Al dente (1)
Les tableaux noirs crachent leur douleur
dans la vacuité des ch'mins froissés.
Les sculptures ont si mal au coeur
qu'elles pleurent la mort de leur passé.
Le vieux musée, par Baptiste Lanais.
*
Le temps est passé très vite après cette situation dans le café.
Je suis retourné bien des fois à cette table, plus qu'à mon habitude, poussé par l'envie de la revoir. J'ai eu besoin de me raccrocher à cet espoir, de redécouvrir la vie sous un angle différent, car cet aperçu d'une normalité tout à fait enivrante, aussi court a-t-il été, a fait resurgir dans mon esprit une question depuis longtemps oubliée.
Et si je pouvais me débarrasser de cette distorsion de ma réalité ?
Et si je pouvais voir à nouveau les hommes, les femmes et la nature comme ce qu'ils sont ?
Si beaux, en apparence ?
Bien sûr, je ne suis plus le gamin naïf qui s'était posé cette question bien des années auparavant. J'ai bien conscience que les démons sont là, que les horreurs existent. Ils sont juste camouflés dans les intentions, tapis derrière les mensonges ou sous les apparats. Pourtant, entre le savoir et le voir, il y a un gouffre que je suis fatigué de franchir depuis vingt-cinq ans.
Mais si je pouvais m'en débarrasser, le ferais-je seulement ?
Ça impliquerait de te débarrasser de moi, également.
Soyons réaliste.
Malgré les souffrances de l'enfance et ce long apprentissage de l'acceptation de ma condition, malgré la solitude et les amours impossibles, comment gagnerais-je ma vie sans mes démons ? Je ne suis bon à rien, à part l'horreur, mais l'horreur, c'est tout ce que m'a appris la vie. Les conséquences d'une normalité seraient peut-être tout autant destructrices que ma folie. Que resterait-il de moi, si ce n'est un adolescent de trente-cinq ans, inapte aux relations sociales et plus foutu de pondre un roman digne de ce nom ?
Alors oui, la question mérite d'être posée.
Et depuis le visage si humain de cette jeune femme, je me la pose chaque jour qui passe.
Ce soir-là également, la question tourne dans ma tête, le cul vissé dans mon canapé, le nez penché sur un vieux bouquin de Stephen King. Je ne me souviens même plus des passages que je viens de lire. À trop réfléchir, j'en perds ma concentration. Lorsqu'une personne frappe à la porte, je ferme Misery, jette négligemment le livre sur la table du salon et me lève en grommelant.
Ça ne peut être que Chloé.
Elle seule me rend parfois visite.
J'ouvre la porte et c'est bien la caricature de fantôme de mon amie et éditrice qui se trouve derrière, un livre entre les mains. Elle le lève fièrement devant elle, deux rangées de dents vaporeuses bien alignées entre ses lèvres étirées en un sourire morbide. Une couverture noire, simplement titrée La fin. Tout en haut, un Baptiste Lanais accusateur me décroche un sourire. Après toutes ces années, tous ces romans, je ne me lasserai jamais de ce plaisir enfantin de découvrir mes idées sous une forme bien tangible.
Je me saisis de l'ouvrage d'une noirceur étrange, puis je le retourne tout en invitant Chloé à entrer. À l'arrière également, la couverture est noire. Seul un laconique Tout a une fin éventre la quatrième de couverture. Même si le résultat est perturbant, je trouve l'objet tout à fait pertinent.
— Vous avez paumé les cartouches couleurs ? dis-je en souriant.
Le regard abyssal de Chloé se fend d'un air blasé.
— Merci Chloé pour ce travail toujours aussi impeccable, rétorque-t-elle.
J'observe ce fantôme guilleret trépigner à la recherche d’un mot gentil de ma part lorsqu’une vague impression d’incongruité me tombe dessus. Je revois le visage de l’inconnue superposé sur la chair putréfiée de celui de Chloé. Je suis à peu près sûr qu'une belle femme se trouve sous la surcouche polluée que j'ai devant les yeux.
— Merci Chloé. D'avoir toujours cru en moi.
Elle sourit d'un air gêné.
Avec l'expérience, j'ai appris à déceler les émotions sous la carapace démoniaque. Le plus compliqué a été d'accepter que ce que je voyais n'était pas vraiment là, que ce n'était que de la réalité augmentée, comme ces applications qui font apparaître des personnages dans votre salon, vous donnent une tronche de mort-vivant ou animent un livre pour enfant.
Alors, j'ai pu regarder les autres.
Vraiment les regarder.
J'ai pris conscience que leurs visages horrifiques étaient tout sauf inexpressifs. C'est assez étrange de voir un fantôme rire ou être triste, de voir une créature issue de l'enfer vous lancer une moue contrariée, voire vexée, mais tout est là.
Il suffit de soutenir le regard.
Avant d'y parvenir, cependant, il m'a fallu quelques années.
Pourtant, moi, tu m’as toujours écrit avec un visage commun.
— C'est facile de croire en toi, lâche-t-elle avant de se retourner.
Elle prend la direction du salon.
Je lui emboite le pas, mais bifurque vers la cuisine. Du réfrigérateur, j'extirpe une bouteille de champagne achetée quelques semaines auparavant en prévision de ce moment. Systématiquement, nous fêtons la première édition de mes nouveaux romans, ensemble, dans la quiétude de ma maison de campagne.
J'attrape deux coupes et vais m'installer aux côtés de Chloé dans le canapé.
L'un de ses genoux brumeux effleure le mien lorsqu'elle s'installe pour me faire face. Je sens ses yeux posés sur moi tandis que je m'affaire à dépiauter le goulot de la bouteille et puis vient le POP ! impromptu du bouchon qui fait détaler mon horreur de chat.
Un jet de champagne s’échappe de la bouteille, alors je me précipite sur les coupes.
— Toujours aussi précoce, à ce que je vois, raille-t-elle.
Un sourire gêné accompagne ma main tremblante versant le champagne.
Ma vie sexuelle est un désert gigantesque qui n'a été ponctué que de l'oasis Chloé.
Un petit oasis qui s'est asséché au bout de quelques lampées.
Je préfère même me dire que c'était un mirage. Quand on voit ce que je vois, ce n'est pas facile d'avoir une érection. J'ai parfois tenté l'expérience avant Chloé, mais disons que faire l'amour à un monstre ignoble n'invite pas vraiment mon soldat à se mettre au garde à vous. Si l'on prend plutôt l'image d'un paquet de pâtes Panzani, je dirais qu'il y a différents états possibles : bien dur, al dente, ou trop cuit.
Et, même avec Chloé, au début, j'avais laissé la casserole trop longtemps sur le feu.
Un spectre vaporeux, même nu devant moi, reste un spectre vaporeux. Elle n'est pas réellement une invitation aux plaisirs charnels. Malgré tout, Chloé est une personne formidable et, dans d'autres circonstances, j'aurais sans doute pu l'aimer à m'en faire péter le cœur.
Fatigué de ma solitude, emporté par ses avances, j'ai voulu nous laisser une chance.
Je pensais, qu'en essayant, l'habitude prendrait le relais, que son étonnante beauté intérieure surpasserait la forme, mais c'était bien trop demandé à monsieur Panzani. Quand je l'ai embrassée pour la première fois, nous étions dans ce même canapé et nous fêtions la sortie du deuxième Hugo Bacane intitulé La porte rouge. Elle m'a embrassé, après deux coupes de champagne, et, tant bien que mal, je lui ai rendu son baiser.
D'abord, sans passion.
Les yeux fermés, je me suis concentré sur les sensations, la douceur de ses lèvres, la moiteur de sa langue, la chaleur de ses mains sur mes joues et sur mon torse. Enfin, la passion est venue. L'excitation, également. Alors, je l'ai tirée à moi pour qu'elle se mette à califourchon tout contre mon corps et je l'ai embrassée plus fort, les yeux toujours clos.
Emportée par son désir, elle a retiré mon polo, puis son haut, avant de plonger une nouvelle fois sa langue dans ma bouche. Ses lèvres avides se sont ensuite dirigées vers ma nuque tandis que ses mains déboutonnaient mon pantalon pour s'emparer de mon sexe, pour le moment bien décidé.
Par la suite, elle a murmuré ce qui a tout fait basculer.
— Tu as le droit de me regarder, tu sais.
Annotations