Chapitre 1 : Rendez-vous avec l’aube
~Alexis Johnson~
Les vibrations de la musique pulsaient fort contre mon thorax. Elles grésillaient dans mes oreilles jusqu’à m'exploser les tympans. La vivacité des lumières qui mitraillent l’immense salle me donnait un mal de crâne pas possible. Avec ce ramassis de personnes éméchées, la chaleur était accablante et l’air irrespirable, sans compter cette odeur infâme de transpiration qui me piquait le nez. Pour ne rien arranger, je galérais à avancer sans me faire bousculer, marcher sur les pieds ou toucher par inadvertance par des illustres inconnus. Les boissons alcoolisées hors de prix que je tentais de sauver d’un quelconque renversement ne méritaient certainement pas que je brave toutes ces épreuves pour qu’elles terminent cul sec.
Enfin arrivé à destination, je déposai les verres brusquement sur la table, sous les yeux moqueurs de mes amis, non sans accompagner mon geste par quelques insultes en guise de formule de politesse. Pour me remercier, ils levèrent leurs shots à ma santé, avant d’en avaler leur contenu d’une traite. Ecœuré, je grimaçai : comment ces imbéciles pouvaient-ils boire ce nectar infect qui leur brûlait délicieusement la gorge, juste pour flirter avec l’ivresse ?! Le tournis, je l’avais déjà rien qu’en jaugeant la foule qui se balançait sans aucun rythme sur un air latino. Pas besoin de plus pour mal terminer la soirée.
Alors, je me contentai simplement d’aspirer une lampée de mon soda dans ma paille en carton ramollie. Les bulles, l’arôme fruité, le sucre, sans doute ce qui avait le plus de sens ce soir. Et puis, peut-être même…
— Elle est où, Lana ?
Difficile de me faire comprendre avec tout ce vacarme, mais ma question se devinait sans peine, comme une évidence. Mon attention jongla entre mes deux amis et la réponse ne tarda pas à suivre, avec un haussement d’épaule.
— Partie danser.
Rien que ça. Je regrettai aussitôt ma demande, sifflant entre mes dents. Aussi évident soit-il, si Lana nous avait emmenés, Jay, Austin et moi, jusqu’ici avec entrain, c’était bien pour se vider la tête en se déhanchant sur des chansons aux paroles stupides et s’enivrer de cocktails dégueulasses. Exactement tout ce qui m’insupportait, pour ne pas dire abhorrer, mais Lana possédait un pouvoir de persuasion que je ne pouvais remettre en doute. Ou alors, il m’était compliqué de résister à son charme – qu’elle usait inconsciemment – avec ses yeux de biche, sa voix mielleuse et sa moue enfantine. Rah ! Je me maudissais d’être tombé aussi bas.
Au fond, je me sentais tellement con. Con de croire que je pouvais lui plaire comme elle me plaisait. Con de penser qu’une fille aussi solaire qu’elle pouvait s’intéresser à un mec taciturne comme moi. Con d’imaginer qu’un jour, elle m’embrasserait, juste pour goûter mes lèvres. Con d’espérer bien plus qu’une simple amitié entre nous…
Lana n’était pas comme les autres, elle avait un je-ne-sais-quoi en plus. Chaque fois qu’elle brillait par sa présence, je ne pouvais m’empêcher de la contempler. Hypnotisé, mon regard glissait instinctivement sur elle, comme si je la rencontrais pour la première fois. Ses longs cheveux ébène qui cachaient ses oreilles décollées, ses yeux clairs qui se plissaient lorsqu’elle dévoilait ses dents du bonheur, son visage aux pommettes arrondies, sa peau opaline. Lana. Parfaitement imparfaite et pourtant si belle.
Machinalement, je pivotai ma tête en direction de la piste de danse. Ignorant royalement les commentaires corrosifs des deux autres, je balayai la salle qui semblait s’étendre sur des kilomètres d’un bref coup d’œil. Malgré l’obscurité éclairée par la multitude de couleurs vacillantes, je l’aperçus non loin de là, roulant des hanches de manière aussi lascive qu’innocente, entourée par des types dont le taux de testostérone était prêt à imploser. Ça me laissait un sale goût amer au fond de la gorge, mais je n’allais certainement pas les blâmer pour ça : après tout, elle était ravissante dans sa combi bleu nuit, à danser comme si sa vie en dépendait. Elle rayonnait, luisante de paillettes. N’importe qui aurait envie de s’approcher d’elle, d’attirer son attention et d’espérer obtenir son accord pour une danse.
À plusieurs reprises, je repoussai la tentation de la rejoindre de mon esprit, mais mon combat s’avéra perdu d’avance. J’étais faible et j’en avais honte. Quand il s’agissait de Lana, j’avais l’horrible impression de perdre le contrôle sur ce qu’il se passait à l’intérieur de moi, et ça me foutait la trouille.
Par reflexe, je claquai ma langue contre mon palais et, sans même m’excuser, quittai le confort de ma chaise pour me mêler à la horde de danseurs.
À mesure que je me rapprochais, mes lèvres me trahissaient honteusement pour former un petit sourire niais que je me dépêchai de faire disparaître lorsque j’arrivai vers elle, juste assez près pour humer l’effluve que dégageait sa peau. Puis, je lâchai un soupir plus agacé que soulagé qui signa la fin de mon périple.
— Viens danser avec moi !
La voix enjouée de Lana, semblable à un souffle chaud, caressa mon oreille. J’arquai un de mes sourcils et fronçai l’autre, l’air blasé. Moi ? Danser ? Avec elle ? Mes jambes me suppliaient de retourner m’asseoir, ou même de m’enfuir de cet enfer, mais je fus pris au dépourvu lorsque, sans attendre de réponse de ma part, elle saisit ma main dans la sienne pour l’élever au-dessus de sa tête, avant de se faire virevolter. Elle réitéra son geste une fois, puis deux, puis trois, pour finalement coller son dos contre mon torse. Le cœur battant, je me laissai toutefois guider par ses mouvements, sous les regards aigris des bodybuildeurs. Un sourire provocateur collé sur mon visage, je ne pus m’empêcher de leur lancer mon plus beau clin d’œil, à défaut de leur présenter mon majeur.
Je n’aimais pas danser, je détestais cette chanson et je haïssais tous ces gens autour de nous, mais ma raison – ma putain de raison – me poussait à suivre Lana dans sa folie. Alors, contre toute attente, je me prêtai au jeu en lui concédant le temps de quelques danses, trop long d’après moi, mais pas assez pour elle.
***
J’avais repoussé mes limites jusque très tôt le matin. Moi qui m’étais imaginé passer la soirée à siroter des sodas, posé dans un coin, évitant tout contact humain pour finalement rentrer à une heure raisonnable, j’avais mal jugé la situation. Surtout les capacités inépuisables de reine du dancefloor de Lana, qui n’avait fait preuve d’aucune pitié en m’entraînant malgré moi jusqu’au bout de la nuit. Entre temps, Jay et Austin avaient dû boire plus d’une douzaine de shots avant que je puisse enfin poser mon cul, les membres engourdis et la gorge sèche.
À peine le seuil de la porte franchi, il ne me fallut pas plus longtemps pour inspirer une première bouffée de nicotine. Ce goût de liberté remit enfin de l’ordre dans mon cerveau saturé. La fumée recrachée, je fixai l’horizon où l’aube chassait peu à peu les ténèbres. Les rues étaient désertes, encore endormies, et seuls les rires brisés par la fatigue résonnaient silencieusement.
Chacun de mes pas était désagréable, ils m’extirpaient des râles que je n’essayais même pas de contenir, sans oublier la douleur lancinante dans mon crâne. Juste derrière moi, Lana, Jay et Austin, se soutenaient mutuellement, concentrés à poser un pied après l’autre, sans tituber. Une marche à la Thriller qui fut très vite interrompue par une chute loin d’être gracieuse, une hilarité générale sans se soucier de réveiller tout le quartier… La joie de vivre. Ou, plus précisément, les ravages de l’alcool.
Je les considérai un instant, ma cigarette entre les lèvres, partagé entre l’amusement et l’exaspération. Enfin, je secouai la tête, dans l’espoir d’éloigner la fraîcheur matinale qui m’agressait le visage.
— Putain les gars ! Bougez vos culs, j’me les caille moi !
Les quelques secondes silencieuses qui s’écoulèrent furent la seule réaction à laquelle j’eus droit. Résigné, je m’avançai alors vers eux, trop à cran pour me soucier de mes jambes qui menaçaient de céder à tout moment, et me laissai tomber à même le sol, juste à leur hauteur. Tant pis pour le froid, tant pis pour la saleté, tant pis pour cette irrépressible envie d’aller me doucher puis me vautrer dans mon lit !
— Merde, vous m’faites chier…
— Nous aussi on t’aime, Angry Alexis.
— Arrête avec ça, Lana.
Angry Alexis, Happy Alexis, ces surnoms affectifs que Lana adorait m’attribuer, selon mes humeurs – d’ordinaires massacrantes, je le concevais. C’était complétement débile et, parfois, ça me mettait encore plus en rogne, mais ça venait d’elle, alors bon…
Très vite, j’en eus marre de rester assis sur le bitume froid et dur : l’agitation de mes jambes en était d’ailleurs la preuve. Pourtant, lorsque Lana déposa sa tête contre mon épaule, mes nerfs se calmèrent aussitôt, apaisés par sa fragrance, douce et vanillée, qui contrastait avec mon odeur de cigarette froide. Ma respiration se fit plus faible, jusqu’à se bloquer dans mes poumons.
Somnolente, elle se mit à jouer nerveusement avec le cordon qui lui enserrait la taille avant de couler un regard sur moi, puis sur Jay et Austin. Posés juste à côté, ils fixaient le ciel s’éclaircir petit à petit, dans un silence propice. Rien à voir avec l’ambiance de tout à l’heure, je préférais largement celle-ci. Étonnement, on était bien là, sans se soucier de rien, un peu comme si le monde qui s’éveillait nous appartenait à tous les quatre.
— Les garçons ? Je dois vous avouer quelque chose…
Je relâchai tout mon oxygène. J’appréciais quand Lana se confiait, avec une option lorsqu’on était seuls, tous les deux. Je l’écoutai d’une oreille attentive, sans pour autant dévier mon attention sur elle. Le soleil qui se levait avait quelque chose de captivant, certainement ce que j’avais vu de plus intéressant de toute cette interminable nuit.
— Je crois que… je suis amoureuse !
Une révélation comparable à une bombe. Puis, tout se passa très vite. Trop vite. D’un côté, il y eut l’éclat d’un fou-rire venant de Jay, suivi d’un regard interrogateur de la part d’Austin. Du mien, je fis un mouvement d’épaule pour me libérer, puis me levai d’un bon et tendis ma main pour inciter Lana à en faire de même.
— Viens, on y va !
— Mais, je…
— Putain Lana, j’suis crevé ! Faut vraiment qu’on rentre, là !
Mes paroles se révélèrent aussi brusques que mon geste, mais je m’en cognais royalement. Je lui attrapai les poignets et la tirai de toutes mes forces pour la décoller de ce sol définitivement trop inconfortable. J’en vins presque à perdre mon équilibre. Sur le moment, je n’eus aucune envie de croiser ses yeux, peu importait s’ils étaient étincelants, vitreux ou même humides. Sans articuler le moindre mot, je fis demi-tour et repris ma route d’un pas pressé, laissant derrière moi les trois autres. Tout d’un coup, plus rien n’avait d’importance, pas même Lana et encore moins ces foutues lueurs qui perçaient le ciel !
Mes yeux se perdaient dans le vide, mon esprit s’embrouillait, mon sang bouillonnait dans mes veines et mon putain de cœur battait anormalement. Je me maudissais vraiment d’être tombé aussi bas et surtout de ne pas être rentré lorsque j’en avais eu l’occasion.
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