce chemin pour venir vous voir et écrire un article sur votre duo magique. N’est-ce pas, Daniel ?
Je soupire car je me dis qu’elle n’est pas insensible aux charmes du jeune roux qui sourit à ses côtés. Il pourrait lui demander ce qu’il veut, pour un sourire de sa part, elle serait prête à vendre son âme. Ou alors pour un article qui encense l’école. Je ne sais pas par quoi elle est plus intéressée : sa bonne bouille et ses beaux abdominaux, ou un article de sa plume ?
— Vous n’avez pas bien choisi votre jour, Daniel. Joy est en partiel jusqu’à la fin de la matinée et ensuite, je ne sais pas ce qu’elle a de prévu. Pour interviewer le duo, il aurait fallu nous prévenir !
— Eh bien je me contenterai de la pause déjeuner alors, sourit-il. Vous êtes libre ? Sinon, je vous pose quelques questions maintenant et j’inviterai Joy de son côté après son partiel.
— Non, on va l’attendre, ce sera mieux. Elle devrait être là d’ici dix minutes grand maximum, dis-je, ne voulant pas le laisser seul avec elle. Et on décidera avec elle de ce que l’on vous dira pour l’entretien.
— Très bien, comme vous préférez, Alken. Merci pour l’accueil Elise, vous êtes délicieuse !
— Ah Daniel, venez, je vais vous montrer tous les trophées que nous avons remportés à l’ESD. Vous pourrez me prendre en photo devant, si vous le voulez ?
Je les regarde s’éloigner tous les deux et reste dans l’entrée du bâtiment où Marie me jette des regards que j’essaie d’ignorer le mieux possible. La revoir comme ça me confirme ce que je ressens pour elle : juste de l’affection. Elle a été là à un moment où c’était compliqué pour moi, on a passé de bons moments, mais aucune étincelle, rien. Je lui souris gentiment et elle rougit avant de reprendre son travail comme si je n’étais pas là.
Quand Joy arrive, je me redresse, tout sourire pour l’accueillir. Elle est encore magnifique aujourd’hui, avec ses leggings vert pomme et son top avec un slogan écologiste. La doudoune blanche qu’elle porte au dessus, loin de la boudiner comme ça le ferait sur n’importe quelle autre femme, met en valeur la voluptuosité de ses formes. Cette femme est canon, tout simplement.
— Bonjour, Joy ! m’écrié-je gaiement. Tu es radieuse ce midi ! Tu es prête pour répondre au journaliste ? J’ai préféré t’attendre pour commencer.
— Bonjour Alken… De quel journaliste tu parles ? soupire-t-elle en se plantant devant moi.
— Daniel Specewitz de la RID ! Le rouquin qu’on avait croisé à Paris. Il veut écrire un nouvel article sur notre beau duo, mais là, c’est Elise qui l’accapare pour lui montrer tous les trophées de l’équipe. Ça va ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette… Le partiel de danse classique était si compliqué que ça ?
— Ta femme est un monstre, bougonne-t-elle, clairement de mauvaise humeur. Comment vous avez pu faire un gamin aussi adorable à vous deux, sérieux ?
— Eh bien, il doit tenir un peu de moi, non ? Je ne vois pas d’autres explications, ris-je pour essayer de lui remettre un peu de baume au cœur.
— C’est ça, c’est beau d’y croire, rit-elle sans joie. Bon, il est où, Daniel ? J’ai faim, moi, et cours dans une heure.
— Je vais demander à Marie de nous ramener quelque chose à grignoter pendant l’interview si tu veux. On va faire ça vite, ajouté-je alors que Daniel et Elise nous rejoignent.
— Bonjour Joy ! lance le reporter qui n’a pas ses yeux dans sa poche. Voici l’Hermione de l’ESD ! Vous êtes vraiment la plus talentueuse danseuse de votre génération, dit-il en paraphrasant Sirius Black dans Harry Potter. J’ai une faim de loup, on va se prendre un sandwich à l’estaminet en face ?
— Bonjour Daniel ! Quel plaisir de vous revoir ! Et merci du compliment, ça me touche, mais je doute que vous ayez vu toutes les danseuses de ma génération à l'œuvre ! Allons déjeuner oui, je meurs de faim, sourit Joy en glissant son bras sous celui du journaliste.
Sans une autre marque d’attention à mon égard, elle s’éloigne avec lui. Que je suive ou pas, cela n’a pas l’air de faire la moindre différence pour elle et ça m’agace un peu. Si j’avais su, j’aurais débuté l’interview sans elle. Je leur emboîte le pas et m’énerve quand je vois à quel point le rouquin se montre tactile avec elle. Nous commandons au bar de la brasserie et nous allons nous installer à une des tables devant la fenêtre. Je me retrouve sur un côté de la table et le journaliste s’est installé sur la banquette en face. Joy est venue le rejoindre et se colle à lui. Mais à quoi elle joue ? Si elle veut me rendre jaloux, eh bien, c’est réussi.
— Joy n’a pas beaucoup de temps, commencé-je, un peu sèchement. On vous écoute pour vos questions. Que voulez-vous savoir ?
— Oh, je crois que je vais faire un petit focus sur la jeune prodige. C’est quand même elle, l’attraction de votre duo. C’est rare d’avoir autant de talent chez une jeune danseuse comme elle. Il faut que le monde entier la connaisse, vous ne croyez pas ?
— Si, si, vous avez raison, grommelé-je en m’attaquant à mon sandwich.
— Alors, Joy, qu’est-ce qui vous a amenée à la danse ? s’adresse-t-il à la jolie brune en se penchant vers elle.
— Les gènes… J’ai commencé par la danse classique et voulu découvrir autre chose pour me démarquer de ma mère, je crois. Et vous alors, pourquoi le journalisme, Daniel ?
— Pour interviewer de jolies femmes comme vous, bien sûr, répond-il tout sourire alors que Joy rougit. Est-ce que vous diriez que votre professeur actuel vous aide à vous réaliser en tant que danseuse ?
— Bien sûr. J’apprends beaucoup à l’ESD, et pas seulement avec Alken, bien que je pense qu’effectivement, c’est un professeur formidable. Mes camarades aussi participent à ma formation, à déterminer ce que je veux et ne veux pas être et surtout pas faire, dit-elle en me jetant un coup d'œil.
Comme la première fois qu’il nous a posé des questions, il m’ignore totalement et se concentre uniquement sur les yeux, les lèvres et le décolleté de ma partenaire. J’ai l’impression désagréable de faire de la figuration et Joy rit à toutes les petites blagues du grand rouquin. J’ai envie de lui tirer sur son chignon, à ce jeune parisien qui débarque ici plein de questions. Il continue en tous cas à interroger Joy et à chaque réponse, j’ai l’impression que c’est la salsa qu’elle a toujours voulu faire, un peu comme si la danse contemporaine n’avait plus aucune sorte d’importance pour elle.
Voyant l’heure passer, je me permets de les interrompre dans leur dialogue qui devient à mon goût trop personnel.
— Je suis désolé de vous interrompre, mais tu n’as pas dit que tu avais des cours cet après-midi, Joy ?
— Si, mais j’aurai une bonne excuse pour mon retard, je suis sûre que ça ne dérangera pas Elise, si Daniel évoque l’ESD dans son article, sourit-elle. Vous allez bien citer l’école, Daniel, n’est-ce pas ?
— Oui, bien sûr ! Si cela me permet de gagner un peu de temps en votre présence, ce sera avec plaisir. Par contre, la brasserie va nous mettre dehors, ça vous dirait de prolonger cet entretien à mon hôtel, Joy ? On aurait ainsi tout l’après-midi pour approfondir notre connaissance mutuelle.
Je manque de m’étouffer en entendant la proposition de Daniel qui est loin d’être équivoque. C’est clair qu’il n’a pas l’intention de ne faire que parler à l’hôtel. Je me retiens de répondre, confiant dans la capacité de mon élève de voir clair dans son jeu et ses propositions indécentes. Joy me jette d’ailleurs un regard avant de répondre.
— Je vais devoir refuser la proposition, Daniel, il faut quand même que j’aille en cours. Cependant, si vous restez sur Lille ce soir, je peux essayer de me libérer auprès de mon patron afin que nous continuions cette délicieuse conversation, minaude-t-elle.
— Parfait. Vous avez toujours mon numéro ? J’attends de vos nouvelles et espère vous voir ce soir. Je vous laisserai me faire découvrir toutes les merveilles de cette jolie ville de Lille dont vous êtes une des plus belles représentantes. Alken, vous venez ? Je vais faire une petite photo de vous deux devant l’ESD.
— Pas convaincu que ce soit la peine que je sois sur la photo. Vous n’aurez qu’à dire que je suis trop timide pour me laisser photographier. Ou trop invisible. Bref, bonne fin de journée à vous. Joy, je vais prévenir Elise que tu auras un peu de retard pour tes cours. Profite bien ce soir, je suis sûr que Daniel a une énorme conversation, asséné-je, un peu amer, avant de me lever et de quitter la brasserie.
Le froid mordant vient me glacer le corps. Ou peut-être est-ce la pensée que la femme avec laquelle j’espérais vivre des choses formidables ne ressent rien pour moi, qu’elle est capable de se jeter dans les bras du premier beau mec venu juste parce qu’il lui fait des compliments. Ce soir, je crois que je vais avoir du mal à m’endormir en les sachant ensemble. Heureusement qu’il fait froid, j’aurais au moins une bonne excuse pour les larmes qui coulent de mes yeux meurtris.
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