Le malade d'imaginaire (1)
Un portail triste et trop rouillé
se traîne entre deux murs aux briques usées.
Un cadenas déverrouillé
gît au cœur des corps des accusés.
Le vieux musée, par Baptiste Lanais.
*
Je pointe mon arme en direction de sa poitrine.
— Pourquoi tu fais ça ? me balance Hugo.
Ses yeux sont froids. S’il a compris ce qu’il se tramait depuis quelque temps déjà, je crois qu’il espère une sorte de salut, un retournement de situation qu’on ne voit pas venir, mais dont les indices sont précieusement disséminés au fil de l’histoire. Son attitude suinte pourtant une panique gluante, car il ne parvient pas à trouver les signes de ce twist tant attendu, même en farfouillant dans ses souvenirs. Son passé proche ne dégueule que l’inéluctabilité du moment.
Et puis, il me connait.
Il sait que je méprise les deus ex machina enfonçant un bouquin agréable dans la médiocrité.
Il me fixe, le menton relevé dans une posture de fierté mal placée et sa main valide joue avec un paquet de cigarettes. Au fond, Hugo a toujours été un trouillard, mais il se maîtrise. Au fil des années, il est devenu la définition – et par extension, la caricature – d’une certaine forme de courage.
Il recule tout de même, sans me quitter du regard, jusqu’à s’adosser à la porte d’entrée fermée à double tour.
— Vingt ans ! renchérit-il. On a tout traversé, tout vécu. Tu ne peux pas te débarrasser de moi juste parce que tu veux passer à autre chose. Il y a d’autres manières de faire.
Sans lui répondre, je relève mon arme en direction de sa tête.
Quelque chose me gêne. Tout ceci est trop convenu. Un meurtre banal pour une mort quelconque. Il devrait partir avec panache, comme ces fins de livres où le héros se sacrifie pour une cause bien plus grande que lui.
— Tu détestes ça, me dit-il.
J’alourdis mon regard, sourcils froncés.
— Les morts banales, précise-t-il. Tu ne peux pas me buter dans un appart’ minable, avec une pauvre arme à feu, alors qu’Eléanore vient de claquer la porte pour aller bosser.
— Une mort minable et solitaire, ça serait une belle conclusion.
— Arrête de te mentir à toi-même. Tu ne cherches pas à bien faire. Tu veux juste en finir… Si tu fais ça, tu ne pourras jamais le justifier. Tout le monde va te tomber dessus et tu te retrouveras au fond du trou à croupir dans ton désespoir.
Il a raison. Depuis que cette histoire a débuté – depuis que j’ai décidé de le tuer –, je n’ai que sa mort en tête. Chaque jour, je me levais ivre de cette anticipation de l’instant à venir. J’étais tellement concentré sur la destination que j’en ai oublié le voyage.
C’est la fin de sa vie, mais pas seulement.
Je baisse mon arme en soufflant, exaspéré.
— Alors, dis-moi comment je dois faire ! T’as toujours été de bon conseil.
Il secoue la tête.
— Compte pas sur moi pour te dire comment me tuer. Si tu veux vraiment faire ça, tu devras trouver tes propres réponses. Tout ce que je peux te dire, c’est qu’on ne bute pas un homme parce que sa propre vie tourne en rond.
— Et pourquoi est-ce qu’on bute un homme ?
Pour toute réponse, il lève négligemment les épaules en ouvrant son paquet.
— T’en as déjà tué, toi, insistè-je. Pourquoi tu l’as fait ?
— Tu le sais tout aussi bien que moi.
Je prends appui contre le mur et plonge en mes souvenirs tandis qu’il glisse une cigarette entre ses lèvres.
— Tu as déjà tué par vengeance, pensè-je à haute voix… ce type, là, qui avait assassiné ton premier amour. Tu l’avais bien amoché, d’ailleurs.
— Enzo, confirme Hugo en fourrant le paquet dans la poche de sa veste.
— Enzo, c’est ça. Tu l’as battu à mort. Sans regret, sans mélodrame ou leçon de vie sur les dangers d’une vengeance sanglante. Tu l’as tué et ça t’a soulagé. Un pan de ta vie qui s’est conclu. Bien sûr, il a fallu gérer les répercussions, mais la vengeance, elle, elle était assouvie et gratifiante.
— Ai-je fait quoique ce soit qui te pousserait à te venger ?
De la même main valide, il sort son briquet Zippo et allume la cigarette.
— Non, mais tu le sais, tout ça n’a rien à voir avec moi. Ce qui est certain, c’est que ton attitude de détective des années cinquante me donne envie de te coller une balle en pleine poire, là, tout de suite.
Il sourit tout en écartant les bras dans un signe d’impuissance avant de me répondre.
— Tout ça à tout à voir avec toi.
Je souris à mon tour.
— On écarte la vengeance, du coup, dis-je. C’est une ficelle bien trop tirée, de toute façon. Tu as tué pour sauver ta peau, aussi, quand tu t’es retrouvé enfermé chez les Verriers.
— Me parle pas des Verriers, s’il te plait, j’en fais encore des cauchemars. Et j’en porte encore les cicatrices.
Pour illustrer son propos, il me montre sa main mutilée, dont il ne reste guère plus qu’un moignon.
— On en a vécu des choses ensemble, marmonnè-je…
— Et tu ne m’as jamais buté, alors pourquoi aujourd’hui ?
— Parce qu’il est temps. Et tu te goures, je t’ai tué, une fois.
Il hoche la tête.
— Anecdotique. Tout le monde savait que c’était du flan.
— C’est pas toi qui as entendu le doute dans leur voix, l’appréhension dans leurs questions.
— Ça t’avait fait marrer de faire ça, je me souviens. Cette fois-ci, c’est définitif ?
— J’en ai bien peur.
Ses yeux hagards se perdent dans le lointain, quelque part derrière moi, comme si l’information qui transitait dans son crâne prenait tant de places que tout le reste s’arrêtait.
— Il y a bien cette histoire avec Élodie Panelli, ajouté-je. Tu l’as tuée sobrement, sans fioritures, sans colère, avec respect. C’est un peu ce que j’essaie de faire avec toi, aujourd’hui, mais pourquoi cette ressemblance ?
Cette dernière question s’adresse à moi-même. Alors que les possibilités défilent dans ma tête, Hugo me répond, sans doute pour me mettre sur la piste.
— Élodie ne méritait pas de mourir.
— Non, clairement pas, mais elle le devait. Les choix moraux les plus compliqués – les plus horribles – sont les plus intenses. C’est par là que transite la force des émotions.
Hugo m’observe en soufflant de la fumée.
Il pose sur moi ce regard signifiant qu’il a déjà tout deviné.
Je souris.
— Bien sûr ! C’est ça ! Tu as tué la Panelli parce que sa mort en à éviter des milliers d’autres ! Tu l’as tuée parce que c’était né-ces-saire ! Ta mort doit être nécessaire !
J’entame un va-et-vient énervé dans l’entrée.
— Non, non, non, continué-je, pas forcément nécessaire, mais inéluctable. Évidente.
Hugo ne répond plus, il attend silencieusement la fin de mes réflexions.
— Mais comment la rendre évidente, ta mort ? Comment faire en sorte qu’elle soit inéluctable et, surtout, comment faire pour qu’elle n’appelle plus rien, pour qu’elle soit la fin de tout ?
Je l’observe un moment.
De sa dégaine de vieux briscard venu d’un âge révolu, il se dégage une sorte de confiance, mais il paraît surtout fatigué. Épuisé par des années d’enquêtes foireuses, de combats constants pour sa propre vie, rincé par ces histoires d’horreur émaillées de violences et de sang. Il dénote, comme un vieux guerrier sur un champ de bataille, un vieux guerrier qui ne parvient plus à s’adapter à la fougue de la jeunesse.
— Dans tous les cas, on me demandera des comptes, poursuis-je. On voudra savoir, mais si j’arrive à circonscrire les questions… Il faut qu’on s’intéresse aux raisons de mon geste, pas aux raisons de ta mort, pas à ce qu'elle pourrait entraîner. Si j’arrive à faire ça, alors j’aurais sans doute gagné…
Et puis, comme une évidence, la dernière pièce glisse parfaitement dans les interstices de ce putain de puzzle que j’assemble depuis plus de vingt ans.
Tout s’imbrique. Tout est clair.
Les murs autour de nous craquent, se fissurent et se déchirent comme des feuilles de papier. Je vois des pans entiers de l’entrée s’envoler dans un néant d’obscurité angoissant. Tous les meubles, les bibelots, la moindre latte de parquet, se brisent et se transforment en poussière avant d’être dévorés par le vide, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que nous deux, comme des coupures de magazines posées maladroitement sur une feuille noire. Le néant est si éclatant qu’il brûle mes yeux. Je plisse les paupières tandis que la voix de Hugo s'aplatit dans le vide.
— Je sens que je ne vais pas aimer, marmonne-t-il.
— Est-ce que tu sais quelle est la seule manière pour que ta mort soit la fin de tout, Hugo ?
— Non, et je n’ai pas vraiment envie de savoir.
Je souris à nouveau.
— Tu n’as pas vraiment le choix. Tout ceci va arriver, que tu le veuilles ou non.
— J’en ai bien conscience. Je te connais.
— Pour que ta mort soit la fin de tout, il faut que la fin de tout entraîne ta mort.
Alors, de l’envoûtante obscurité naît une lueur lointaine.
Une étoile perdue qui attire nos regards et grandit.
Grandit.
Elle grandit jusqu’à ce que la lumière devienne plus aveuglante que la noirceur. Éblouis, nous nous protégeons les yeux. Lorsque l’intensité baisse, c’est un tout nouveau décor qui s’offre à nous : sur le toit d’un immeuble immense, j’observe une ville en ruine.
Des grattes ciels étripés déversent leurs entrailles dans des avenues désolées. Des feux gigantesques vomissent des colonnes de fumées noires et, dans le ciel, des aurores boréales circulaires régurgitent d’ignobles créatures qui se répandent dans les rues. J’y vois des gens fuir en pleurant, d’autres se faire dévorer vivant. J’y vois la fin d’un monde et Hugo la contemple d’un air résolu.
— C’est ça, ta fin ? me demande-t-il. C’est comme ça que je meurs ?
— C’est nécessaire. Et, d’une certaine manière, évident.
— Vingt ans à se casser le cul pour finir de cette manière ? On te demandera quand même de te justifier, tu sais.
— Oui, mais ils comprendront.
Il me tourne le dos à présent, et appréhende comme il peut l’horrible spectacle.
— Ils comprendront, oui, murmure-t-il avant de reprendre plus fort. Et Eléanore dans tout ça ?
— Tu pourras lui dire Adieu, et tu ne la verras pas mourir.
Il hoche la tête.
— Ça veut dire qu’elle me verra mourir ?
— Oui.
Il reste immobile de longues minutes, jusqu’à terminer sa cigarette.
D’une pichenette, il balance le mégot du haut de l’immeuble avant de se tourner vers moi, les yeux dégoulinant d’émotions.
— Je veux pas qu’elle meurt comme ça, s’il te plait.
— C’est sa mort à elle qui doit être le crève-cœur, pas la tienne.
— Il y a d’autres manières pour que ça fonctionne.
Je lui dois bien ça.
— Tu pourrais...
Je lève les épaules en poussant ma réflexion.
— ...la tuer avec respect, comme Élodie Panelli. Tu pourrais lui éviter la souffrance, mais ce serait au bénéfice de ta propre douleur. Elle partirait en douceur, toi non.
— Faisons comme ça. C'est mieux pour elle.
Il prend une grande inspiration tandis qu’une explosion enflamme un quartier éloigné de la ville.
— Tu es sûr de toi ? me demande-t-il. Tu es certain de vouloir en finir ?
Il glisse ses mains dans les poches de sa veste, laissant flotter sa question dans l’air, comme une mise en garde.
— J’ai trente-cinq ans. Je tourne en rond. Il est temps que tu arrêtes d’affronter tes démons et que j’affronte un peu les miens.
— Chloé va te détester.
Je ris de bon cœur.
— Elle s’y fera.
— Tu pourras plus faire marche arrière.
— C’est le meilleur moyen d’avancer.
Satisfait, j’ouvre les yeux. Hugo n’est plus là, la ville en ruine non plus. Je suis dans mon salon, devant un ordinateur et je m’apprête à écrire la fin d’une série de romans qui a débuté bien des années auparavant, lorsque je n’étais qu’un adolescent perturbé.
Hugo, mon ami, mon confident, mon exutoire...
Aujourd’hui, tu t’apprêtes à mourir.
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