42. Matin vérité

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https://vimeo.com/78424748

Alken

Je savais que je n’aurais pas dû accepter la demande de Kenzo de faire venir Joy. La revoir ici, chez moi, est une vraie torture. Pas un endroit ou presque qui ne me rappelle comment c’était quand j’étais son Monsieur Smith et elle ma petite serveuse de bar, mignonne et tout à fait compatible avec mes envies et désirs les plus fous. Et ce soir, comme hier, malgré la trompette qui résonne dans la pièce, je n’arrive pas à m’enlever de la tête des images plus atroces les unes que les autres. Hier, je l’ai imaginée prendre son pied avec le grand rouquin et ce soir, j’ai le même type d’images, mais avec mon fils. Kenzo a beau me dire qu’ils ne sont qu’amis, je suis sûr qu’elle ne dirait pas non à se taper le fils après avoir essayé le père. Et quel meilleur moyen de me faire comprendre que c’est fini entre nous que de le faire sous mon toit ? A l’endroit même où nous avons connu tant d’extases et d’orgasmes.

J’en suis là de mes réflexions quand arrive sur la playlist In the Mood. Les cuivres de Glenn Miller sont d’humeur beaucoup plus gaie que moi et je ne peux m’empêcher de me mettre à jouer de l’air trombone et de l’air trompette, entraîné malgré moi par le rythme de la musique. Bientôt, ne pouvant résister, je me lève et me mets à enchaîner quelques pas de danse sur le lit, nu comme un ver, toujours en faisant semblant de jouer de la trompette. J’augmente le son de la musique et me laisse porter par la mélodie. Je me déhanche comme on le faisait dans les bals de l’entre-deux guerres et je vagabonde dans ce voyage virtuel dans ma tête jusqu’à venir m’effondrer sur mon lit. La musique, comme la danse, est un moyen formidable de me faire oublier toutes les difficultés du quotidien, et c’est un peu moins désespéré que je débute ma nuit.

Lorsque je me réveille de cette nuit sans rêve, je regarde l’heure et constate qu’il est encore tôt. Même pas six heures. C’est ça de se coucher avec les poules. Je comprends mon fils ou Joy quand ils me traitent de papy. J’enfile un simple boxer et me rends dans la cuisine pour me préparer un café. J’allume la radio et écoute d’une oreille distraite les chansons qui passent et qui se ressemblent toutes. Rien qui ne donne envie d’inventer une chorégraphie, en tous cas. Je me fais griller du pain et m’installe à table en chantonnant le nouveau succès à la mode sur lequel je danserai, un jour, c’est sûr.

— Bonjour Prof, me surprend la voix de Joy alors que je la vois descendre les escaliers en se frottant les yeux. Matinal, à ce que je vois.

— Je me suis couché tôt, moi, rétorqué-je sans pouvoir m’empêcher d’apparaître agacé. C’est moi qui suis surpris de te voir déjà debout. Un souci avec mon fils ?

— Non, mais tu devrais penser à lui acheter un nouveau matelas, marmonne-t-elle en s’étirant. Pas très confortable. Ou c’est parce que je me suis endormie sur mon classeur, va savoir. Je peux me faire un café ?

— Il est déjà fait, tu peux te servir. Ça fait bizarre de te voir le matin encore ici. Kenzo dort encore ? Tu l’as épuisé ? l’accusé-je sans y mettre de formes.

— Je ne couche pas avec ton fils et tu m’emmerdes avec tes insinuations, soupire-t-elle en filant à la cuisine après m’avoir adressé un regard tueur.

— Oui, comme tu ne couches pas avec le premier journaliste venu. Mais bon, tu fais ce que tu veux de tes fesses, j’ai bien compris que tout ce que tu voulais, c’était que je te laisse tranquille. Si tu cherches du sucre, il y en a dans le placard au-dessus du grille-pain.

— Je le prends noir. Et je ne couche pas avec le premier venu. Peut-être que tu devrais balayer devant ta porte avant de parler de ma vie sexuelle, non ?

— Tu vas me dire que vous vous êtes contentés de passer la soirée à parler philosophie avec Daniel, peut-être ? Quant à moi, vu le nombre de partenaires que j’ai eus depuis ma rupture avec Elizabeth, je me trouve très sage. Tu en as de belles, de me faire des reproches alors que tu changes de lit et de mec tous les soirs !

— Le sexe est une philosophie, en soi. Ça ne t’a pas dérangé quand tu m’as attirée dans ton lit, que je couche, me dit-elle en s’installant en face de moi à table. Comme ça ne t’a pas dérangé de coucher avec Marie en me draguant, de me faire des avances et de me chauffer avant qu’elle te taille une pipe dans la salle de danse. Ou de coucher avec moi alors qu’apparemment tu te tapais encore ta femme ou je ne sais quoi. Ah, et la dernière, la plus belle tiens, tu me dis que tu veux une relation avec moi mais tu tripotes une autre élève. Et tu me reproches de coucher avec un mec alors que je t’ai dit qu’il ne pouvait rien se passer entre nous étant donné la situation ? La bonne blague, du grand Smith.

— Mais qu’est-ce que tu racontes, Joy ? J’ai essayé de me soigner de notre rupture avec Marie, oui, je l’avoue. Mais ça n’a pas marché. Il n’y avait pas cette étincelle qu’il y a entre nous, tu le sais bien, je te l’ai déjà dit. Et c’est quoi cette histoire que je tripote des élèves ? Jamais je ne ferais ça. S’il y a une élève que j’ai envie de tripoter, elle est assise là, en face de moi. Et je me retiens depuis que je sais qu’elle est élève, justement. Tu me prends pour quoi ? Pour un queutard sans principes ?

Je me lève et je suis hors de moi. J’hallucine qu’elle puisse penser de telles horreurs sur moi. Je suis prêt à sortir de la pièce et à fuir cette discussion, avant de me raviser et de revenir me positionner en face de Joy, de faire preuve d’un peu de courage. Je pose mes mains sur la table et la regarde dans les yeux.

— Joy, depuis que je t’ai rencontrée, il n’y a que toi qui arrives à me faire rêver, à me faire fantasmer, à me faire vivre. Marie est passée par là, oui, c’était une erreur, je le reconnais aujourd’hui. Mais si elle n’était pas venue, j’aurais mis encore plus de temps, je crois, à comprendre que c’est toi que je veux dans ma vie. Élève ou pas élève. Règlement ou pas règlement. Et ça, c’est la seule et unique vérité, Joy. Tu me crois ou pas, c’est ton choix. Mais je te le dis droit dans les yeux, il n’y a que toi qui comptes pour moi.

— Et Sarah ? me demande-t-elle d’une petite voix après m’avoir observé en silence pendant un moment.

— Sarah ? Sarah qui ? demandé-je en cherchant dans mon esprit de qui elle peut me parler. Sarah, ta camarade de classe ? Elle vient faire quoi là-dedans ?

— Les cours particuliers ? Les rendez-vous dans ton bureau ? Le tripotage ? Non ? Elle ment, peut-être ?

— Les rendez-vous dans mon bureau ? On s’est vu une fois. Elle m’a en effet demandé de lui donner des cours particuliers, mais je n’ai pas encore accepté. Et le tripotage ? Tu penses vraiment que je risquerais ma carrière pour une fille comme elle ? Mais Joy, quelle image tu as de moi ? Je ne t’ai pas dit que la seule pour qui je prendrais ce genre de risques, c’était toi ? Tu ne me crois pas ?

— Et comment veux-tu que je te croie ? s’énerve-t-elle avant de jeter un œil au premier et de baisser d’un ton. Comment est-ce que je peux te croire, Alken, alors que tout a commencé sur des mensonges ? Comment je peux te croire alors qu’on danse ensemble, que c’est magique et que je te surprends avec Marie à genoux devant toi deux minutes après ? Comment je peux te faire confiance alors qu’on rentre d’un weekend à Paris et que ta femme te roule une galoche sous mes yeux ? Dis-moi comment, toi, tu pourrais avoir confiance en moi si les rôles étaient inversés, je suis preneuse !

Je ne sais quoi lui répondre. Les circonstances sont contre moi, en effet. Je n’ai rien demandé de tout ça, j’ai même tout fait pour l’éviter, mais comment lui faire comprendre ? Comment lui faire admettre qu’il n’y a rien eu avec ma femme ou que Marie n’a aucune espèce d’importance ? Je m’effondre sur ma chaise et me prends la tête entre les mains.

— Joy, je ne sais pas quoi te répondre. Honnêtement, je pourrais te parler pendant des heures, essayer de te convaincre, mais je ne pourrai jamais empêcher une Sarah de raconter ses fantasmes à tout le monde et que tu la croies. Ou empêcher mon ex-femme de me sauter dessus. Si encore, je l’avais laissée faire, tu aurais raison de me le reprocher, mais je n’ai eu de cesse de la repousser. Je crois que notre relation était condamnée d’avance en réalité. Et ce n’est que de ma faute. Quelle idée de tout commencer en me faisant passer pour un comptable ? C’est horrible, Joy, parce que je suis en train de réaliser que je passe à côté de quelque chose de merveilleux, tout ça parce que je t’ai menti lors de notre première rencontre.

— La première et les suivantes, ouais, soupire-t-elle. Tout est biaisé après ça… Regarde, tu as déjà du mal à me croire quand je te dis que je n’ai pas couché avec ton fils, alors imagine comment, moi, je peux te croire quand tu me dis quelque chose en sachant que tu as commencé par me mentir ?

— Je ne sais pas, Joy. Est-ce que tu me crois quand je te dis que je n’ai eu que Marie depuis que je t’ai rencontrée ? Est-ce qu’au fond de toi tu me crois même si ton cerveau refuse de le reconnaître ? Donne-moi un espoir, Joy, une raison de ne pas sombrer. Et après, je trouverai bien le moyen de te convaincre. Parce que là, si tu me dis que jamais, plus jamais tu ne croiras en moi, ce serait trop dur à entendre. Mais si c’est le cas, je préfère le savoir tout de suite. Et plus jamais, tu n’entendras parler de moi. Enfin, juste le temps de trouver un remplaçant pour les cours quand même.

— Quoi ? Tu veux démissionner ? Mais t’es fou, tu ne peux pas faire ça, enfin ! Je… Merde, Alken, tu peux pas me mettre ça sur les épaules, soupire-t-elle. Je te crois, mais… Fais attention avec Sarah, elle a dit ça à toutes les filles de la promo. Je ne veux pas qu’il t’arrive des bricoles à cause de ses conneries, puisqu’elle a menti, apparemment.

— Oui, bien sûr qu’elle a menti ! Elle ne se rend pas compte des conséquences de ses paroles… C’est fou comme elle me met en danger. Et pas que vis-à-vis de toi, soupiré-je, soulagé d’avoir entendu qu’elle me croit quand même. Écoute, je vais arrêter de t’embêter avec mes états d’âme pour aujourd’hui. Tu as tes partiels qui arrivent et il faut que tu les réussisses pour continuer ton chemin à l’ESD. Merci de m’avoir écouté, Joy. Tu ne peux pas savoir le bien que ça me fait d’avoir pu te dire ma vérité. Que tu n’en restes pas aux fausses impressions et aux “on-dit”. Mais comme tu dis, je ne veux rien te mettre sur les épaules. Joy… Non, rien… Va réveiller Kenzo, sinon vous allez être en retard pour les examens.

Je retourne dans ma chambre. J’ai failli prononcer des mots qui l’auraient sans doute encore plus perturbée. Est-ce que je les pense vraiment ? Je ne sais pas si j’ai le droit d’examiner cette question. Ce que je sais, en revanche, c’est qu’il va falloir que je réfléchisse à ce que je peux mettre en œuvre pour faire oublier ce mensonge originel. Mon futur bonheur en dépend.

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