Jean-Edouard (2ème partie)
Le jour dit, le médecin le reçut avec une politesse toute ordinaire, un petit peu trop même, bien, bien jeune homme, je vous en prie asseyez-vous donc, n’ayez pas peur, ce ne sera pas plus cher, un peu comme s’il ne savait pas à qui il avait à faire. Jean-Edouard s’exécuta en faisant l’impasse sur l’expression jeune homme qui lui semblait un brin cavalière, vu son âge qui avançait et la hauteur de son rang. Le Docteur commença par remplir son petit dossier Excel avec les nom, prénom, adresse et numéro de téléphone de son patient puis, chose faite, enfila de longs gants blancs sans plus de formalités.
Lorsqu’il s’approcha de Jean-Edouard avec son petit air curieux, un silence angoissant s’installa aussitôt. Un silence habité de bruits de Latex, de divers ustensiles de bois ou d’inox, bien, bien, voyons voir maintenant par ici, de pinces à bout rond et autres objets chirurgicaux, tous plus sympathiques les uns que les autres, du moins pour de vulgaires profanes. En voyant maintenant le regard profond du Docteur qui restait toujours aussi ostensiblement… professionnel, Jean-Edouard se sentait bien petit. Lui qui maintes fois s’était retrouvé avec le destin de nations entières entre les mains comprenait subitement que, au final, c’était bien ce petit homme tout de blanc vêtu, l’inspectant sous toutes les coutures comme s’il n’était qu’un vulgaire objet, qui détenait le véritable pouvoir sur son prochain.
Vint le moment d’analyser toutes ces informations, et à cet instant des plus cruciaux, le Docteur eut… comment dire… une espèce de flottement. Un peu comme s’il se sentait légèrement débordé. Cela commençait à durer, peut-être même un peu trop pour une histoire à priori banale, ce qui n’était pas de nature à rassurer notre patient. Le Docteur dût sentir cette montée d’angoisse : il s’activa subitement, sortit un dossier jaune, tout neuf, dans lequel il rangea soigneusement l’ensemble des informations récoltées puis, chose faite, plaqua ses deux mains sur son bureau massif. Il plantant son regard directement dans celui du malade, Bon ben voilà Monsieur De Nonce, c’est gros, c’est rond, on voit même quelques poils pousser sur le sommet, regardez un peu… si, si !Là ! Non, tournez vous un peu… vous voyez ? … bien, bien, bien ! Que vous dire de plus! C’est… c’est intéressant, voilà, très intéressant même… Crumm…
Jean-Edouard était pendu à ses lèvres. Bien sûr. Depuis le temps qu’il attendait il aurait voulu en entendre un peu plus. Du coup, c’est avec une voix chargée d’inquiétude qu’il s’adressa à lui, Mais enfin Docteur, tout ça je le sais déjà ! Alors arrêtez de tourner autour du pot si vous le voulez bien et dites-moi enfin ce que j’ai !
Le docteur passa une main lasse sur son visage, puis expira longuement un air passablement chargé en souffre. Il regarda de nouveau Jean-Edouard, cette fois avec un air embarrassé, Comment vous dire, monsieur Jean De L’Edouard… c’est un peu spécial, je vous l’accorde… Mais ce n’est rien. Rien du tout… Du moins rien de bien grave… Je veux dire dans l’immédiat, hein, on ne sait pas de quoi demain sera fait n’est-ce pas !
A cet instant Jean-Edouard aurait presque juré que le docteur ne lui disait pas tout. Il paya quand même sans rien ajouter, et s’en retourna à sa demeure bien plus inquiet que lorsqu’il en était sorti. A tel point d’ailleurs qu’il se décida à confier son problème à Mathilde, sa petite femme emplie d’aigreurs diverses, raison pour laquelle il s’était juré, jusqu’à aujourd’hui justement, de garder pour lui tout ce qui pouvait le concerner de près ou de loin. De fait, Mathilde l’écouta avec une patience toute feinte, entre deux coups d’épluche-légumes.
— Et que t’a dit le docteur?
— Que ce n’était rien.
— Alors, c’est que ce n’est rien ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise, Jean-Ed ! Le docteur, c’est pas moi ! C’est bien lui, non ? Et puis on les paye assez cher pour ça, si je peux me permettre !
— Ecoute Mathilde… Je… Je ne sais pas pourquoi, c’est peut-être totalement irrationnel ce que je vais te dire, tu vas penser qu’il s’agit d’une fausse impression de ma part mais je suis sûr que ce type me cache quelque chose… Tu sais quoi ? Il a l’haleine de quelqu’un qui mange dans une auge à cochons ! Or c’est viscéral chez moi : je ne peux pas accorder ma confiance à des vivants qui sentent déjà le cadavre.
Puis, pensant que les faits valaient bien mille discours, il écarta un peu le foulard qu’il s’était mis autour du cou, et qui lui donnait des petits airs à la Frédéric Mitterrand, du moins les rares fois où ce bien brave homme décidait de mettre la cravate de côté. Lui qui avait savamment caché la chose aux yeux de tous, à s’exposer ainsi il prenait un risque certain. Il avança pourtant encore un peu le cou vers Mathilde, lentement pour ne pas la choquer, Regarde un peu ça, c’est gros comme un œuf, c’est quand même pas rien, non ! Tu… Tu ne vas quand-même pas me dire, à moi, que c’est normal !
Mathilde, que la conversation commençait maintenant à lasser sérieusement, effectua un pas de recul en voyant la chose, et tendit une main en rempart devant son visage, Écoute Jean-Edouard, range-moi ça tout de suite, c’est franchement dégeulasse !... Et puis arrête de geindre, tu veux ? Tu es pénible à la fin ! Il faut toujours que tu fasses de grands plats avec des petits riens… Franchement, t’es pas diplomate pour rien, toi !
Jean-Edouard comprit que l’hypocondrie était tout aussi mal vue au cœur même de son foyer qu’au sein de sa corporation. Il remit donc sagement son foulard autour du coup et ne reparla plus de l’affaire à personne. Peut-être qu’après tout c’était tout ce petit monde autour de lui qui avait raison. Et que c’était lui, subitement égocentré, qui se formalisait pour pas grand-chose.
Les jours qui suivirent ne virent aucune amélioration. Ce qui n’était pas plus surprenant que ça vu que Jean-Edouard, finalement rallié à la même opinion que son entourage, n’avait entrepris aucun traitement ! La chose poussait donc librement, poussait encore, jusqu’au moment où Jean-Edouard, ne supportant plus cette avancée à tendance anarchique, se remis à douter du diagnostic qui avait été précédemment posé. Sans pour autant douter des compétences de son docteur, il pensa quand même qu’il fallait bien tenter quelque chose, ce qu’il entreprit séance tenante, chaque matin, hors de la vue de Mathilde, et de quelque autre personne que ce fut d’ailleurs… A vrai dire, après avoir essuyé de multiples essais infructueux où il fut question de pommades et autres poudre de Perlimpinpin, il finit par se rendre à l’évidence : il était totalement impuissant à réduire cette maudite excroissance. En dernier lieu, définitivement désespéré, il s’acheta toute une série de foulard, qu’il porta avec toute l’originalité que son imagination pouvait lui permettre, et ce changement de style soudain ne tarda pas à faire sensation jusque dans son cadre de travail, dis donc, tu as vu Jean-Edouard aujourd’hui ? Quel style ! Quelle classe ! Tous ces foulards de soie bariolés C’est… comment dire… C’est tout à fait original… Et puis… Finalement bien moins surfait que la banale cravate, n’est-il pas ?
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