Singularité gravitationnelle (1)
Ne soyez pas poule mouillée,
entrez dans les ombres du vieux musée.
Venez prendre vot' dérouillée.
C'est ça, le silence du vieux musée.
Le vieux musée, par Baptiste Lanais.
*
Je regarde les mots que je viens d'écrire et je suis balayé d'un sentiment de tristesse.
Ça y’est ? On est parti pour une rétrospective de la misérable vie de Baptiste Lanais ?
— On dirait bien.
Je me sens comme un gosse qui regarde de vieilles photos de ses parents et qui se demande où il était à ce moment-là.
— T’étais pas là, Hugo. Pas encore.
Ouais, mais j’étais où ?
— Quelque part dans les horreurs à venir.
Ressasser cet épisode de ma vie, même pour l'exorciser par les mots, est une douleur piquante. Je ne l'avais jamais raconté auparavant, ni ne l'avait volontairement revécu. Le voir ressurgir de cette manière – si naturellement –, à destination du grand public, me renvoie à la réalité d’un passé que j’aurais aimé oublier.
Je m'étais d’ailleurs presque convaincu que cette nuit-là n’avait jamais existé.
Mon cœur bat à toute allure rien qu'à l'idée que des milliers de lecteurs partageront un jour ces moments douloureux. Mon père est mort, emporté par une violence hors du commun, une violence qu'il avait probablement provoquée à coups d'arnaques mal senties. À force de vider les poches de pauvres types trop cons pour se méfier de lui, il est tombé sur un fou furieux qui a vu son monde s'effondrer alors que son argent s'envolait. Coincé au bord du précipice, il a laissé toute sa violence s'exprimer dans une folie meurtrière.
Si ce n'était son dernier sursaut de lucidité, je crois que ma vie se serait arrêtée en même temps que celle de mon paternel.
En tout cas, c’est un curieux début pour une autobiographie.
*
Je suis assis au fond d'un bar aujourd'hui, un café fumant posé à côté de mon ordinateur portable.
Malgré le beau temps, je ne peux me résoudre à travailler en terrasse. La noirceur du monde dégouline tout autour de moi, quand je tente cet exercice. Entre le ciel coloré à la gerbe, le décor noyé dans une marée noire dégueulasse et les gueules difformes des passants, c'est trop difficile de me concentrer.
Je me force tout de même à travailler dans des lieux publics, histoire de ne pas sombrer dans une folie inextricable. J'affronte mes horreurs à doses respectables pour me maintenir dans le monde des vivants et des gens de tous les jours. Aujourd'hui, je peaufine les dernières corrections demandées par Chloé sur La Fin, le dernier Hugo Bacane de ma carrière. Pour le titre, nous avons opté pour sobriété et simplicité, même si j'avais proposé Quand Hugo bah... canne, juste pour voir Chloé souffler et secouer sa tête d'un air désespéré.
Si la journée demeure banale jusqu'à maintenant – en tout cas pour moi –, elle s'apprête pourtant à prendre une direction que toute mon imagination d'écrivain n'aurait jamais pu inventer.
À cet instant, la salle est presque vide, à l'exception d'un couple timide qui se jauge en buvant un verre d'alcool pour se désinhiber. Un premier rendez-vous, peut-être, après des échanges passionnés par messages interposés. Les cheveux du jeune homme remuent comme des serpents alanguis et son visage se tord selon des proportions impossibles. Ses mains n'ont pas de doigts, simplement de grandes griffes blanches tachetées de noir. La jeune fille, de dos, est couverte d'excroissances acérées. Elle ressemble à un porc-épic humanoïde.
Répugnante.
Je frissonne et retourne à mon écran.
Après avoir simplifié, pendant plus d'une heure, tout un chapitre en l'amputant d'une scène inutile puis en ajustant tous les passages qui y font mention, j'engloutis mon breuvage. Je frissonne de dégoût lorsque le café froid envahit mes papilles, et, au même instant, je croise le regard de mon serveur favori qui s'agite derrière le bar.
Il m'observe d'un air intrigué, comme s'il pouvait deviner que mon cerveau malade le dépeint avec des dents rouges, une peau marbrée de veinules vertes et des cheveux épars dégoulinant de graisse. Quentin est digne d'un Gollum encore plus ignoble que l'original.
Il s'approche de moi, un sourire carmin aux lèvres.
— Vous l'avez encore bu froid, m'sieur Lanais ?
— J'essaie de me dégoûter du café, mais rien n'y fait.
Il sourit en se saisissant de la tasse.
— Je vous en remets un, c'est pour moi.
Je le remercie d'un sourire ainsi que d'un signe de tête.
La porte du bar s'ouvre soudainement en claquant contre le mur tandis qu’une bourrasque balaie l’intérieur du café. Une jeune femme se tient dans l’entrée et barbouille son visage d'un air désolé qu'elle accompagne d'une main levée.
Un oops confirme que la porte lui a échappé des mains.
Pourtant, quelque chose retient tout particulièrement mon attention.
Quand je la regarde, je ne vois qu'une belle femme aux cheveux châtains qui tirent vers le roux, ramenés en un carré soulignant la beauté de son visage. Pas de couleurs inhumaines, ni de déformations qui me donnent la gerbe.
J'observe ses bras parfaits, ses mains tout à fait ordinaires, la finesse banale de ses jambes.
Elle est un être tout ce qu'il y a de plus humain.
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