Jean-Edouard (4ème partie)
Jean-Edouard fut arraché d’un profond sommeil par quelques mots, quatre bien distincts pour être précis, Allez! Maintenant debout, feignasse !, qu’il trouva aussitôt inconvenants, bien qu’il ne les comprît pas sur-le-champ. Il y avait dans le ton une résonance… familière, sans aucun doute, mais subtilement mêlé à quelques tonalités aux relents malsains.
Bon, pour être franc, aux premières rives d’un réveil matinal, Jean-Edouard crut que c’était sa femme qui s’était ainsi adressée à lui. Non pas qu’il fût dans ses habitudes de lui parler de la sorte, elle n’était certes pas d’une très grande douceur à son égard mais elle respectait tout de même certaines limites. De plus, elle avait installé avec le temps certains rituels dont l'un des plus importants - à laquelle il ne l’avait pas une seule fois vue déroger -, était celui autour le café, avant lequel rien ne passait par sa bouche, ni dans un sens, ni dans un autre. D’ailleurs, lorsqu’il se retourna, il la vit dormir à ses côtés, sage comme un ange, poings et bouche fermés, et il l’entendait même ronfler par instant. Peut-être avait-il rêvé, que tout cela s’était passé dans son sommeil. Le raisonnement n’était pas absurde mais il n’en était hélas rien, Ben bon Dieu ! Non mais sans déconner ! Faudrait qu’elle se fasse curer le nez, la vieille!, tout était réel, Une vraie usine à gaz !, voire même désespérément réel.
Là, Jean-Edouard comprit aussitôt. Il porta une main tremblante sur sa bosse, où il sentit bouger un nez, une bouche… ainsi que des yeux… C’était à devenir fou mais la tumeur… cela était à peine croyable… ce truc qu’il trimbalait depuis tout ces mois était maintenant … vivant ! Bon ben c’est bon maintenant !... Tu veux pas arrêter un peu de me tripoter avec tes sales pattes, tu m’excites!
— Chut, tais-toi ! Tu vas réveiller Mathilde !
— Cette pétasse ? Attend : tu n’es pas sérieux, là ! Tu ne vois pas qu’elle se fout de ta gueule depuis des années ? Trop mort de rire ! C’est toi que je devrais réveiller, pauvre imbécile !
Jean-Edouard colla aussitôt une main leste sur cette bouche d’où sortait ce flot d’insanités, puis il se leva en hâte, d’une part pour ne pas réveiller sa moitié - il ne manquerait plus que ça -, d’autre part pour courir sans tarder jusque devant son miroir, histoire de voir bien en face de quoi il retournait. Et là… Là… Ce qu’il découvrit faillit le faire tomber à la renverse : le second visage, totalement informe la veille encore, avait mûrit durant la nuit et lui ressemblait maintenant tel un frère! Même taille, même coupe : rien ne parviendrait vraiment à les différencier, si ce n’était que les traits du clone paraissaient un poil plus… sévères. Mais s’agissait-il vraiment d’une différence, au sens littéral du terme ?
— C’est bon, là ! Qu’est-ce que t’as à me regarder comme ça! Tu ne t’es jamais vu?
Non: décidément, Jean-Edouard ne s’était jamais vu sous cet angle. Et à vrai dire il s’en serait bien passé. Parce que dès lors, tout changea radicalement dans sa vie. A commencer à la maison. Par exemple, le repas avait-il quelques minutes de retard que son double s’écriait aussitôt:
— Eh oh! Y a quelqu’un dans ce gourbi ? Et la bouffe c’est pour demain ? J’ai travaillé toute ma putain de vie pour te payer tes surcharges pondérales, alors bouges-toi un peu le cul ! Tu verras, tu gagneras en capital santé !
Ces réflexions répétées ne venaient pas sans fâcher Mathilde, qui était l’exact opposé d’une esclave. Jean-Edouard, convenant que la colère de sa moitié était des plus légitimes, écrasait à chaque fois sa main un peu trop innocente sur cette bouche étrangère un peu trop agressive, et présentait par la suite des excuses plus plates encore que les précédentes, je te jure que je n’y suis pour rien Mathilde, je ne pense pas un seul mot de toutes ces insanités, je suis confus… tellement confus… Je t’en conjure, crois-moi, pardonne-moi, en fait il n’avait pas le moins du monde l’intention de gâcher toutes ces années de mariage sur un coup de tête, si l’on pouvait dire les choses ainsi! Et la pauvre martyre, qui s’était justement refusée d’enfanter pour ne pas subir le dictat d’un petit prince en puissance, cette pauvre âme qui avait activement milité pour « Ni pute ni soumise », en bénévole loyale et disponible pendant tant d’années, devrait aujourd’hui entendre des choses aussi… humiliantes ? Et de la bouche même de l’homme avec qui elle s’était mariée pour faire plaisir à sa mère ? Autant dire que, outre sa bienveillance naturelle et son ouverture d’esprit, ce fait précis la rendait particulièrement… irascible. Pour ainsi dire. Alors elle acceptait les excuses, bien entendu, elle n’allait pas non plus gâcher toutes ces années d’investissement, mais elle ne pardonnait pas. C’était hors de question. Viendrait immanquablement un temps où elle présenterait la facture, et on verrait à ce moment s’il serait toujours question de surcharge pondérale, écoute ça passe pour cette fois De Nonce, mais tu te débrouilles comme tu veux, il est hors de question que je subisse de nouveau ce genre d’agression sous mon propre toit. Ce à quoi notre bon Jean-Edouard, comprenant qu’il n’était pas passé loin de la catastrophe en entendant sa douce l’appeler par son nom de famille, obtempéra sans réserve, c’est promis ma chérie… Merci. Merci beaucoup.
Mais c’était sans compter sur le caractère indépendant et particulièrement rétif de la maudite excroissance qui ne l’entendit pas, mais alors pas du tout de cette manière, Non mais qu’est-ce que tu racontes mon pauvre gars ! Ça va pas ? T’es malade ? Tu voudrais pas non plus qu’elle te colle un suppositoire dans l'arrière-train des fois ! Sans déconner : Vingt ans qu’elle te fait chier ! Cette hyène est aigre à un point tel mon pote, qu’elle arrive à faner un bouquet de roses rien qu’en le regardant! Et toi tu te rabaisses devant ça ? … Dis-moi que je rêve !
Cette fois c’en était trop. On voulait bien être patiente, on voulait bien préserver ses intérêts mais il y avait quand même des limites, Jean-Edouard De Nonce, je crois que ça suffit maintenant, je suis gentille mais faut pas exagérer non plus. Je vous donne cinq minutes pour vous débarrasser de ça, sinon je vous quitte sur-le-champ !
Jean-Edouard, qui avait bien relevé un vouvoiement ne laissant rien entendre très bon, tenta vainement de se défendre, Mais... Mais comment voulez-vous que je m’y prenne ma tendre et douce ? Regardez-moi : Cette maudite chose est aussi solidement ancré que ma propre tête !
— Je ne veux pas savoir. Débrouillez-vous tous les deux comme vous l’entendez. Cinq minutes, De Nonce. Pas une de plus.
À ces mots, la tête de clone sourit grassement:
— Eh bien dans ce cas, casse-toi, on ne te retient pas. Bon débarras !
Comme le pavillon et toutes ses annexes - dont faisait bien entendu partie la Maserati GranTurismo - étaient mis au nom de Madame, il fut convenu assez rapidement que la meilleure façon pour Mathilde de quitter son odieux mari, serait que celui-ci libère les lieux illico presto. Jean-Edouard, baissant les bras, se prépara une valise avec le nécessaire vital pour un homme de son rang, puis attendit bien sagement sur le pas de la porte le bon vouloir de Mathilde, qui s’était gentiment proposée de le jeter sur le premier quai de gare venu, j’ai rendez-vous chez le coiffeur dans vingt minutes, ça va que c’est sur mon chemin alors tâchez d’être prêt rapidement, sinon vous êtes bon pour le taxi.
Suffisamment honteux, il se tut tout le trajet, tête baissée, incapable de trouver une seule phrase pouvant un tant soit peu l’amender de toute cette bien fâcheuse histoire. Son double, quant à lui, semblait heureux comme un pape. Il se risqua même à quelques rimes bien senties, de Nantes à Montaigu, la digue, la diiigue, il faisait autant de bruit qu’il pouvait dans l’habitacle luxueux de la berline, et Jean-Edouard, totalement effondré, ne cherchait même plus à le faire taire.
Il choisit le premier RER en partance, avec l’idée de s’arrêter au troisième arrêt, judicieusement situé assez proche de son bureau à vrai dire. Là, il s’installerait dans la suite présidentielle que proposait le Hilton situé en face de la gare, où il était déjà connu comme le loup blanc. Lorsqu’il s’assit enfin près d’une fenêtre, après avoir trouvé un siège exempt de toute souillure suspecte - ce qui en soit représentait déjà un petit miracle -, il tourna la tête une dernière fois au dehors, avec l’espoir naïf de croiser le regard de sa future ex-épouse. Mais celle-ci, ayant déjà accumulé un sérieux retard, était déjà partie sans demander son reste. Jean-Edouard en éprouva une profonde tristesse : on était bien peu de chose en ce bas monde. Par contre son double, quant à lui, ne cachait plus du tout sa joie, de Nantes à Montaigu, la digue du cul…
Le lendemain même, alors qu’il tournait en rond dans une chambre vidée de toute pression féminine, l’esprit lourd de solitude, Jean-Edouard se décida à retourner à ses premières amours pour ne pas sombrer définitivement : l’œuvre diplomatique. Il avait réfléchi une bonne partie de la nuit, et il en ressortait que la moitié de sa vie était définitivement foutue, et qu’il s’agissait maintenant de maintenir à flot ce qui restait à sauver. Or ce n’était certainement pas enfermé entre quatre murs, fussent-ils du dernier luxe, qu’il serait en mesure d’agir sur ou contre quoi que ce soit. Or pour cela il avait vive conscience qu’il lui faudrait transcender un dernier obstacle, et pas des moindres : accepter le fait de se montrer à tous tel qu’il était, c'est-à-dire bicéphale, il fallait bien appeler les choses par leur propre nom. Or Jean Edouard, qui voyait sa vie hier encore si stable vaciller maintenant sur ses rails, se sentait à cette heure près à tout, même à ce qui lui avait semblé impensable pas plus tard que la veille.
Il sortit donc de l’hôtel et se mit en chemin, de bon matin, faisant mine de ne pas remarquer le regard curieux des passants qu’il croisait. Parvenu à la porte de son bureau, il salua poliment le portier, de la même manière qu’il le fit durant tout ce dernier quart de siècle, Bonjour Charles, vous avez l’air bien en forme ce matin dites donc, et celui-ci lui répondit tout aussi poliment, en faisant mine de ne rien remarquer, comme l’exigeait la nature de sa fonction. Bon début.
Dans le couloir il aperçut bien vite, sur le loin, quelques anciens amis papotant entre eux. L’heure avait enfin sonné, et c’est avec un cœur battant et un courage exemplaire qu’il décida, d’un pas alerte, de s’offrir à leur jugement. Ceux-ci le remarquant, fort contents de revoir enfin ce si talentueux parlementaire, cessèrent illico leur bavardage et vinrent s’agglutiner en masse autour de lui, non mais regardez donc qui voilà ! De Nonce ! On croyait tous que tu étais mort ma fois, à priori avec d’idée de glaner quelques nouvelles susceptibles d’éclairer certaines zones d’ombres, notamment au sujet de sa santé. Jean-Edouard voyait clairement le calcul sourdre derrière leurs grimaces. Il était flagrant que cet élan aux allures spontanées cachait en fait une pointe de curiosité mal placée, mais il fit mine de ne rien remarquer. Il se montra aussi détendu que sa délicate situation pouvait le lui permettre, tout en observant néanmoins une certaine réserve, gardant par exemple pour privé, du mieux qu’il put, les informations qui lui semblaient les plus sensibles. Tout au plus improvisait-il lorsque les questions devenaient trop insidieuses. Par exemple, lorsque Mme De Quelquechose, avec qui il avait fini par sympathiser au fil des bouteilles de très bon cru issue de France et de Navarre, lui avait lancé avec un petit air de rien :
— Dites-donc, vous avez bien mauvaise mine aujourd’hui.
Il avait aussitôt rétorqué :
— Bien ! Mais auquel de nous deux vous adressez-vous exactement, Madame ?
Mme De Quelquechose pouffa pour la forme puis, ne sachant trop que répondre d’intelligent, tourna aussi vite les talons en direction d’un homme en cravate et veste noires, qui traversait d’un pas sûr le large couloir et que Jean-Edouard ne connaissait ni d’Adam, ni d’Eve, Cher ami! Attendez-moi un instant s’il vous plait, on parlait justement de vous… Ecoutez : il faut absolument que nous nous entretenions au sujet de…
Mais il fallait reconnaître que la ministre déléguée était un cas extrême. Les autres étaient, sans dire bienveillants à son égard, tout de même bien moins sauvages. Heureusement ! A la limite, on pourrait presque dire d’eux qu’ils étaient… enfin, disons qu’ils montraient en façade une certaine forme de tolérance. Ils faisaient mine d’admettre la différence, parce que voyez-vous, la différence est une notion toute subjective quelque part, n’est-il pas mon bon monsieur. Or entre gens de bonne famille, une affaire de la sorte, il n’y avait pas là de quoi faire… sa mauvaise tête, hein, sans vouloir appuyer où ça faisait déjà un peu mal. L’un d’entre eux, parmi les plus entreprenants, se risqua même à toucher du bout des doigts ce qu’il fallait quand même appeler "la bien surprenante chose", et ressortit de l’expérience tout émoustillé, à vrai dire c’est légèrement étrange comme sensation, vraiment… surprenant… On dirait presque… on dirait presque une vraie ! Les commentaires fusaient bientôt bon train, de petits cris aussi, mon Dieu, je peux toucher moi aussi ? On se serait cru dans un vrai zoo. Mais sans les barreaux, il fallait avouer qu’il était bien difficile de différencier l’homme de l’animal.
Jean-Edouard se prêta volontiers au jeu, pensant ainsi racheter plus ou moins l’amitié de ses anciens amis. Par contre, on serait en droit de se demander comment le second visage prenait la chose. Il est vrai que nous l’avons déjà vu se fâcher pour bien moins que ça! Eh bien, et contre tout bon sens, il se laissait faire, docile comme un poisson pêché de la veille, mais avec en coin un petit sourire qui ne laissait présager rien de bien bon.
Ce petit cirque dura une bonne heure. Et ce fut un moment terrible pour Jean-Edouard. Lui qui, hier encore, faisait la pluie et le beau temps un peu partout sur notre très chère planète, se voyait aujourd’hui réduit à un simple animal de foire, et il sentait parfois des choses bien sombres remonter de son poitrail. Mais heureusement le sujet finit par s’épuiser, Jean-Edouard l’était tout autant le pauvre, et les amis surgit de nulle part s’en allèrent comme ils étaient venus, c’est-à-dire avec l’humeur radieuse qu’arborent les gens pour qui la vie sourit à pleine dent, allez c’est pas tout ça mon bon monsieur, mais j’ai une partie de golf qui m’attend, prenez soin de vous, Jean-Edouard. Prenez bien soin de vous. See you soon, bye !
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