Le malade d'imaginaire (3)
Depuis plus d'une heure, j'écris la mort atroce de Hugo, dévoré par une créature d'un autre univers, lorsque des coups furibards cognent ma porte d'entrée.
— Baptiste ! hurle une voix féminine. Ouvre cette porte, il faut qu'on parle !
Je ne peux réprimer un sourire en me dirigeant vers l'entrée. La douce Chloé s'est envolée. Elle m'adore autant qu'elle me hait, car mes lubies et ma franchise exacerbée ont tendance à lui filer du stress en perfusion. Lorsque j'ouvre la porte, j'affiche ce qui doit être mon air le plus enjoué.
— Mon éditrice favorite ! Ta visite est un ravissement pour mon cœur !
Elle plante ses yeux complètement noirs dans les miens.
— Tu ne vas pas sérieusement buter Hugo ?
Je lui ai posé la même question, Chloé, à peu de choses près.
— C'est déjà fait, lancé-je, accompagné de mon sourire le plus seyant.
Elle entre chez moi sans y être invitée, mais Chloé est une amie de longue date, une amie qui a cru en moi alors que je n'étais rien, qui est allée jusqu'à tout quitter pour monter cette maison d'édition et me publier. Pourtant, je comprends très bien ses inquiétudes. Si mes bouquins lui permettent d'assurer une certaine rentabilité, ses autres incursions dans l'édition n'ont pas été aussi fructueuses.
— C'est quoi encore cette nouvelle lubie ?
Ses cheveux noirs dégoulinent sur un visage livide. Avec des yeux qui ne dévoilent qu'un trou noir abyssal et une aura vaporeuse qui distord ses contours, elle ressemble à une mauvaise représentation de spectre dans un film d'épouvante à petit budget. Des années auparavant, j’étais incapable de la regarder sans subir une terreur panique. Aujourd'hui, elle ne déclenche qu'un léger frisson qui rampe le long de ma colonne vertébrale.
— C'est pas une lubie, Chloé. Il est temps de changer.
— La dernière fois, le changement t'a pas trop réussi.
Je regarde mes pieds, l'orgueil égratigné par la pique envoyée.
Entre deux romans d'horreur, j'ai tenté une incursion dans le policier. J'ai accouché d'un échec grillé aux poncifs et mâtiné de personnages sans saveur. Chloé l'a tout de même publié. Alors, le raté littéraire s'est transformé en débâcle commerciale.
— Je sais bien qu'à part l'horreur, je suis bon à rien, mais…
— C'est pas ce que j'ai dit, m'interrompt-elle.
À son tour d'user du regard fuyant.
Elle contemple ses ballerines, pensive, puis lève vers moi un visage barbouillé d'excuses.
— Comment est-ce qu'il meurt ?
— D'une manière pas très jouasse.
Elle secoue la tête en souriant.
— Ça a intérêt à être le meilleur bouquin de toute ta foutue carrière.
Un ange passe, même si dans mon univers, parler de démons serait plus pertinent.
— Et qu'est-ce que tu comptes faire après ? ajoute-t-elle.
Le regard de Chloé se fend d'un éclair de perplexité, alors qu'elle termine sa question.
— Avec la mort de Bacane, commencé-je en haussant les épaules, je ne pourrais plus me défiler. Pour tout avouer, j'ai en tête l'histoire d'un type qui ne voit pas la vie comme les autres. Il voit tout en mode macabre et malsain, mais personne ne s'en aperçoit. Juste lui, comme si…
Je me rends compte que je ne la regarde même pas, trop absorbé par ces horreurs collées à mes rétines, alors je me force à plonger mes yeux dans l'abysse des siens. Règle numéro un de ma vie sociale : toujours garder le contact visuel.
— ...comme s’il entrapercevait une autre réalité ou l'écho d'un autre monde.
Ça me rappelle quelque chose.
Ses épaules s'affaissent et se détendent.
Une partie du stress qu'elle traînait depuis son appel s'est envolée lorsque j'ai prononcé les mots macabre et malsain. Je reste dans l'horreur, en terrain connu et ambiances maîtrisées. La vérité, c'est qu'à part ce détail inspiré de mes propres visions, je n'ai pas une foutue idée de ce que je vais raconter.
*
Un mois après cette visite impromptue, j'ai enfin bouclé le dernier roman de ma série Hugo Bacane.
La mort tragique du héros a engendré un déferlement d'entités malades sur notre univers, le condamnant à s'effondrer sur lui-même dans l'horreur et la souffrance. La fin de tout a bien entraîné la mort de Hugo, et a même détruit l’univers tout entier. Voilà qui évite les risques d’une suite malvenue. Pendant plusieurs semaines, je me suis affairé à terminer la relecture avant d'envoyer l'œuvre à mon éditrice favorite pour recueillir son avis – et ses inévitables pinaillages tout à fait à propos.
Ce matin, à sept heures, j'ai allumé mon ordinateur. Derrière lui, dans un vase noir, trône une branche de lilas aux relents visuels de mort atroce, comme un rappel morbide des horreurs factices de ma vie. Depuis, je regarde la page blanche sur laquelle clignote un curseur dément. Je l'observe dans toute sa constance, immuable battement qui m'appelle à conter ma nouvelle histoire.
Je suis mort, mais je peux toujours te parler. Je t’ai toujours dit que t’étais barge.
— T’es juste une manifestation de ma trop grande imagination, tu ne peux pas réellement mourir.
Sans doute. Alors, c’est quoi le plan, maintenant ? Tu t’es débarrassé de moi, c’était le plus facile. Il te reste à trouver une autre raison d’écrire, maintenant. Juste un bout de toi, ça suffit pas. Ça me fait penser au portrait flippant accroché dans le hall du musée.
— Encore les Verriers ? demandè-je.
Ouais, pas l’incursion la plus glorieuse, mais sans doute le meilleur antagoniste et ton meilleur bouquin. Je les détestais, mais, au fond, je crois que je les comprenais. Derrière l’impensable et l’irrationnel, il y avait cette forme d’évidence. Même si on ne pouvait pas cautionner ce qu’ils faisaient, on avait conscience que c’était pour leur ignoble rejeton.
— Un démon mangeur d’hommes comme gamin, c’est pas facile à élever.
Il faut faire des sacrifices.
— Et assumer les sacrifiés.
Tu les as quand même laissés me bouffer une main.
— Une péripétie mineure.
Hmm. J’ai eu mal au cœur quand j’ai tué le gosse à la fourchette. T’avais pas plus expéditif ?
— C’était l’objet le plus proche de toi.
Toi et ton foutu sens du détail.
Une boule épaisse comprime mon estomac et empêche mes doigts de sautiller sur les touches du clavier. Je sais bien que jamais personne ne saura que cette histoire est en partie la mienne, qu'ils colleront tout ça sur le dos de mon imagination morbide, mais je suis effrayé à l'idée de tout dévoiler, de décrire cette vision atrophiée du monde, ces images qui me hantent même au cœur de mes rêves.
Mon chat débarque sur le bureau, s'y alanguit et roule sur le dos, nonchalant. Il me contemple, la tête à l'envers, ses ridicules oreilles dépoilées étendues sur le bois. Il ferme ses yeux jaunasses et s'endort là, près de moi.
Alors que je m'apprête à taper le premier mot, une idée tout à fait saugrenue me vient à l'esprit.
Et si je parlais de bien plus que de ma vision du monde en lui collant une intrigue imaginaire ?
Et si je racontais mon histoire ?
Toute l'histoire.
Mon père, Constance, les traumatismes, les déceptions, les fragments de joie.
La solitude.
Et moi. Faut pas m'oublier.
Je ferme les yeux tout en prenant une grande inspiration.
Il est onze heures passées de huit minutes lorsque j'écris la toute première phrase de ma première tentative d'autobiographie. Et ce sera un échec, puisque, comme vous le savez, je suis en train de vous raconter la bonne version.
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