Allongés comme des ennemis

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Heure 1

J'arrive à l'accueil des urgences en plein après-midi. Le bouton de l'interphone ne fonctionne pas, je suis accompagné de ma compagne. Nous ne savons pas à qui nous adresser. Après quelques tergiversations, Nous nous asseyons sur une rangée de chaises en plastique et prenons un ticket. Dehors il fait gris, week-end pluvieux. Ce sont les Rendez-vous de l'Erdre, mon festival de jazz préféré.

Hier midi, soudainement, j'ai été pris de violentes douleurs dans le bas ventre. Celles-ci sont apparues sans raison particulière, le matin même tout allait bien. J'avais déjà mon planning de la journée en tête. Débauche à 12h15, à pied jusqu'à Bonne garde, busway bondé direction Château des ducs, Tram direction Beaujoire, arrêt Moutonnerie, petite marche jusqu'à l'appart, déjeuner sur le pouce, crème au chocolat, canapé, premier concert du festival à 19h !

Vingt minutes s'écoulent avant qu'une infirmière viennent me chercher. Je rentre alors dans la salle réservée à l'administration, réalise les formalités liées à mon dossier d'admission, ce qui prend environ 15 minutes. On me renvoie ensuite dans le hall. Une seconde personne vient me chercher et me conduit dans une petite salle. Je lui décris mes symptômes et ce qui se passe : SOS médecins m'envoie pour faire des examens complémentaires. Elle me demande de patienter un peu plus loin dans les urgences, dans un petit coin où se trouve une dizaine de chaises bleues en plastique dur (les mêmes qu'a l'entrée).

Il est 15h et il y a peu de monde aux urgences, environ 8 à 10 personnes. Je pense que je vais être pris en charge rapidement. Mes pensées vont à ma soirée, je me (re)fais le programme que j'ai concocté dans la tête. J'envoie quelques SMS dont un à ma compagne pour lui dire de ne pas m'attendre, je l'appellerai une fois sorti.

Heure 2

Plusieurs brancards sont arrivés. Ils stationnent dans le couloir là où il y a de le place. Je remarque celui d'une dame âgée, près du poste d'accueil, où sont regroupés les soignants. Elle semble complètement perdue et pousse de petits gémissements. D'autres personnes arrivent encore avec différents types de traumatismes. Je distingue environ 4 ou 5 infirmiers et infirmières qui circulent à toute vitesse un peu partout.

La vielle dame sur le brancard émet soudain un gémissement un peu plus fort que les autres. Ses yeux roulent comme si elle était prise de vertige. J'essaye avec difficulté de déchiffrer ce qu'elle marmonne : jéenfidé... fférrr..ii, Hein !? jéenfidé... fférrr..ii, jéenfidé... fférrr..ii. Un infirmier s'approche : qu'est-ce qu'il y a madame ! jéenfidé... fférrr..ii, quoi ? Je ne peux pas comprendre Madame si vous ne faites pas d'effort hein ! jéenfidé... fférrr..ii !!! Jé enfi dé fer ii !!!! Ahhhhh ! VOUS AVEZ ENVIE DE FAITE PIPI !!! Et ben il faut le dire c'est tout ! Pas la peine de faire son cinéma là. Ce n'est pas moi qui s'occupe de ça désolé ! Et il repart comme si de rien n'était, sous les yeux carrément révulsés à présent de la vieille. Je suis outré par ce que je viens de voir. Ça n'est pas possible qu'il lui réponde comme ceci ! Rapidement je comprends que tout le monde autour de moi s'en fout, alors je fais de même et me reconcentre sur mon propre sort. Finalement, au bout d'un quart d'heure un autre infirmer se pointe (sûrement celui qui s'occupe de ça !) avec un bassin qui a l'air fait du même plastique bleu que les chaises (ils doivent avoir des prix), il lui tend l'objet. Voilà madame ! Oupvéfééreii maintenant !!! La vielle dame fait ses besoins au milieu des urgences.

Heure 3

C'est à mon tour, on m'accueille dans un box au fond du couloir. C'est un petit espace d'une dizaine de mètres carrés avec un siège médicalisé au centre et quelques appareils électroniques. À proximité de la porte un moniteur central où les médecins peuvent consulter les dossiers des patients.

L'infirmière se présente, me demande comment je me sens et ce qui m'est arrivé. Elle prend mes constantes, me fait une prise de sang et me pose un cathéter au bras gauche. Les yeux détournés, je l'entends souffler. Elle pique à plusieurs reprises avant d'enfoncer l'aiguille. Avant de sortir du box, je reçois une chemise bleue clair ouverte dans le dos, typique des hôpitaux. Je m'allonge dans le fauteuil de soins, patiente une vingtaine de minutes avant de me faire royalement chier. Je finis par jouer avec les manettes du fauteuil qui me font descendre et monter. L'attente durera encore 45 minutes.

Heure 4

Après tout ce temps, un docteur passe me voir. En 5 minutes il confirme le diagnostic qu'on m'a fait 4 heures plus tôt dans les locaux de SOS médecin. C'est-à dire que j'ai mal au ventre (ah bon !), de la fièvre (non tu déconnes !), qu'il y a probablement quelque chose à l'intérieur qui provoque ceci (alors ils disaient vrai !). Il repart aussi vite qu'il est arrivé, l'air satisfait de son diagnostic. Je reste bouche bée devant tant de clairvoyance.

C'est reparti pour l'attente. Heureusement les manettes du fauteuil réagissent bien et j'arrive presque à obtenir une légère lévitation de mes jambes, lorsqu'en position basse du siège, j'actionne soudainement le bouton : "haut". La partie basse, celle située sous mes jambes, monte alors brusquement, entraînant par un effet que je qualifierai de centrifuge (bien que je n'en sois pas sûr du tout) mes guibolles vers le plafond.

C'est alors qu'avec une grande dextérité, j'utilise mon index pour faire deux petites pressions successives sur le bouton : "bas", pas trop espacées (je me suis déjà raté une bonne dizaine de fois), afin de rabattre subitement le bas du siège. S'ensuivent alors 4 à 5 micro-secondes de pure lévitation avant que mes jambes ne retombent lourdement. Je me dis alors que c'est une chance de pouvoir vivre ce genre de moments d'une rare intensité, ils sont certainement préalables à des prises de conscience digne des plus grands, (Einstein, Newton...). Finalement, je me rends compte, à cet instant précis, à quel point je me fais chier putain ! Mais qu'est-ce que je me fais CHIER !! On m'emmène ensuite dans les couloirs de la clinique pour passer un scanner qui déterminera si oui ou non il y a bien un problème dans mon ventre. Pris de violentes douleurs, j'ai du mal à marcher. Je suis plié en deux et je ne peux faire que de petits pas, tel un vieillard pendant sa promenade journalière. L'infirmier qui me précède, lui, marche à grandes enjambées ce qui fait qu'il se retrouve rapidement une bonne dizaine de mètres devant moi. Il se retourne alors, l'air agacé, pousse un petit soupir avant de dire : Allez Monsieur, on y va hein, c'est par là le scanner, un petit effort. Un petit effort !!! Non mais je rêve ! Comme si je traînais des pieds volontairement ou par manque de motivation. Excusez mon manque d'entrain ! J'ai juste l'impression d'avoir l'ensemble d'un service en cristal dans le bide juste après que la mariée n'est tout foutu par terre que son con de mari se soit envoyée la témoin complètement saoul.

Après l'examen on me ramène dans le box (en fauteuil cette fois-ci). Par la petite fenêtre incrustée dans la porte, j'aperçois la vielle dame allongée sur le brancard et juste derrière comme on rangerait bien ses courses dans le frigo, une autre à la date de péremption plus espacée dans le temps. La première vieille crie à intervalles régulières : Il y a marqué Urgences là ! Il y a marqué Urgences ici, pointant du doigt une enseigne de l'hôpital. Il y marqué Urgences là. Puis elle supplie : S'il-vous-plaît, j'ai besoin d'aide. S'il-vous-plaît, j'ai besoin d'aide. La seconde vieille s'agace et lui demande de se taire. Les soignants ne s'en occupent pas, ils ont l'habitude. Une dizaine de minutes plus tard : S'il-vous-plaît... il y a marqué Urgences ici. Une demi-heure plus tard : S'il-vous-plaît... il y a marqué Urgences ici, puis le bruit sourd de ses grandes mains malades qui s'abattent contre le mur à plusieurs reprises.

Heure 5

Je suis de retour dans la salle d'attente précédente. De cette manière, les infirmiers ont pu libérer le box. J'attends sur les mêmes chaises en plastique dures inconfortables les résultats de mes examens. J'ai toujours ma chemise en papier bleue ouverte dans le dos. Elle me descend sur les épaules. Autour de moi quelques personnes repères qui à tour de rôle, pousse de petits gémissements ou laisse échapper quelques marques d'agacement. Comme en apnée depuis des heures, les visages rougissent ou au contraire perdent toute coloration. Les paupières se ferment pour laisser la place aux mondes intérieurs, les mains se serrent, les corps se raidissent.

Au bout d'un certain temps, quand le manque d'air se fait trop pressant, de longues expirations habillent l'espace sonore, comme une énorme soupape de décompression solidaire. Régulièrement, de nouvelles personnes arrivent, se tenant un bras ou soutenant un proche. Les soignants sont de petites abeilles aux vols étourdissants qui donnent le vertige.

Heures 6

Au bout de six heures, je suis passé à un nouveau stade, celui de la résignation. Après la patience, l'agacement, l'énervement, la colère, voir la violence pour certains, vient la résignation. Je ne compte plus mes heures et je m'occupe à observer les lieux. Comme la plupart des gens ici, j'ouvre une à une les applications de mon smartphone : messages des proches, whatsapp, tiktok, instagram, l'agenda. Des fois qu'un rendez-vous plus important viendrait me sauver. Ah merde !! J'ai oublié d'aller chercher mon colis à la poste ! Bon... je vous laisse hein ! S'il y a quoique ce soit, vous m'appelez !

Dans l'un des deux box qui font face au bureau des infirmiers (central lui aux Urgences), où la porte est à demi ouverte, une femme hurle de douleurs. Elle crie qu'elle en a marre de tout ce bordel, qu'elle a envie de crever pour que cette merde s'arrête. Alors que le niveau était déjà élevé, elle se met à hurler davantage la gorge remplie de sanglots. Une infirmière tente de la calmer. Elle lui parle doucement, presque en chuchotant. J'entends la fille qui lui dit qu'elle n'en peut plus, qu'elle veut que ça s'arrête. Elle se redresse brusquement et arrache sa perf. L'infirmière se met à l'engueuler avant de sortir et de faire signe à son collègue de prendre le relais. J'ai l'impression que c'est comme un code entre eux. Ça doit arriver tous les jours ce genre de trucs. Alors ils s'entraident comme les flics dans les séries. Quand il y en a un qui est à deux doigts de faire une bavure, il sort et son collègue, généralement plus gentil, prend le relais.

Les cris de la fille du box continuent et à chaque salve, je vois les personnes autour de moi se recroqueviller sur leur siège. Les plus chanceux ont sorti des écouteurs. Les autres font du mieux possible pour fuir la situation. Il y a rien de pire quand tu vas mal que celui qui souffre davantage que toi. Tu as envie de l'étriper pour qu'il s'arrête. Mais tuez-le bordel ! Tuez-le !

À la fin de cette sixième heure, peut-être bien au début de la septième d'ailleurs, lassé que tout le monde matte mes épaules et mon cul quand je me lève (ça je l'apprendrai plus tard), je me suis enfermé dans les toilettes pour m'habiller. J'ai remis mon pantalon, mon tee-shirt et mes baskets en prenant soin de quand même remettre la chemise bleue par dessus le tout. Le côté ajourné devant pour faire un peu comme une veste.

Heure 7

La nuit est tombée et me donne l'impression d'être un petit hobbit dans les profondeurs du Mordor. Avec la nuit tout est plus inquiétant ici. À l'idée que mon cas se complique, j'ai le cœur qui se serre. Les heures passent et je vois les autres partir un à un. Leurs visages qui se détendent d'un coup quand on leur dit que c'est bon : il n'y a rien de cassé, que c'est bon les analyses sont ok. Les rescapés ne font pas de vieux os et se ruent généralement vers la sortie, comme une libération, une sortie de garde à vue. Ils s'empressent de récupérer leur petit dossier bleu et décampent illico. Pas de geste de la main, pas de compassion pour les autres (moi) qui restent. Ils se cassent le plus vite possible de peur qu'on leur dise qu'il faut attendre encore 15 minutes (en réalité 1 heure).

Le temps ici n'a pas là même allure. Attendre un peu veut dire des plombes. Nous arrivons monsieur ! Serment d'ivrogne. Pour bien estimer le temps aux Urgences, il faut le multiplier par quatre. 15 min = 1 heure, 1 heure finalement 4 et une soirée, une nuit (la nuit tout les patients sont gris). Il faut d'ailleurs faire gaffe à ce qu'on te donne bien les bons traitements ou qu'on ne te confonde pas avec un autre. Ratio entre le nombre d'arrivées et le personnel disponible. Avec cette règle, mon entrée dans la soirée signifie donc que je resterai la nuit. Et je le comprends dès que le docteur sur lequel j'ai les yeux rivés déjà depuis quelques temps (environ 15 minutes) me fait un signe pour que je m'approche.

Les résultats du scanner sont arrivés, il tourne le moniteur vers moi. La lumière blanche de l'écran illumine son regard concentré. J'ai une infection importante au ventre et il est probable qu'on m'opère. Un chirurgien va passer me voir dans la soirée (soirée = nuit). Je ne suis pas vraiment surpris, à vrai dire je suis presque content qu'on puisse poser un diagnostic. La résignation s'est emparée de moi. À partir de ce moment on me dirige vers un box, on m'installe dans un fauteuil et on me demande d'attendre à nouveau. Je profite de cette attente pour passer du temps dans les bras de ma compagne qui est venue me voir. L'accès aux urgences étant réservé, nous nous retrouvons à l'extérieur sous le petit porche. Ma perf gêne quelque peut notre étreinte, l'important c'est qu'elle soit là pour me soutenir.

C'est l'heure du changement d'équipe, cette fois je vois même les soignants rentrer chez eux, de nouvelles têtes arriver. Ma compagne m'a emmené un livre et une gourde. Je vais pouvoir me distraire un peu dans un endroit où je peux fermer la porte ce qui est un détail qui a toute son importance. Un détail qui me donne l'illusion d'avoir une chambre à moi. Le problème c'est que c'est le seul. Pour le reste, il n'y a pas de meuble, pas de fenêtre, pas d'armoire, pas de porte-manteaux, pas de serviette, pas de savon... il n'y a que ce fauteuil médicalisé que je peux mettre en position allongé (le même avec lequel je jouais il y a quelques heures).

On me propose de mettre mes vêtements dans un sac plastique sans forme, les mêmes que l'on peut trouver dans les supermarchés lowcost. J'y mets l'ensemble de mes affaires y compris ma gourde et mon livre. À côté de moi une desserte où sont posés des ustensiles médicaux. À un instant, j'imagine y mettre mes affaires, m'en servir de table de nuit. J'entreprends de la rapprocher de mon fauteuil avant de me rendre compte que la hauteur n'est pas adaptée.

Heures 8, 9, 10

J'essaye de lire. Les plaintes de la fille du box qui fait face au bureau des infirmiers ont repris. Je l'entends gueuler qu'elle a mal, qu'elle veut en finir avec tout ça. Quelques minutes plus tard, elle est au téléphone avec un mec qu'elle insulte et menace. Je l'entends ensuite éclater de rire. J'ai remis ma petite chemise bleue ouverte sur le derrière qui permet de bien aérer mon cul. Régulièrement je vois de nouvelles personnes entrer où sortir des boxes situés en face du mien par la petite fenêtre de la porte. Cette fois-ci, en 30 minutes (temps véritable), je vois défiler deux médecins. La première vient de prendre sa garde, elle m'explique qu'une opération sera sûrement nécessaire et qu'elle est sans danger. Le deuxième est chirurgien, habillé comme s'il revenait du golf. Il me dit qu'il faut éviter l'opération, qu'elle n'est pas anodine et comporte de sérieux risques de complications. L'ensemble de ces informations contradictoires finit de court-circuiter mon cerveau, je ne sais même pas quoi envoyer comme message à ma compagne.

Dans les heures qui suivent, je calcule les risques à débrancher les appareils médicaux pour recharger mon téléphone, j'appelle 5 fois l'aide-soignant, vide deux perfs d'anti-douleur, vais trois fois faire pipi (ce qui me fait traverser les urgences cul nu), lis cinq fois la même page de mon bouquin. Dis oui oui ! encore... au comprimé de morphine, puis sombre dans les bras de Morphée, épuisé.

Heures 11 à 16

2 heures après m'être endormi, je suis réveillé par les cris de douleurs d'une femme (une de plus). Ceux-ci sont différents de la fille d'hier. Plus stridents. Ils résonnent comme un coup d'éclat dans la nuit. Les urgences qui semblaient bénéficier d'un temps de repos s'agitent à nouveau. Je distingue deux infirmiers courir. J'entends comme des bruits de chaînes. Je m'imagine cette femme attachée, écartelée de manière à ce qu'elle se taise enfin. De mon brancard (échangé contre le fauteuil dans la nuit) je ne vois rien, alors c'est mon ouïe qui prend les commandes.

Depuis mon arrivée aux Urgences, c'est le sens qui est le plus sollicité. Lorsque des personnes arrivent, tout le monde s'efforce de ne pas regarder afin de ne pas paraître indiscret. L'audition, elle, est comme décuplée. La tête entre les genoux ou le regard plongé dans son smartphone, Chaque bruit, chaque cri, chaque parole est passé à la moulinette de l'imagination. C'est tout un paysage sonore qui se dessine peu à peu. Le bruit des roues du brancard sur le sol me font imaginer les pires des scénarios. Ici un type, probablement victime d'un règlement de compte par balles, de ce côté, une toxicomane en manque qui s'est ouvert les veines.

Les bruits des machines sont ceux qui sont le plus entêtant. Il suffit que j'entende le bip bip de la machine du mec du bout du couloir qui s'accélère et je me trouve plongé au cœur de la série : Urgence, celle avec George Clooney. Je m'attends à le voir (ou à l'entendre plutôt) débarquer avec toute son équipe pour tenter de réanimer le malheureux, certainement en train de passer l'arme à gauche, délaissé par l'ensemble de sa famille, et en proie à une mort certaine, dont tout Le monde se fout. George dirait alors : "Il a perdu beaucoup de sang. Donnez-moi un scalpel" il tenterait d'ouvrir le thorax avant de déclamer d'une voix suave, mais tout de même professionnelle : "On ne peut plus rien faire, c'est terrible ! Ce pauvre type est mort !" Il passerait ensuite par mon box pour me dire : "bon travail mon garçon ! Continue comme ça, tu vas t'en sortir !" Avant de sortir de scène sous une nuée d'applaudissements.

Après quelques minutes, les cris de la femme s'estompent et je pense alors qu'ils ont fini par abréger ses souffrances pour le bien-être et le sommeil de tous. Les restes de morphine encore présents dans mon sang m'aident à me rendormir. Je n'ai aucune idée de l'heure qu'il est.

Heure 17

Je suis réveillé par l'aide-soignant ou infirmier de nuit. Il remplace mes perfs et me demande si j'ai passé une bonne nuit. Son attention est si attendrissante que je réponds par l'affirmative. Ce jeune homme aura été d'une totale bienveillance et d'un professionnalisme à toute épreuve. Ceci malgré le manque de moyens et les conditions de travail difficile, il est pour moi le symbole d'un personnel soignant qui se bat afin de garder l'humanité si essentielle à ce métier. Ce matin, nous parlons ensemble des difficultés rencontrées par le monde de la santé. Lorsque que je lui demande s'il arrive à gérer la frustration de ne pas pouvoir faire son job aussi bien qu'il le souhaiterait, sa réponse est teintée de résignation : nous n'avons pas le choix, c'est comme ça.

Après quelques minutes à discuter (il y a moins de monde à 7 heures du mat), l'aide-soignant prend congés, il m'informe que sa garde est terminée et me souhaite bon courage. J'ai un petit pincement au cœur, je ne sais pas qui va s'occuper de moi maintenant. Par chance les soignants du jour sont tout aussi gentils. Malheureusement ça n'est pas suffisant pour faire de mon séjour une bonne expérience. En effet à peine ai-je le temps d'aller aux toilettes que mon brancard est sorti manu militari du box pour rejoindre le couloir. Fini le sentiment d'intimité, je me retrouve à nouveau aux yeux de tous, mon sac low cost accroché à l'une des poignées. Je décide de rejoindre les sièges en plastique durs de la zone d'attente numéro 2. C'est la seule où il y a une grande vitre donnant sur le parking, chouette.

Les blessés du dimanche matin me rejoignent. J'ai l'impression d'être un fantôme coincé aux urgences pour toujours. J'esquisse un rire lorsque j'entends une jeune femme se plaindre de l'attente. J'ai envie de frimer pour dire que : et ouais ! Moi ça fait 17 heures que je suis là. Un peu comme le taulier de la prison qui a pris perpet. De toute façon je me dis que ça doit se voir à ma gueule que je suis un condamné de longue durée, moi et ma vieille chemise bleue dégueulasse.

Heures 18,19, 20

Pour passer le temps, je change d'endroit toute les demi-heures. Je commence à avoir mes repères ici. Zone numéro 2 - toilettes - Hall - petit porche - box (ah non c'est vrai j'ai été viré). Zone d'attente numéro 1 - toilettes - petit porche. Quand j'écris ici que je suis le taulier, c'est une arnaque, car en réalité, je ne suis que le numéro deux. En effet, depuis le début, il y a une femme d'une cinquantaine d'années qui semble vivre la même chose que moi. C'est la numéro 1 car aussi bien que je m'en souvienne, elle a passé sa nuit dans le couloir. Au contraire de moi, elle ne bouge pas de sa place qui a la particularité d'avoir une prise électrique où elle peut recharger son téléphone. Son regard est vide et froid. Quand je m'impatiente un peu trop, j'essaye de prendre exemple sur son flegme. Parfois j'ai envie de lui balancer une petite pichenette pour voir si elle n'est pas morte. Cela ferait d'elle une usurpatrice qui aurait plus sa place au service d'à côté : le service mortuaire.

Au cours de la matinée, le chirurgien que j'ai vu la veille repasse me voir. Il m’ausculte et finit par me dire que je ne vais pas être opéré. Le traitement par antibiotiques devrait suffire. Je prends ça comme une bonne nouvelle et demande à signer mes papiers de sortie. Il se met à rire et me dit que je suis hospitalisé. Je dis très bien, alors où est ma chambre Monsieur. Il me dit que c'est ici ! Monsieur. Je prends ça pour une mauvaise blague et à peine ai-je le temps d'assimiler l'information que le doc est parti rejoindre sa partie de golf. Je m'offusque auprès de l'infirmière qui me dit qu'elle va faire le maximum pour me trouver une chambre. Je comprendrai plus tard qu'il s'agissait là d'un élément de langage.

Heure 21

De retour à l'espace d'attente numéro 2, je prends soudain conscience que je n'ai rien avalé depuis la veille. Mon ventre trop occupé à batailler contre l'infection ne m'a évidemment pas averti. Même pas un gargouillis. Conscient du dépérissement qui me guette, j'interpelle l'aide-soignant le plus proche : s'il vous plaît, un café avec beaucoup d'eau, beaucoup de sucre. Pardon ? Mais Monsieur voyons, on n'est pas à l'hôtel ici ! Bien entendu, ça n'est pas tout comme ceci que ça c'est passé. J'ai demandé poliment si je pouvais avoir un café et manger quelque chose, on m'a tout aussi poliment dit que bien sûr c'était possible. En moins d'une minute (temps hôpital) j'ai devant moi un plateau avec tout ce qu'il faut.

Numéro 1, ayant vu ceci de son cercueil de plastique se manifeste vivement afin d'obtenir elle aussi son petit déjeuner (c'est pour cette raison je pense qu'elle était dans ce service et non au service mortuaire... elle avait faim !). L'aide-soignant décidément tout aussi gentil que celui d'hier nous propose de nous installer dans leur salle de pause afin de manger tranquillement. Nous sommes touchés par cette intention qui agit comme une caresse à celui qui meurt. Évidemment on va dire que j'exagère et même si la mort physique n'a jamais été d'actualité, je peux vous assurer que la mort psychologique, elle, était à notre chevet.

Nous recevons donc nos plateaux dans une petite salle qui rappelle une petite cuisine. C'est un moment agréable qui nous change un peu les idées. La joie de pouvoir manger un peu bien sûr mais aussi celle de pouvoir échanger quelques mots avec numéro 1. L'espace d'un instant, nous nous évadons pour parler de nos vies à tous les deux. En revanche, le repas ne passe pas du tout et je reste de longues minutes assis à la table même après le départ de numéro 1. J'ai de nouveau l'impression que mon ventre va exploser et je suis pris de crampes d'estomac. Je me lève quand je reçois un message de ma compagne me disant qu'elle est arrivée.

Heures 22 à 25

Je profite de la présence de mon amie une bonne partie de l'après-midi. Nous sortons de l'hôpital pour aller rejoindre un petit banc en bord de Loire. Nous rions lorsqu'il faut soulever à quatre bras ma perf pour rejoindre un petit chemin de terre. Je traîne ce machin comme un boulet. Enfin assis nos discussions me font du bien. Nous parlons de son envie de reprendre une formation, de nos projets en commun. Je peux aussi me plaindre à loisir de mes douleurs et de mon sort aux urgences. Ma compagne m'écoute attentivement. Sa présence me fait chaud au cœur. Je me dis qu'il est important d'avoir quelqu'un à ses côtés quand il arrive quelque chose comme ça et que je n'aurais pas eu cette chance il y a quelques mois. Elle m'a également ramené quelques affaires : un casque Bluetooth, quelques petits gâteaux et vêtements. Pas trop non plus car je n'ai rien pour ranger et mon sac lidl est déjà plein. À ce moment là j'aurais bien aimé avoir un casier pour stocker quelques affaires de plus ou pour ne pas avoir à les surveiller ou à les cacher quand j'étais à l'extérieur par exemple.

De retour aux urgences, je fais un petit passage par le bureau des soignants afin qu'ils voient que je ne me suis pas évadé. Ils me font un petit signe de la main. Les salles d'attente sont de nouveau pleines de patients atteints de troubles divers et variés. Un jeune homme se tient debout milieu de la pièce centrale. Une infirmière lui apporte une sorte de carton creux, similaire à une boîte d'œufs afin qu'il vomisse et crache. Il me donne l'impression d'avoir respiré des gaz lacrymogènes.

Pendant de longues minutes/heures nous l'entendons racler bruyamment sa gorge et cracher dans cette boîte. Réfugiée dans une petite salle pour les familles, ma copine a envie de vomir en l'entendant. Elle essaie tant bien que mal de fermer la porte, mais le jeune homme est tellement bruyant que c'est l'ensemble de l'hôpital qui a la nausée. Nous restons une bonne partie de l'après-midi dans la salle. Les petits fauteuils y sont confortables et me donneraient presque l'impression d'en avoir fini avec toute cette histoire.

Un peu plus tard, une infirmière vient me voir, elle m'explique qu'ils font leur maximum pour me trouver une chambre. J'explique qu'on m'a dit la même chose une bonne dizaine de fois depuis hier et que je n'y crois plus. J'insiste sur le fait que ça devient difficile pour moi d'être ici. Que j'ai l'impression d'être coincé dans cet hôpital à la manière de Tom Hanks dans le film : le Terminal. Ici les gens arrivent avec une main abîmée ou de violentes douleurs. Ils passent comme moi, des heures à attendre les résultats. Ils se plaignent de l'attente qui leur semble interminable. Ils ont la tête des mauvais jours, le regard froid planté dans le sol. Ils soufflent, gémissent, ronchonnent. Ils prennent à partie les soignants, les engueulent, les menacent. Certains n'attendent plus qu'on s'occupe d'eux. Ils signent une décharge et retrouvent la liberté sans avoir été soignés.

Ici, les gens arrivent mal en point, ils passent des examens, patientent et au bout de 3 ou 4 heures, un médecin vient les voir et leur dit que c'est bon, ils peuvent sortir. Ils repartent avec une attelle ou un traitement, mais ils repartent. C'est à ce moment-là je crois que c'est le plus dur. Au cours de mon séjour, plus d'une dizaine de personnes sont partis soulagées d'en terminer enfin, pendant que moi je restais sur ma chaise ou sur mon brancard, gourde et perf à la main. L'infirmière compatit, elle me dit que cette fois-ci ça sera différent et qu'il vont me trouver une chambre, elle va relancer, donner des coups de téléphone. Plus tard dans la soirée, je la verrai finir sa garde, passer devant moi et repartir sans même me regarder.

Heures 26 à 32

En fin d'après-midi, ma compagne repart. Je la remercie encore d'être restée avec moi pendant un long moment. C'est peut-être un détail mais les visites sont si réconfortantes dans ce genre de moment. Je l'observe s'éloigner, nous nous faisons un geste de la main, je pousse un soupir de désespoir.

Quand je regagne le hall, le jeune cracheur n'y est plus. Je le retrouve quelques mètres plus loin dans le box situé en face de mon brancard. Ça ne pouvait pas être pire. La porte semi ouverte, il racle sa gorge si fort que je suis pris de haut le cœur. Pour ne pas vomir, je fixe mon casque Bluetooth sur les oreilles. J'appuie sur le bouton play de mon application musicale. Le rappeur Josman balance ses lyrics, me voilà tiré d'affaire pour un moment. Quand je sors de mon évasion musicale, plusieurs médecins se relaient dans le box du jeune homme. Cela dure une bonne demi-heure avant que celui-ci ne sorte tel le miraculé. Je ne l'entendrai plus tousser, ni cracher. Il quitte les urgences aux alentours de 21h.

Numéro 1 m'apprendra plus tard qu'un médecin a trouvé la bonne manière de gérer la crise faisant cesser les symptômes quasi immédiatement. Je n'aurai pas plus de détails. Juste le souvenir de ce jeune qui passe devant moi l'air victorieux pour rejoindre quelques-uns de ses amis venus l'attendre dehors. Un codétenu est libéré, la nuit tombe et le désespoir s'abat sur moi. Je reste là assis sur une chaise à côté de mon brancard. Les urgences se vident peu à peu. Je vois les infirmiers finir leur garde. Ils partent se changer et réapparaissent quelques minutes plus tard avec leurs vêtements de tous les jours. Clés de voiture à la main, ils passent le relais à l'équipe de nuit tout sourire. Quelques blagues et nos ennuis seront loin derrière eux. Fini les : J'ai mal s'il vous plaît ou les : Alors ! Il y en a encore pour longtemps ! Ils partent sans un regard. Je ne leur en veux pas, ils voient des types comme moi tous les jours.

Depuis ma chaise, j'aperçois la nouvelle aide-soignante qui a l'air paniqué. Elle est au téléphone et je ne tarde pas à comprendre qu'elle est seule à assurer la nuit. De nouveaux patients arrivent petit à petit et elle doit tout gérer. Quand elle passe prêt de moi, je lui demande si je peux avoir une compote, pas de réponse. Une deuxième fois pas de réponse non plus. C'est fou ça ! Qu'est-ce qui faut faire ici pour avoir une compote ! Je sais qu'il y en a qui souffrent mais quand même ! Devant le fait accompli, je décide de rester là. Je ne dis plus rien, je ne fais plus rien. Je constate qu'on est plusieurs dans ce cas là. Numéro 1 aimerait bien avoir une compote aussi. Je vois ses lèvres desséchées qui formulent le mot C.O.M.P.O.T.E en silence, elle n'en peut plus et nous sommes au bord du précipice de la folie. Évidemment l'aide soignante n'en a pas conscience et préfère s'occuper de ceux a qui l'on a amputé la jambe. Une heure se passe ou nous la voyons se démener. Finalement une deuxième personne est libéré d'un autre service pour venir l'aider. Des os fêlés ou cassés se succèdent jusqu'aux alentours de 23h.

Ma compote dans le fond du ventre, je décide de rejoindre mes appartements (monter sur mon brancard) et de dormir. Le problème c'est que personne n'éteint la lumière. C'est comme vouloir dormir au milieu du salon en pleine soirée Halloween. Le bal des monstres commence. Un homme perfusé de tous côtés, aiguilles buveuses de sang, tel le vampire des nuits. Des femmes au teint livide et aux veines apparentes déambulent, mortes-vivantes, de box en salles d'examens. Leur vision me terrorise. Lumière blafarde sur l'horreur de leurs visages ravagés par la maladie. Les yeux rivés sur l'heure que je regarde toutes les 5 minutes sur mon portable, j'ai l'impression d'être le prisonnier du temps. Les gens bougent, se lamentent, crient pendant que je suis comme figé sur mon lit, visible aux yeux de tous, dans une dimension parallèle à la leur. L' infirmière passe à côté de moi sans me voir. Parfois elle heurte involontairement mon brancard, s'excuse et me demande alors si ça va, si tout va bien. Un peu surpris, je remonte la couverture rêche et trop petite sur mes jambes. La plupart du temps, je réponds qu'il y a un peu trop de bruit, que je n'arrive pas à lire et que j'ai mal au ventre. Pauvre petit Monsieur ! Elle regarde alors ma perf vide et me dit qu'elle va venir la changer d'ici 15 minutes environ...

Allongé depuis une demi-heure, le sommeil ne vient pas. La lumière est maintenant tamisée et un certain calme règne aux urgences. L'infirmière m'a donné des bouchons d'oreille pour m'aider à dormir. Les portes des boxes sont fermées. Les yeux grands ouverts, je fixe les diodes luminescentes du contrôle de ma perf de protection gastrique qui me bercent en clignotant. Je m'efforce de garder le bras tendu pour que le liquide continue d'affluer. Mon bras me fait mal. Chaque petit mouvement, qui dans les premières heures paraissaient insignifiants, me donnent maintenant l'impression qu'on me plante de nouvelles aiguilles. Je me cantonne à la seule position qui me fait le moins souffrir, sur le dos.

Heures 32 à 39

Une jeune femme vient d'arriver, je crois la reconnaître et me souvenir qu'elle était déjà présente hier. L'aide-soignante l'installe dans le box en face mon brancard, celui du jeune cracheur. Je me relève pour changer de position et croise son regard. Les lumières de ma perf sont de petits vaisseaux qui parcourent la galaxie de mes pensées. Sombres sont les frissons le long de mon corps fatigué. Il y a des nuits qui sont plus longues que d'autres. Celle-ci restera mémorable. Mes paupières engourdies se ferment seules pourtant je ne trouve pas le sommeil. J'ai des flashs de la veille qui défilent dans le flux de mes rêves. J'y vois des femmes aux entrailles apparentes et des oiseaux de feu planant dans les limbes. Parfois des bruits ou des voix me parviennent comme les discussions dans un café lorsqu'on est absorbé par sa lecture. Certains mots restent d'autres s'envolent.

Au plus profond de la nuit, ce sont des paroles d'une jeune voyageuse que j'entends. Je comprends qu'elle vient d'arriver aux urgences pour une douleur au ventre et qu'elle est morte de trouille : Qu'est ce que tu vas me faire, le sang de mes morts ! Tu vas planter ton aiguille dans mon bras ? Ooo Seigneur ! Ça va faire mal ? Je va pas rester ! J'entends l'aide-soignante la rassurer. Lui expliquer toutes les étapes une à une. Je comprends que c'est la première fois qu'on lui fait une prise de sang. Ne t'inquiète pas, tu vois je vais juste te piquer un peu et prendre une petite quantité de sang. Pas plus que ça !

Les yeux clos j'imagine qu'elle lui montre alors le petit flacon de prélèvement. S'en suit une longue négociation car la fille ne veut pas qu'on lui prenne quoi que ce soit. OoO seigneur ! Tu vas faire quoi de mon sang ! C'est le sang de nos morts, oOo Seigneur dieu que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne. Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel ! Entre veille et sommeil mon imagination me joue des tours et je l'imagine vêtue d'une grande coule monastique multicolore. De grands yeux noirs où les étoiles convergent.

Enseveli sous le sable des préjugés, j'entends maintenant Kenji Girac chanter Andalouse à côté d'une des caravanes du camp installé derrière les urgences. Sa musique palpite dans mes veines perfusées comme la morphine fait danser les délires de la moitié de mes voisins de brancard. Pris d'agitation, j'ouvre les yeux et me tourne sur le côté. La fille me voit et commence à paniquer. Elle interroge la soignante sur mes hypothétiques mauvaises intentions. Celle-ci la rassure en lui expliquant que je suis complètement shooté et que je dors profondément. Agacé, je ronchonne et dans mes pensées, je la traite de sorcière en partie responsable de mes délires gitano-varieto-andalou. Elle n'a cependant pas vraiment tort et je ne tarde pas à sombrer dans le sommeil. À mon réveil, nous sommes toujours au milieu de la nuit. La voyageuse est au téléphone. Il n'y a pas un bruit dans les urgences. Sa conversation terminée, je l'entends ouvrir la porte de son box, passer près de moi puis déambuler dans les couloirs. À mon tour un peu méfiant, j'entrouvre les yeux de temps à autre pour voir ce qu'elle fait. À tâtons, je cherche mon téléphone et le glisse sous ma cuisse. Je pense alors qu'elle pourrait me voler. Foutus préjugés !

Un peu plus tard, les urgences s'animent à nouveau. Une nouvelle personne vient d'arriver. L'aide-soignante explique à la jeune voyageuse qu'il faut qu'elle quitte le box et tente de l'installer sur un brancard. Celle-ci refuse catégoriquement et reste debout dans le couloir. Je l'entends à nouveau discuter au téléphone : je veux pas rester là-bas ! Y nous couchent sur des brancards comme des ennemis au milieu de tout le monde. Quelques minutes plus tard j'entends la voix d'un homme qui semble être son père. Ils parlent fort et même avec les boules quies, j'entends distinctement ce qu'ils disent. D'ailleurs ça n'est pas vraiment le bon qualificatif puisque le voyageur mange la moitié de ses mots. Je comprends qu'il tente de lui faire entendre raison pour qu'elle dorme.

Le jour s'est levé et les aides-soignants finissent leur garde. Ma perfusion se met à sonner comme le pire des réveils. Je me relève et appelle quelqu'un. Pour la première fois, je vois le visage de la jeune voyageuse, en effet, couchée de côté sur son brancard comme une ennemie. Je me dis alors que son expression était tout à fait adéquate à notre situation. Je m'imagine d'ailleurs comme le plus touché d'entre tous. Celui qu'on laisse choir dans un coin, la tête d'un macchabée, blanc comme un cierge de Pâques. Mes cheveux sont gras, mon haleine putride. J'ai l'impression de me relever de mon cercueil ou alors de sortir de terre comme Uma Thurman dans Kill Bill, la scène où elle est enterrée vivante et où elle défonce son cercueil à coup de point avant de sortir de terre. C'est ce visage que je dois avoir à 6 du mat, un dimanche. À cet instant deux soignants s'approchent de moi. Venus d'un autre service, ils plaisantent entre eux et rient fort. Le premier regarde ma perf qui ne s'est pas arrêté de sonner, et vu la taille de l'écran, me dit : Alors y'a quoi à la télé ? Son pote (collègue) se marre. Il dit : T'es con !! Je pense : oui, il est con !!! En même temps ça me faire un peu rire et je fais genre : ah ah j'ai compris, t'es marrant mec !

L'aide-soignante vient changer ma perf et, enfin, la machine s'arrête de hurler. La voyageuse me lance des couteaux avec ses yeux, j’esquive. Son père a dormi sur une chaise. En un rien de temps, ils rassemblent les affaires de la petite et ne tardent pas à partir. Mort-vivant, je m'assois à proximité de mon cercueil sur cette putain de chaise en plastique bleu. La nouvelle équipe vient d'arriver. Ils ont l'air sympa. Je comprends qu'en fait ils ont pitié de moi. Numéro 1 est réveillée aussi, nous nous saluons comme deux vieux taulards. J'ai la tête qui tourne et mon bras me brûle. (J'apprendrai plus tard que j'ai une phlébite). Par chance l'infirmier de jour est (lui aussi décidément) très sympa. Il me propose de prendre une douche et me donne une autre chemise. Celle-ci est blanche avec de petits motifs triangulaires, un peu molletonnée, garnie de petits boutons-pression pour le dos. Ils ont dû recevoir un don de l’Ehpad.

Revenu, j'aperçois Numéro 1 qui discute avec le doc du lundi matin. Je comprends à son sourire qu'ils lui ont trouvé une chambre. Alors que je devrais me réjouir pour elle, je ressens de la colère et de la jalousie. Quelques instants plus tard c'est le chirurgien qui fait son entrée vêtu de son plus beau polo de golf. Éblouie par son sourire, l'infirmière de garde manque de s'évanouir. D'un pas guilleret, il se dirige vers moi, m'ausculte, me demande si j'ai passé une bonne nuit ? Excellente mon cher ! Cet établissement est une pépite qui devrait figurer dans tous les guides lui dis-je. En réalité, je marmonne que ça a été et que j'ai moins mal au ventre. Désespéré, je lui dis que je suis OK pour sortir et demande ce qu'il faut signer ? L'homme rit. Il tente de m'aveugler avec l’émail de ses dents. L'infirmière tourne de l'œil. Évidemment, il n'est pas question que je sorte, il me dit que je suis toujours hospitalisé. Je dis : mais où Monsieur ? Où ???? Ici ?!!! Je n'en peux plus Monsieur ! S'il-vous-plaît, s'il vous plaît, aidez-moi ! S'il-vous-plaît, je ferais tout ce que vous voudrez. Je peux tenir vos clubs de golf si vous voulez ! Paul Newman demande à l'infirmière si elle peut me trouver une chambre, comme si on y avait pas déjà pensé ! Il y en a pas des chambres ! Paul ! Sauf pour numéro 1 Évidemment ! La petite chouchou ! Traîtresse ! Lâcheuse !

Maintenant en pleine dépression hospitalière, je reste là sur ma chaise, hébété. Paul Newman est parti sans demander son reste. La nouvelle équipe de garde tente de me rassurer. Ils vont faire le nécessaire, appeler pour une chambre, ça ne devrait pas prendre beaucoup de temps avant que la situation ne se débloque. Il faut tenir le coup Monsieur, ça va aller, air de cocker et petite tape sur l'épaule. On me donne une petite madeleine, j'apprécie le geste. J'ai envie de pleurer comme un gamin qu'on ne vient pas chercher à l'école. Lassé de tout ceci je demande si je peux aller me promener à l'extérieur. L'aide-soignant à tellement pitié de moi que non seulement il m'y autorise, mais en plus il me laisse sa carte qui permet d'entrer et sortir à ma guise.

Grisé par la nouvelle, je me rends plusieurs fois aux toilettes, perf à la main pour remplir mon grand sac poubelle Lidl de l'ensemble de mes affaires sans éveiller les soupçons. Cette fois-ci c'est terminé, je vais me tirer ! Casque audio autour du coup, pantalon enfilé sous mon pyjama, double tee-shirt et chaussures au pieds, je dissimule le grand sac comme je peux entre la perf et le haut de mon corps.

Lentement, sans faire de bruit, je prends le couloir d'après les toilettes, en faisant bien attention que l'on ne me voit pas, direction la grande porte battante aux couleurs de l'hôpital. Et par le pouvoir d'un mot, je recommence ma vie, je suis né pour te connaître, pour te nommer : Liberté. À peine ai-je eu le temps de faire quelques mètres, que je croise le regard de l'infirmière ou aide-soignante je les confonds. J'essaye tant bien que mal de faire bonne figure et de cacher le plus possible mon plan d'évasion que j'ai de tatoué sur le front à la manière de Michael dans Prison Break (sauf que lui c'est le dos), ça aurait été plus intelligent le dos bordel ! Pourquoi n'y ai-je pas pensé ! Et bien non moi c'est : porte des chiottes, couloir et salle d'attente numéro 2 que j'ai d'incrusté, à l'encre de la peur, sur le visage. Avec des petites flèches bleues qui indiquent : je me casse ! Allez bien vous faire foutre avec vos promesses et vos poches de doliprane ! L'infirmière fronce les sourcils, elle m'a grillé c'est sûr ! Je lui fais le plus beau des sourires. Il faut croire qu'elle prend ça pour une grimace, car elle m'indique d'un geste de la main de venir la rejoindre. Et merde c'est mort ! L'évasion la pire de toute l'histoire ! Je me sens ridicule et ça recommence, j'ai envie de chialer. Le dernier qui m'a grillé comme ça, c'est Marco le pion du lycée où j'ai passé les 2 premières classes de mon bac en 4 ans (manque de maturité ils avaient dit), quand je prenais la tangente pour m'enfumer le crâne à la Marijuana.

Je fais signe à mon tour que je n'entends pas ce qu'elle me dit en montrant la sortie du doigt. Elle insiste. Je capitule. Sac Lidl entre les jambes, je m'approche de mon bourreau Bdsm. Son visage s'illumine d'un coup : Monsieur ! C'est bon ! On vous a trouvé une chambre !

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