61. Le bébé de la discorde
Joy
Je m’installe près de la fenêtre après avoir rangé ma valise et pose mon sac à main à mes pieds avant d’enlever mon manteau. Je suis crevée. Le weekend, ce n’est pas censé être fait pour se reposer ? Je sens que la semaine va être très longue. Heureusement, Roan devrait retrouver son deuxième bras d’ici quinze jours, et moi des soirées plus calmes, parce que, vraiment, j’ai peur de trop tirer sur la corde. Je ne voudrais pas risquer la blessure qui pourrait être handicapante pour terminer mon année, au mieux.
Bruxelles est une très jolie ville, de ce que j’en ai vu. C’est vrai que ce n’est pas loin, même pas quarante minutes en TGV au départ de Lille. La danse occupe vraiment trop ma vie. Enfin, la danse et le Nouveau Départ. Je n’étais jamais allée là-bas.
Nous nous sommes longuement baladés sur la Grand-Place samedi matin, avons déjeuné dans un petit restaurant bien sympathique avant de fouler les pavés de la ville quasiment tout l’après-midi, partant à la recherche des connus Manneken-Pis et Jeanneke-Pis, admirant les bâtisses imposantes des quartiers, enchaînant les petits magasins. Dire que nous avons fait une entorse au “régime” en entrant dans plusieurs chocolateries ne serait pas mentir, même si je ne l’avouerai que sous la torture. C’est le weekend, nous avons profité.
Le train se met en branle et Alken pose sa main sur ma cuisse qu’il presse tendrement, un sourire aux lèvres. Le petit Papy face à moi nous sourit avant de plonger son nez dans son bouquin. Les œuvres complètes de Molière, il a du courage, je crois que je m’endormirais dessus, et pas seulement de fatigue. Évidemment, j’admire, mais de là à me taper la totale à la suite, je ne sais pas si je pourrais.
Mon regard se porte sur la fenêtre alors que je caresse la main de mon compagnon de voyage. Et compagnon tout court ? Je n’en sais rien, je ne sais plus. On n’emmène pas son plan cul en weekend, non ? Sauf si on se planque de son fils et de son colocataire, peut-être. Alken l’a dit lorsqu’il me l’a proposé, ici, aucun risque de tomber sur quelqu’un que l’on connaît. Il a même proposé de financer tout le weekend. Oui, je l’ai mal pris, non, je n’ai rien dit. Je crois lui avoir suffisamment notifié que l’option chambre d’hôtel me dérangeait, quoique j’ai bien conscience qu’on ne paie pas systématiquement une chambre d’hôtel à son escort.
Je retiens de peu un soupir. Bon sang, je me prends vraiment trop la tête. En même temps, après notre balade de samedi, nous avons rejoint l’hôtel, dont nous avons partagé les frais, et nous n’avons plus quitté la chambre ou presque. Entendons-nous bien, le sexe, c’est top, le sexe avec lui, c’est génial, hein. Mais je me perds dans les signaux qu’il envoie. Ses petits surnoms, ses petites déclarations comme quoi je lui manque, qu’il a envie de me voir, simplement besoin de ma présence, d’un côté, et de l’autre, chaque fois que l’on se voit, on ne fait que copuler ou presque. Est-ce que nous sommes ensemble ? Est-ce que nous ne faisons que “baiser” ? Parce que, moi, je me suis attachée. Beaucoup. Et je crois que j’attends plus que de simples parties de jambes en l’air. Et ce weekend, après une nuit torride, une matinée de câlinage sexuel et un déjeuner coquin dans la chambre, j’avoue que je me demande s’il ne cherche pas que ça. Juste ça. Rien que ça. Je n’ai jamais autant eu de rapports sexuels avec un mec. J’apprécie, évidemment ! Il sait comment attiser le feu en moi, vraiment. Je ne me force à rien, et je crois qu’il a bien compris, lorsque je suis allée prendre une douche après le déjeuner, que j’avais eu ma dose. Il ne m’a obligée à rien et nous nous sommes douchés sans nous tripoter et sans jouir, mais il me semblait prêt à repartir pour un round supplémentaire.
Le constat est terrible pour moi : je suis amoureuse de ce mec qui a déboulé dans mon bar en conquérant, a tout fait pour me mettre dans son lit, m’a ignorée une fois qu’il a su que j’étais son élève et m’a pourtant attirée comme les vaches attirent les mouches. Classe, Joy. Très poétique.
— Tout va bien, Joy ?
Je tourne la tête dans sa direction et lui souris en acquiesçant. Mon pauvre, tu n’aimerais pas être dans ma tête à cet instant. C’est un capharnaüm pas possible, bien loin de ce que tu as en tête, à mon avis. Pourquoi est-ce que nous, les nanas, on se prend toujours le chou pour ce genre de choses ? Pourquoi est-ce que je ne suis pas capable de profiter, tout simplement ? De savourer le peu de moments que nous avons ensemble ? De juste jouir et faire jouir ? Pourquoi est-ce que les sentiments, les émotions, les plans, doivent entrer en ligne de compte ?
Je sors mon téléphone de mon sac et pose ma tête contre son épaule pour constater que Théo a envie de me tuer. Il déteste bosser au bar, et encore plus le weekend. Et il me hait d’autant plus qu’il sait que je partais avec mon comptable pour profiter de la vie, alors que Kenzo ne sait pas ce qu’il veut et passe d’Emilie à lui sans vraiment s’excuser d’être paumé. Le réel problème étant qu’Emilie n’est au courant de rien de ce qu’il peut se passer chez moi. Il faut vraiment que j’arrête de me plaindre de ma relation, ou non-relation, enfin truc bizarre, avec Alken. Il y a toujours pire ailleurs, et je ne sais pas si je dois davantage plaindre Kenzo, totalement perdu sur tout ce qui touche à sa sexualité, ou sa copine qui ne l’est pas vraiment, parce qu’elle n’est pas au courant qu’il se tape aussi un mec.
Bon, y a pire, c’est sûr, mais il y a aussi un truc qui peut être hyper dérangeant et qui, ce weekend, m’a gênée. Je ne sais pas si Alken s’en est rendu compte, mais il y a parfois des regards. La réceptionniste de l’hôtel a sans doute été la pire. Elle a commencé par lui faire les yeux doux, le draguer discrètement en lui spécifiant qu’elle travaillait toute la soirée et qu’il ne devait pas hésiter à appeler la réception au besoin. Et puis elle a constaté que la réservation en ligne était pour une chambre double. Un lit, deux personnes. Je dois faire plus jeune que mon âge, parce que je ne suis pas sûre qu’on puisse vraiment donner son âge à Alken. Hormis avec les petites pattes d’oie adorables qui apparaissent au coin de ses yeux lorsqu’il sourit ou rit, et les petites rides du front qui commencent à se marquer, il ne fait pas vraiment son âge. Bon, il a bien quelques cheveux blancs, à peine distinguables, mais c’est un homme très en forme, souple comme une antilope. Bref, tout ça pour dire qu’elle a semblé dérangée par notre différence d’âge et que son comportement a brutalement changé. Les femmes de la cinquantaine sont-elles toutes aussi coincées ? Elle devrait se taper un petit jeune, histoire de voir ce que ça fait, plutôt que de juger les autres.
Alken, silencieux jusqu’à présent, ou presque, finit par ne plus supporter mon mutisme et relève mon menton pour plonger ses beaux yeux verts dans les miens. Là, c’est la ride du lion qui barre son front et j’ai envie de la lisser de mon pouce.
— Pourquoi tu ne me dis pas ce que tu as en tête ? A deux, ça serait moins lourd à porter, non ? Ça concerne l’école ? Autre chose ?
— Arrête, soupiré-je, on dirait mon père quand tu me parles comme ça, c’est flippant…
Très flippant, et presque dérangeant quand on vit dans ma tête et qu’on vient de passer dix minutes à se poser mille et une questions à ce sujet, notamment.
— Ton père ? bougonne-t-il. J’essayais juste de te dérider un peu, mais a priori, tu n’es pas d’humeur à discuter. Après le weekend qu’on a passé, je pensais que tu te confierais plus facilement, c’est tout.
— Je doute que ce soit le lieu idéal pour discuter de ce que j’ai en tête, Alken, c’est tout… Et puis, crois-moi, tu finirais avec un mal de crâne carabiné à mon avis.
— Quel autre lieu ? Ici, au moins, il n’y a que des étrangers qu’on ne reverra jamais. Et personne ne fait attention à nous. Tu devrais m’essayer, je n’ai jamais mal à la tête, sourit-il en déposant un baiser au coin de mes lèvres.
— Très bien, dis-je doucement en jetant un œil au grand-père plongé dans son bouquin. Je pensais à nous, en fait…
— Ah oui ? Et ça te rend mélancolique comme ça ? Parce que moi, je t’avoue que ça me rend plutôt heureux de penser à nous, à tout ce qui nous attend, me répond-il, visiblement pas du tout dans le même état d’esprit que moi.
— Ah oui ? Et qu’est-ce qui nous attend au juste, Alken ?
— Je ne sais pas dans un avenir proche, mais si on est patients, quand tu auras fini l’école, on pourra envisager des choses ensemble, non ?
— Autre chose que… Que du cul, tu veux dire ? chuchoté-je en priant pour que le fan de Molière ne m’entende pas.
— Pourquoi, tu n’aimes pas ? J’ai fait quelque chose qui t’a déplu ? s’inquiète-t-il tout de suite.
— Non, je… Merde, Alken, c’est juste qu’à chaque fois qu’on se voit c’est pour s’envoyer en l’air, alors je me demande ce que tu attends de nous, de ce qu’on vit. Tu vois ?
— Je croyais que ça te faisait plaisir, murmure-t-il, apparemment troublé par ce que je lui dis, mais toujours sans répondre à ma question.
— Je n’ai pas dit le contraire. J’espère que ça te fait plaisir aussi et que tu ne t’obliges pas à… Enfin, voilà quoi, pour combler notre différence d’âge. Bref, toujours est-il que ça me prend la tête, tout simplement. Je ne sais pas quoi faire, ne pas faire, et j’ai vraiment l’impression que, parfois, c’est purement sexuel, alors que d’autres...
Pourquoi est-ce que c’est si difficile de dire les choses dès qu’il s’agit de relation ? J’ai l’impression d’avoir perdu toute confiance en moi et de marcher sur des œufs. J’ai peur d’entendre une vérité que je ne suis pas prête à accepter, surtout qu’il élude ma question.
— Joy, qu’est-ce qui te fait dire que c’est purement sexuel ? Tu ne me vois que comme ça ? J’avais l’impression qu’on était en couple, moi. Ou en tous cas, autant en couple que nos situations respectives ne nous le permettent.
— Ah oui ? Eh bien… Je crois que nos situations respectives m’empêchent de nous voir vraiment en couple, soupiré-je. Parce qu’hormis prendre notre pied, on ne fait pas grand-chose d’autre que… Prendre notre pied. Tu vois ? Ça embrouille tout. Ça m’embrouille surtout moi, parce que j’ai envie de davantage que juste du sexe.
— Moi aussi, j’ai envie de plus que simplement partager des moments merveilleux au lit avec toi. Mais ce petit weekend, c’était un peu ça le but, non ? Comment tu proposes de passer à autre chose quand ni toi, ni moi ne vivons seuls.
— Je n’en ai aucune idée. Et honnêtement, je me demande combien de temps on va tenir dans ces conditions…
— Tu veux arrêter ? s’inquiète-t-il immédiatement. C’est à cause de mon âge, c’est ça ? Tu es en train de réaliser que je suis trop vieux pour toi.
— Non, pas exactement, soupiré-je en attrapant sa main pour y glisser la mienne. Je me demande juste si… Si ça tient entre nous, si nous aurons les mêmes aspirations dans quelques années, tu vois ? Je… Imagine que dans cinq ans, j’aie envie d’avoir un enfant. Tu te vois repartir dans les couches alors que ton fils aura vingt-quatre ou vingt-cinq ans ? Enfin… Je sais que je m’emballe, là, mais parfois, effectivement, je me pose des questions par rapport à ça.
Il me regarde les yeux grand ouverts, vraiment surpris de mes propos, comme s’il parlait à un extra-terrestre.
— Tu veux un enfant, Joy ? Je… Je n’ai pas réfléchi à tout ça, moi. Je… Je suis bien avec toi, ma Chérie, c’est tout ce qui compte, non ?
— Bien sûr que tu n’as pas réfléchi à tout ça, Alken, ta vie est construite. Tu as un enfant, un boulot que tu aimes, tu fais des spectacles. Il est là, tout tracé, ton avenir. Et moi j’ai vingt-trois ans, pas encore de diplôme, ma plus grosse réussite c’est ce concours national de salsa. Mon plus gros spectacle, c’est celui de Noël à l’ESD. Tu vois, le vrai problème de l’âge, ce n’est pas l’âge en lui-même, mais plutôt là où on en est dans nos vies. Qu’on soit bien ensemble, c’est génial, mais pour être bien ensemble, il faut aussi regarder dans une même direction, je crois… Et j’ai peur que nos attentes ne soient pas les mêmes, sur le long terme. Et ça me fait flipper, parce que je n’ai aucune envie de souffrir.
— Si tu veux un bébé, Joy, continue-t-il, visiblement bloqué sur le sujet, on peut y réfléchir. Je ne suis pas contre si c’est ce qu’il faut faire pour te garder à mes côtés.
— Ce n’est pas ce que j’ai dit, m’agacé-je. Tu n’entends que ce que tu veux entendre, là. Je n’ai jamais dit que je voulais un enfant, et si on faisait vraiment autre chose que baiser, tu saurais que je pense ne pas en vouloir, en fait. Tu le vois, le vrai problème, là ?
Je soupire et m’éloigne en récupérant mes écouteurs dans mon sac à main. Les mecs viennent vraiment d’une autre planète que la nôtre, je ne vois pas comment on peut être aussi à l’ouest dans une conversation qui me paraît très claire. J’allume ma musique et me replonge dans la contemplation du paysage pour lui faire comprendre que j’en ai assez. Je crois qu’il ne sert à rien de continuer cet échange. Peut-être qu’en ressassant un peu mes propos, il va finir par piger ?
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