Joy

Je prends le temps de me rhabiller et de me rafraîchir dans la salle de bain. J’ai le regard brillant, les joues rougies et un sourire niais sur le visage. Bon sang, je crois n’avoir jamais été aussi dévergondée par message que ce soir. C’était chaud et tellement excitant ! Est-ce que j’ai sauvegardé ses photos dans mon téléphone ? Clairement. Est-ce que je me sens un brin perverse ? J’avoue. Est-ce que je recommencerai ça ? Assurément. Bien évidemment, ça ne vaut pas une vraie partie de jambes en l’air avec cet homme, mais c’est quand même bien agréable, en attendant que…

Savoir qu’Alken veut que nous nous revoyons est aussi, en soi, très satisfaisant. Je n’en doutais pas vraiment, en fait, mais une partie de moi se questionne pas mal sur cette relation. Qu’est-ce que c’est, au juste ? Juste du sexe ? Sommes-nous un couple ? Je n’ose pas poser de mots sur tout cela, comme je n’ose pas aborder le sujet avec lui. Evidemment, je me suis déjà largement attachée à cet homme et j’ai peur qu’il n’ait pas envie de ce que moi j’envisage. Si l’idée d’un plan cul me plaît bien, celle de former un vrai couple et de tenter quelque chose est également au centre de mes pensées. Quand aucune crise de jalousie ne se met entre nous, quand aucune autre nana ne l’accapare ou ne me fait douter, nous nous entendons particulièrement bien et sommes plutôt sur la même longueur d’onde. Je dois avouer que danser avec lui est peut-être, outre le sexe, le summum de ce “nous” qui me plaît de plus en plus. Un vrai délice, un plaisir inexplicable.

— Joy, tu es là ?

Merde. Ou pas, mieux vaut que ce soit mon petit frère, je crois. Un dernier coup d'œil dans le miroir et je sors de la salle de bain, tombant sur le regard inquisiteur d’Angel. Oui, mes parents se sont vraiment éclatés avec nos prénoms...

— Je suis là. Un problème ?

— Tout va bien ?

J’observe mon cadet et souris devant son côté protecteur. Il a beau n’avoir que dix-neuf ans, il n’en reste pas moins un véritable chien de garde au besoin. Il faut dire qu’il en impose avec son mètre quatre-vingt-dix et sa carrure de rugbyman. Parce que si je me suis destinée à la danse, ou si on m’y a destinée, lui a passé son enfance sur les terrains. Du foot, du rugby, du handball, on peut dire qu’il a touché à tout. Sauf à la danse.

— Bien sûr, pourquoi ça n’irait pas ?

— Oui, c’est vrai, Maman n’a pas encore commencé à te lancer des piques, rit-il en entourant mes épaules de son bras. Ça me fait trop plaisir de te voir, c’est la mort ici sans toi.

— Oh arrête, tu as toute l’attention de Maman rien que pour toi, toi qui te plaignais de ne pas exister à ses yeux.

— Je commence à croire que cette attention était plus un cauchemar qu’un plaisir, soupire-t-il alors que nous descendons les escaliers.

— Hallelujah, il était temps que tu le comprennes, mon Bouchon.

— Ah, te voilà enfin ! Nous t’attendions pour passer à table, je te signale.

— Excuse-moi, Maman, j’ai mal à la tête, je me suis dit qu’un petit moment au calme ne me ferait pas de mal.

Je mens comme une arracheuse de dents, mais je me vois mal lui dire que je me suis isolée dans ma chambre d’ado pour me faire du bien avec mon mec de quasi deux fois mon âge, par téléphones interposés. Quoique, la choquer me ferait grandement plaisir. C’est fou comme, chaque fois que je suis auprès d’elle, mon côté rebelle fait brusquement sa réapparition.

Je m’installe aux côtés de Léon, que j’ai invité pour l’occasion étant donné que ses fils n’étaient pas disponibles pour Noël. Son sourire appelle le mien, et son regard bienveillant est toujours un baume pour mon petit cœur. Vraiment, ces repas de famille sont une torture pour moi. Parce qu’inévitablement, les sujets tabous vont arriver rapidement sur le tapis. La danse classique étant le principal. J’ai bon espoir que la présence de mon propriétaire et colocataire empêche ma mère de trop s’épancher.

Le début du repas est consacré à Angel, ce qui me permet de souffler et de rester sur mon petit nuage post-orgasmique. Mon frère, outre son allure sportive, est aussi une tête. Il est en deuxième année de fac de médecine et s’en sort comme un chef. Dire que j’ai très peu de cours théoriques et que je galère déjà, je ne sais pas comment il fait. Alors, la fierté de mes parents est sans commune mesure, mais je ne prends pas la mouche pour autant, chacun est destiné à quelque chose, pour ma part, ce ne sera pas pour soigner les gens ou devenir professeur d’histoire, c’est tout.

— Alors, Joy, ce spectacle de Noël ?

Merde, c’est mon père qui lance le sujet… Pourquoi est-ce qu’il met les pieds dans le plat, sérieusement ?

— Oh, vous auriez dû la voir ! Elle a captivé toute l’assemblée ! s’extasie Léon à mes côtés. Elle était divine !

Je souris à ses mots et me souviens de sa réflexion au sujet d’Alken, lorsqu’il m’a croisée le lendemain. Lui qui côtoie le bar a reconnu mon Monsieur Smith, et j’ai dû lui faire promettre de ne rien dire à Théo. Il n’a pas posé plus de questions que ça, mais il m’a quand même dit de faire attention à moi

— Je n’en doute pas, sourit mon paternel en serrant ma main dans la sienne.

— Qu’est-ce que tu as fait ?

Je me retiens de soupirer à la question de ma mère. Il va falloir que j’entre dans les détails et ça ne sera pas ce qu’elle voudrait que j’aie fait, c’est sûr.

— Nous avons monté une chorégraphie à trois, deux étudiants et un professeur. Et puis j’ai aussi fait la choré du concours.

— Quel genre de chorégraphie ?

— Contemporain, lui énoncé-je simplement en me resservant des légumes.

— C’est pas comme ça que tu vas travailler ta technique. Et puis, c’est quoi cette idée de le faire avec deux hommes ? me lance ma mère, toujours aussi acerbe quand on ne parle pas de SA danse.

— C’était une très belle choré, et on s’est beaucoup amusé, souris-je, l’air de rien. J’ai travaillé ma technique, ne t’inquiète pas pour moi, Maman.

— Ils en pensent quoi, tes professeurs ? Je suis sûre que tu ne les satisfais pas comme ils le souhaiteraient, je me trompe ?

— Je t’assure qu’Alken est tout à fait satisfait de moi, ne puis-je m’empêcher de sourire. Quant à Elizabeth, c’est une prof de classique, donc forcément, c’est une éternelle insatisfaite.

— Et la salsa, tu comptes faire carrière avec cette danse qui n’en est pas une ? Il y a tellement de connotations indécentes, c’est fou qu’il y ait des concours dessus. Angel, tu devrais voir ce que ça donne. J’en reviens pas que ta sœur se trémousse comme ça avec ce qu’elle est capable de faire en classique !

— Tant que ça lui plaît, c’est le principal non, Maman ? ose mon frère alors que mon père ne moufte plus.

— Et puis, moi, j’ai vraiment adoré ! Une vraie féérie, ce spectacle. Votre fille était le clou du show, ajoute Léon, toujours aussi adorable.

Je les remercie tous deux d’un regard alors que ma mère se lève pour aller en cuisine. Un petit répit, je ne vais pas m’en plaindre. C’est fou comme elle est coincée et butée. Elle a totalement plombé l’ambiance et plus personne ne parle à table en attendant son retour. Je n’ai qu’une envie, pour ma part, revenir une heure en arrière, être au téléphone avec Alken et ne penser à rien d’autre qu’à son corps contre le mien.

Lorsqu’elle revient avec la bûche aux fruits exotiques, elle ne semble pas vraiment calmée. Je me lève pour débarrasser les assiettes et reviens m’asseoir alors que mon père dépose devant moi une part de glace, l’air désolé. Je l’adore, mon père, mais sa manière de s’écraser et de laisser ma mère me parler sur ce ton m’agace prodigieusement, alors je détourne le regard sans le rassurer. J’ose même l’affront total en sortant mon téléphone à table afin de vérifier si j’ai un message d’Alken et constate avec plaisir que c’est le cas.

— N’oublie pas que la danse classique, c’est fait pour les femmes coincées. Et tu ne l’es pas, princesse de mes rêves ! Courage, je suis sûr que ta mère finira par voir ton talent. Et si vous n’avez pas encore parlé de danse, courage pour quand elle va le faire ! Je te fais des bisous coquins partout partout !

Je vois qu’il a déjà bien cerné ma génitrice et souris en lisant son message alors que j’entends ma mère se racler la gorge.

— Désolée, c’est mon plan cul, la provoqué-je en rangeant mon téléphone dans mon décolleté alors qu’Angel pouffe à mes côtés.

— Oh la la ! Ma sœur n’est plus vierge ! rit-il en provoquant ma mère qui lève les yeux au ciel.

— Joy ! me gronde gentiment mon père. Tu vaux mieux qu’un plan cul, tu sais.

— Je n’ai pas le temps pour plus, papa, mais je t’assure qu’il me traite bien. Quant à toi, mon Bouchon, je peux t’assurer qu’il y a bien longtemps que ce n’est plus le cas, effectivement, ris-je. L’avantage de ne pas rester dans le classique, c’est qu’on peut se débarrasser du balai qu’on a de coincé dans le popotin.

— Joy, tu sais que même les danseuses classiques peuvent se montrer sauvages et sensuelles ? dit mon père en venant déposer un baiser sur les lèvres de son épouse qui rougit légèrement.

— Oui, je sais. Certaines fricotent même assez tôt et tombent enceintes par erreur, grimacé-je, consciente que je n’ai toujours pas digéré que j’étais un accident.

Ça ne fait jamais plaisir de se l’entendre dire, et encore moins quand c’est accompagné de regrets quant à une carrière professionnelle arrêtée trop tôt à cause de cela.

— Pardon, soupiré-je. Est-ce qu’on pourrait arrêter de parler de danse ? Je n’ai pas envie qu’on se chamaille, la soirée avait bien commencé.

Très bien même, sans que cela n’ait rien à voir avec ma famille. Est-ce que je suis sans cœur si j’avoue que j’aurais préféré passer ma soirée en compagnie de Théo ? Ou d’Alken ? Ou en tête à tête avec Léon ? Enfin… Je suis juste épuisée de devoir toujours me défendre auprès de ma mère quant à mon choix de carrière. Jamais je ne ferai carrière dans la danse classique et j’aimerais qu’elle l’accepte enfin. Qu’importe ce qu’elle en pense, je suis maîtresse de ma vie et mon choix est fait.

Je sors mon téléphone et relis le message d’Alken avant d’y répondre. Tant pis pour la bonne éducation, je suis une sale gosse ce soir, de toute façon.

— Le sujet est, je l’espère, bouclé. J’ai envie de danser avec toi, au sens propre comme au figuré. Beaucoup moins prise de tête et beaucoup plus agréable pour mon corps et mon esprit. J’ai hâte de te retrouver, Prof. C’est mal, mais tellement bon !