Rupture
La vie, c'est cet éclair trop vif qui tranche l'existence en deux, m'a dit une fois Papa.
Ce jour-là, face au columbarium, l'énigme de mon père me revient en pleine tête.
Je n'arrive pas à me figurer ce qu'il se cache derrière ce mot : existence. Si la vie la tranche en deux, c'est qu'il y a un avant, et un après. Or, là, je suis face à des structures de pierres triangulaires bardées d'éclairs trop vifs réduits en poussière. Je n'ai pas le sentiment que ce qu'il reste de Constance puisse encore arpenter un quelconque chemin.
Alors, quelle est la suite de son existence ?
Il n'y en a pas. Ses violences, son sadisme, son amour, ce qu'elle désirait, ces secrets qui la faisaient pleurer la nuit, tout ça n'existe plus. Il n'y a plus rien. Plus de preuves. Plus d'appréhension de l'horreur à venir. Juste la certitude d'un futur sans elle.
Son existence était sa vie, son éclair trop vif.
Ou alors, peut-être que l'énigme de Papa n'avait rien de spirituelle, qu'elle n'évoquait pas une quelconque vie après la mort. En étant pragmatique, le salut ou la damnation éternelle d'une âme perdue dans un univers immatériel est-elle si sensée ?
Pourtant, si Constance est dans cette urne, face à moi, elle est toujours là, bien vivante dans mes souvenirs, derrière mes gestes et mes paroles. Elle est une ombre au-dessus de mon quotidien et, en ça, son existence ne se poursuit-elle pas ?
Tout comme celle de mon père qui me pourrit la vie à cet instant.
L'image sacralisée du paradis ne serait en réalité que les souvenirs des impacts positifs qu'on a laissés dans la vie des gens. L'enfer, ces cris maudits enfouis dans les cœurs de ceux qui nous détestent. Ou alors, peut-être bien qu'il n'y a ni enfer, ni paradis. Peut-être que l'on traîne notre carcasse immatérielle dans un entre-deux qui oscille comme un métronome, entre les horreurs, les pires secrets de notre éclair, et les si bons moments distillés au gré de nos bons jours.
Non, au diable ces réflexions ! Je crois que Constance n'est qu'un tas de cendres.
Bon débarras.
— Toutes mes condoléances, monsieur Lanais.
La voix féminine est familière, mais ce n'est pas celle de Chloé.
Lorsque je me retourne, je découvre le si joli visage de l'inconnue du café, mais retourne à ma contemplation de l'urne. Son attirante normalité n'aura pas d'emprise sur moi, aujourd'hui. Passer pour un affreux débile une fois, c'est suffisant.
L'amour n'est une coïncidence que pour ceux qui n'aiment pas. Il arrive parce qu'il doit arriver. Il faut simplement savoir le saisir, dans toute sa complexité, dans toute son absurdité.
— Il n'y a pas de douleurs à prendre ici, répondis-je. Constance aurait certainement dit que c'était son heure.
— Elle était du genre destin cosmique inévitable ?
Tu te souviens ? Le tableau de la jeune femme, dans le musée. Il n'était pas là par hasard. Il n'y avait pas de coïncidence. Quelles chances de la revoir si loin du Nord devant un mur de cendres ?
— Plutôt du genre un temps pour chaque chose et chaque chose en son temps, répondis-je.
— Elle était qui pour vous ?
— Ma tutrice.
Elle me répond par un long silence perturbant, alors je tourne la tête dans sa direction.
L'inconnue me sourit.
La jeune femme regarde, par-delà les champs de blé, un horizon grouillant de nuages ivoire.
— Quand on s'est rencontré dans ce café, vous avez été flippant, mais ce qui est certain, c'est que vous ne m'avez pas menti une seule fois. Pourquoi me mentir maintenant ?
— Parce que j'avais envie de me mentir à moi-même, aussi.
— Le grand écrivain d'horreur, Baptiste Lanais, a besoin d'enfouir des choses au fond de lui. Voilà qui est étonnant.
— Faut-il être perturbé psychologiquement pour écrire de l'horreur ? Vous avez quatre heures.
— Je peux vous répondre en une seconde : oui.
Cette fois-ci, je me retourne complètement vers elle et glisse les mains dans les poches de mon costume.
Le vent caresse les blés, tendrement. Les nuages défilent, bien trop vite.
— Suffit juste d'aimer se faire peur et, surtout, aimer comprendre les mécaniques de cette peur. Le passé trouble et violent est un plus, mais il n'est pas nécessaire.
— Trouble et violent ? Vous allez me dire la vérité ?
— Je ne vous ai pas menti. Enfin, j'ai un peu détourné la vérité. C'était ma mère adoptive, mais elle a été ma tutrice à un moment.
— Pourquoi trouble et violent, dans ce cas ?
— Avoir pour mère une personne qui vous déteste, c'est source de trauma infantile, vous ne trouvez pas ?
— Si elle vous a adopté, est-ce que ça ne veut pas dire qu'elle vous aimait ?
Je prends une grande inspiration en m'imprégnant de sa remarque.
Et puis ton corps se disloque et tout à coup, tu deviens l'horizon. Tu es dans le tableau. Elle te regarde comme on contemple une peinture profonde et tu te perds dans ses yeux.
— Je pense que c'était juste dans sa liste de choses à faire, ce jour-là.
— Vous en êtes bien sûr ?
Je lui tourne à nouveau le dos pour observer les restes de Constance.
— Qu'est-ce que vous faites là ? demandé-je. Vous êtes bien loin du Nord.
— Je pourrais vous répondre la même chose.
Je pointe l'urne du doigt.
— Je connais quelqu'un qu'on vient de cramer.
— Je connais quelqu'un qu'on a cramé, il y a quelques années.
À son tour, elle pointe du doigt une petite urne. Le casier est poussiéreux et le nom gravé en dessous, sur une petite plaque usée, est en partie effacé. Je ne peux qu'y lire un ...érape... incertain.
— Quelles sont les probabilités de recroiser le même inconnu à deux endroits complètement différents ? demandé-je.
— 57,6 pour cent, si on se trouvait dans un endroit touristique.
Je regarde autour de moi en forçant le trait.
— C'est pas très touristique par ici, même si voir Constance dans cette urne devrait plaire à quelques personnes.
— Alors sans doute beaucoup moins, me répond-elle.
J'observe son visage, ses arrondis tout à fait humains, son sourire, ses yeux pétillants braqués sur l'urne qui lui a fait traverser une partie de la France.
Bientôt, ne reste de ton univers que ces yeux qui te dévorent. Tu t'y noies, tu t'y perds. Tu suffoques et tu comprends.
— Qui était cette personne pour vous ?
— Ma moitié. Elle me manque terriblement.
Je laisse passer quelques secondes, pour voir si elle va m'en dire plus, mais elle demeure silencieuse.
— Je comprends, dis-je. Enfin non, pas vraiment, je n'ai jamais réellement eu quelqu’un que j’aurais pu appeler ma moitié.
— Avec un passé trouble et violent, ce n'est pas vraiment étonnant ?
Je hoche la tête en souriant.
— Elle est morte il y a dix ans tout rond, reprend-elle en haussant les épaules. Je viens chaque année, le jour de l'anniversaire de sa mort. Il fait toujours beau, ici, à cette période. Ça me fait un voyage agréable, pour un hommage nostalgique.
Ses taches de rousseur ressortent parfaitement en ce jour ensoleillé.
Je pense qu'elle perçoit mon regard sur elle, car elle me sourit.
— Je ne sais pas quel genre d'effet je vous fais, mais vous êtes en train de rechoper votre regard flippant. Mince, vous étiez presque normal, aujourd’hui.
— Vous n'êtes... pas comme les autres.
— Et comment sont les autres ?
— Pas beaux du tout.
Elle parait surprise de ma réponse. Elle m'observe un instant, hésitante, puis finit par m'inviter à boire un verre.
Bon, c'est vrai que la jeune femme du tableau dévorait les pauvres bougres qui se laissaient piéger, mais t'as pigé l'idée.
— Seulement si vous avez le temps et si vous avez fini de vous recueillir, ajoute-t-elle.
— J'étais juste venu la voir brûler, mais, même ça, elle me l'a pris.
— Vous la détestiez vraiment, ricane-t-elle. Vous pourrez me raconter tout ça, au moins.
Au loin, une porte claque.
— Votre amie arrive, monsieur Lanais. Je vous attends devant.
Elle se retourne et s'éloigne vers l'entrée.
Je regarde en direction de Chloé et la vois s’approcher, clopin clopant, deux cafés fumant dans les mains. Lorsqu’elle arrive, elle souffle en me tendant l’un des deux breuvages. Les gobelets sont bouillants.
— Elle est plus rapide pour les crémations que pour faire deux cafés, ironise-t-elle.
— Elle a dû les faire chauffer dans le cercueil.
J’ajoutai un “bordel” en essayant de trouver une prise pour ne pas me brûler.
Chloé me sourit, puis m’interroge tout de même.
— Tu parlais à qui ? T’avais l’air passionné.
— Une amie.
— Une amie ?
Son visage de fantôme affiche une circonspection digne d’un professeur qui écoute l’excuse d’un enfant qui n’a pas rendu ses devoirs dans les temps.
— Il n’y a pas que toi dans ma vie.
— Certes. Il y a Osgar aussi, mais je ne savais pas que tu avais d’autres amis humains.
Sur sa réplique, j’avale une gorgée de café en fusion.
— Ecoute, Chloé, je te suis vraiment reconnaissant d’être venu avec moi. Je crois que, sans toi, je n’y serai jamais arrivé.
Elle fronce les sourcils, mal à l’aise, attendant le mais qui transformerait cette discussion en énième dispute.
— Je t’ai dit que je serai là pour toi, Baptiste.
— Tu m’as aussi dit, qu’après tout ça, toi et moi, ce serait fini.
Elle secoue la tête, regarde ses pieds et, lorsqu’elle m’observe à nouveau, son visage livide est barbouillé d’un mélange de colère et de tristesse.
— J’ai dit que je te laisserai le temps, alors…
— Ce serait pas juste pour toi, l’interrompis-je. Tu en as marre de moi et…
— Dis pas ça, c’est pas…
Des larmes naissent au bord de ses paupières tandis que la colère s’évanouit.
— Et je te comprends, Chloé. Je suis plus proche d’une bouse au fond d’un trou que d’un être humain, en ce moment.
Elle regarde autour d’elle, cherchant un endroit où poser son café, tandis qu’elle retient ses sanglots. A défaut de pouvoir cacher ses émotions, elle pose son café au sol et sort un paquet de mouchoirs de son sac.
— Tout ce que je t’ai dit, ces derniers jours. Tout ce que j’ai fait. Je crois… que c’est pas juste une lubie, que c’est pas juste mon cerveau dérangé qui me travaille.
— Tu crois ?
Cette fois-ci, la colère revient au pas de charge, atténuant les larmes. Elle s’apprête à prendre la parole, mais je l’en empêche.
— Je suis quelqu’un de maladroit avec les mots.
— Pour un auteur, c’est quand même un foutu comble.
— Je suis désolé, et oui, je sais, t’en as marre d’entendre ça, mais c’est la vérité. J’ai des choses à régler. J’ai…
— Tu devrais surtout régler le curseur. Tu me dis que tu m’aimes, tu m’embrasses et aujourd’hui, tu crois que c’est sincère, mais t’es pas certain.
— Arrête de m’interrompre, s’il te plait, j’essaie de te dire…
— Que j’arrête de t’interrompre ? Tu me balances tout et son contraire et tu veux quoi ? Que je foute mes émotions dans mes godasses en attendant que ça passe ?
— Chloé, s’il te plait, je voudrais…
— Tu voudrais quoi ? M’aimer le mardi, me détester le jeudi et me baiser le dimanche en fermant les yeux ?
Je hurle un putain rageur tout en balançant mon café comme un caillou. La moitié du liquide bouillant coule sur mes bras et je crie plus encore. Chloé s’approche de moi, sortant des mouchoirs par pelletés pour éponger le café. D’un geste comico-colérique, je m’empare du paquet et m’éloigne d’elle.
— Bordel, Chloé, tu peux pas me laisser parler pour une fois.
Elle croise les bras.
— Eh ben, vas-y, crache le morceau.
— Putain, ce que tu sais être chiante, quand tu t’y mets.
— J’ai un beau modèle.
Canaliser sa colère.
Je ferme les yeux, prends une grande inspiration et je commence à compter.
Un.
Deux.
Trois.
Quatre.
— Qu’est-ce que tu fous ? siffle la voix de Chloé.
Sorti de ma concentration, je lui jette un regard suppliant avec l’espoir qu’elle me laisse enfin me reprendre. Elle lève les mains en signe d’abandon.
Je ferme les yeux, prends une grande inspiration et je commence à compter, cette fois-ci jusqu’à dix, sans interruption.
Je prends une nouvelle inspiration, puis regarde autour de moi. Le fantôme de mon amie se tient toujours là, face au columbarium poussiéreux.
— Tu peux rentrer chez toi, dis-je sobrement. Je prendrai le prochain train et je vais me laisser un peu de temps près de poussière-Constance. Je vais…
Elle crève d’envie de m’interrompre à nouveau, mais prend visiblement sur elle.
— …rester quelques jours de plus. Promis, quand je reviens, je passe te voir. On pourra terminer cette discussion si tu le souhaites. Et si cette dernière dispute t’as convaincue que tu ne devais plus jamais me revoir, je t’enverrai mon prochain bouquin par mail dès qu’il sera terminé.
Elle hoche la tête, d’un geste d’humeur avant de s’approcher de moi.
J’observe un instant ses yeux, tandis qu’elle réfléchit à ce qu’elle va me dire, mais lorsqu’elle se décide enfin, je pose mes mains sur son visage et cale mon front contre le sien. Surprise, elle reste finalement muette.
— Tu sais, Chloé, je sais à quel point j’ai de la chance de t’avoir dans ma vie et, même si demain, nous deux c’est fini, tu resteras à jamais comme la personne la plus importante de ma vie. Tu as tout changé. Tu m’as tellement donné. J’aurais vraiment aimé être capable de faire la même chose pour toi.
Je l’embrasse sur la joue et quitte le funérarium.
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