Une page se tourne
Jean aurait voulu pouvoir tourner la page, mais la pile de lettres qu’il avait déposée sur le semainier, dans le hall d’entrée, semblait le narguer à chacun de ses passages. Récupérer cette toile et tenter d’en tirer un bon prix pourrait lui offrir une meilleure vie. Mais pour cela, il devait retrouver la lettre dans laquelle le peintre avait écrit qu’il léguait La jeune fille à la pomme à sa mère. Toutes les lettres commençaient par « Ana, ma muse » et se terminaient par « Ton Jacques qui t’adore ». Jean avait l'impression d'être un voyeur en les lisant, se sentant mal à l’aise face au désir suscité par sa mère. Pourtant, il les lit toutes d’une traite. Elles l’éclairaient un peu sur le caractère de cet inconnu, son géniteur. Elles l'éclairaient aussi sur la relation qu'il avait eu avec sa mère, entre amour et haine, comme si elle y avait transféré un peu de cette passion brisée. La lettre que Jean cherchait était la dernière de la pile. Sa mère avait dû assimiler cette promesse de lui donner un jour le tableau à un cadeau de rupture. Il doutait qu’un tribunal puisse prendre ce badinage entre amoureux suffisamment au sérieux pour qu'il puisse réclamer légalement le tableau. Ou alors après un long procès coûteux qu'il n'avait pas les moyens de s'offrir. Sa mère pensait que la seule solution pour le récupérer était de le dérober. Elle avait glissé, dans l’enveloppe, un plan de la maison de son amant qu’elle avait tracé à la main, probablement de mémoire, afin d'aider Jean à se diriger dans la villa. La lecture de ce courrier l’avait déstabilisé. Pour effacer cette sale histoire de sa vie, il ne voyait qu'une possibilité : il irait récupérer le tableau pour le brûler. Il laverait de la sorte l'honneur de l'homme qu'il considérerait toujours comme son père et il détruirait ce qui était le plus important pour sa mère : son image.
Une fois sa décision prise, Jean n'avait pas traîné à mettre son plan en action. Il avait le plan qui lui permettrait de trouver le tableau dans la maison, sa mère lui ayant dit qu'il était suspendu dans le salon. En arrivant à la villa, il avait remarqué que le rez-de-chaussée était plongé dans l’obscurité, mais qu’il y avait encore une lumière à l’étage. Il avait récemment suivi un reportage sur la vie nocturne à la télévision et il avait appris que la vision s'adaptait à l'obscurité après quarante minutes. Alors il avait attendu le temps nécessaire dans le noir afin de pouvoir se déplacer sans utiliser de lampe. Cela diminuerait les risques de se faire repérer depuis la rue. La lumière à l’étage s’éteignit peu avant qu’il ne s’apprête à rentrer par la porte de derrière. La clé était toujours dans le pot de fleur comme sa mère lui avait indiqué. Il avait emporté l'arme, pour se donner de l’assurance. Tous ses sens étaient en alerte et le crissement de la porte, en s’ouvrant, lui sembla être un vacarme susceptible de réveiller la personne à l’étage. Il écouta le silence pendant un moment, prêt à ressortir au moindre bruit. Puis, il se dirigea vers le salon. L’absence de portes entre les pièces du bas facilitant sa discrète progression. Tout à coup, des pas dans l’escalier le firent sursauter. Il se cacha derrière le sofa proche de lui. Lorsque la lumière s’alluma, il constata qu’il était mal dissimulé derrière ce divan trop bas qui laissait apparaître un bout de son ombre. Jean comprit que sa présence serait vite décelée. La confrontation était inévitable. Il se redressa et dit, d'une voix bien plus calme qu’il ne l’aurait pensé.
- Ne bougez pas.
L’homme en face de lui s’immobilisa. Face au silence qui s'installait entre eux, Jean poursuivit :
- Où est La femme à la pomme ?
- Elle… n’est pas ici.
- Où est-elle alors ?
Jean observait l’homme, cherchant à deviner s’il pouvait être un membre de la famille du peintre. Suite aux déclarations de sa mère, il avait cherché une photographie de son géniteur sur internet. C'était effectivement un artiste de renom qui était en ce moment mis en lumière comme enfant du Pays noir. Jean avait ensuite passé un long moment face au miroir de la salle de bain à chercher d’éventuelles ressemblances. Il n’avait trouvé que la forme de leur nez comme point commun. Il ressemblait bien plus à son père légal, dont il avait adopté les nombreuses expressions faciales, qu’à son géniteur. Celui qu'il considérerait toujours comme son véritable père n’avait sans doute jamais eu de doute quant à sa paternité.
- Si vous me laissez accéder à mon ordinateur, je pourrais vous indiquer l’endroit où se trouve le tableau.
Jean acquiesça d’un mouvement de tête et l’homme se déplaça lentement vers le bureau sur lequel était posé son ordinateur.
- Dépêchez-vous ! Il ne faut pas autant de temps pour consulter un agenda…
- Il est, jusqu’au 24 de ce mois, dans une exposition temporaire au musée des Beaux-Arts de Charleroi.
Jean s’effondra dans le canapé. Il avait emporté l’arme de sa mère et suivi ses instructions et, maintenant, il ne savait plus ce qu’il devait faire. Le tableau lui échappait. Il aurait dû anticiper cette possibilité et essayer de faire chanter cette famille en les menaçant de révéler l’histoire de l’artiste, plutôt que de se retrouver ici avec une arme à feu. L’homme l’observait à son tour. Il hésitait à prendre la parole puis il finit par rompre le silence.
- Seriez-vous son fils, par hasard ?
Cette question surprit Jean et il déposa son arme sur la table à côté de lui. Il attendit que l'homme poursuive, l’encourageant par un mouvement de la tête.
- Je n’ai pas hérité des talents de peintre de mon père, mais il m’a appris à observer. La ressemblance entre lui et vous est flagrante.
Jean se repliait de plus en plus sur lui-même, tandis que son interlocuteur commençait à prendre un peu d’assurance. Face au silence de Jean, l'homme poursuivit :
- Ma mère a intercepté la lettre de votre mère, celle où elle informait mon père qu’elle était enceinte de lui. Elle venait d’obtenir de mon père qu’il quitte sa maîtresse, votre mère je présume, et elle s'est assurée qu'il n'ait jamais vent de votre existence. À la mort de mon père, ma mère s’est confiée à moi. Je connaissais votre existence, mais je ne savais pas où vous trouver.
Jean resta muet. Les informations se mélangèrent dans sa tête. Cet homme était donc son demi-frère. Et il connaissait son existence.
- Votre mère n’a pas voulu remettre le tableau à Ana, ma mère, après le décès de votre père.
- Je n’étais pas au courant de cet épisode. Mon père a eu de nombreuses maîtresses, mais il ne leur a jamais offert une de ses précieuses toiles. Il tenait à La jeune fille à la pomme qu’il avait placée dans ce salon. Ma mère a dû vivre avec le corps de la maîtresse de son époux sous ses yeux. Après son enterrement, elle a relégué ce tableau, qu'elle détestait, dans un débarras. Je l'ai ressorti il y a peu de temps, dans le cadre d'une rétrospective sur la vie de mon père.
La police entra brusquement. Celui qui se révélait être son demi-frère avait dû, de toute évidence, enclencher son système d’alerte lorsqu’il était à son bureau. Jean ne bougea pas et l’arrestation se fit sans échanges de coups de feu. Il suivit docilement les policiers jusqu’au commissariat, puis, attendit un long moment dans le bureau de l’inspectrice. Elle revint pour acter les faits.
- Vous avez de la chance que votre demi-frère ne veuille pas porter plainte contre vous. Il veut mettre fin à une triste histoire familiale semble-t-il. Mais il y a eu infraction avec utilisation d’une arme à feu et je dois acter les faits et vous déférer devant un juge d’instruction.
Jean ne dit rien, se demandant quelles seraient les conséquences pour lui. Quelle grossière erreur d’avoir emporté l’arme de sa mère ! Cette fois encore, il avait suivi ses divagations sans trop réfléchir. Il s’attendait à devoir menacer la femme de son géniteur s’il ne trouvait pas le tableau. Et au lieu de cela, il était tombé nez-à-nez avec un demi-frère dont il n’avait pas envisagé l’existence. L’inspectrice attendit un moment avant de reprendre la parole, lui laissant le temps de prendre conscience de la gravité de son acte.
- Attendez-vous à faire au moins un mois de préventive, le temps que le juge d’instruction présente votre dossier en chambre du conseil.
Jean se redressa sur sa chaise, prêt à assumer ses actes. Lui, le fils unique, avait un demi-frère qui ne le détestait pas malgré son geste. Peut-être pourrait-il lui expliquer qu’il avait, comme sa mère, souffert de l’égoïsme et de l’insouciance d’Ana ? Peut-être que, avec le temps, ils apprendraient à se connaître. Ana, pour la première fois tu as perdu.
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